Politique de santé

Comment la lutte contre le VIH avait fait émerger « une démocratie sanitaire forte en France »

Politique de santé

par Rachel Knaebel

Le sida, découvert en 1981, n’a toujours pas disparu. À l’heure où l’on se débat avec une autre pandémie, Olivier Maurel, coauteur d’Une histoire de la lutte contre le sida, nous rappelle en quoi celle-ci a nourri les combats politiques d’aujourd’hui.

Cela fait exactement quarante ans que le virus du sida a été découvert, en 1981. Au moment où le monde affronte depuis plus d’un an une nouvelle pandémie, le Covid-19, le VIH a tendance à sortir des radars. Pourtant, nous n’en avons toujours pas fini avec ce virus : environ 6000 nouvelles contaminations sont découvertes en France chaque année. Et l’histoire de la lutte contre le sida ne peut que résonner avec les enjeux de politique sanitaire actuels : poids des labos pharmaceutiques et de leur course au gain, inégalités Nord-Sud dans l’accès aux médicaments, enjeu de la participation de tous dans les politiques sanitaires. Entretien avec Olivier Maurel, coauteur d’Une histoire de la lutte contre le sida, ouvrage constitué, entre autres, d’une multitude de témoignages des acteurs de cette lutte.

Basta!  : Qu’est ce que la lutte contre le sida a changé en France aux politiques de santé publique ?

Olivier Maurel [1] : Dans le domaine du soin, la lutte contre le sida a vu monter en puissance la mobilisation des malades et des proches, les personnes qu’on appelle « concernées » ou « affectées ». Cette nouvelle mobilisation a ensuite touché l’ensemble des questions de santé. Il y avait aussi le refus de la honte. Et l’autosupport, c’est-à-dire que les malades eux-mêmes se soutiennent mutuellement et combattent ensemble, sur le plan individuel et collectif.

Au début de la lutte contre le sida, comme cela a été le cas pour le Covid, personne ne savait rien. Il s’agissait alors de partager le non-savoir. Cela a mis tout le monde au même niveau, en particulier les médecins et leurs patients. Ce partage de l’expertise a modifié le rapport soigné-soignant. Les personnes touchées se renseignaient énormément, en comparant le vécu des unes et des autres, en faisant un travail de compilation et de partage des informations disponibles, et en étant très tôt investies dans la lecture des publications scientifiques. Cette implication était nouvelle.

Les idées d’empowerment et d’émancipation ont été extrêmement fortes. On voit aujourd’hui à quel point cela a été la matrice de luttes sur les questions du patriarcat, des LGBTQI, de racisation, et même sur les questions environnementales et de bataille économique, dans lesquelles il y a des courants issus du monde syndical, d’autres de l’altermondialisme et du monde associatif. Ces deux courants n’ont pas mêmes méthodes ; les méthodes des forums citoyens, c’est l’empowerment, c’est la mobilisation des populations.

Voulez-vous dire que la lutte contre le sida a essaimé des principes politiques dans les autres luttes sociales ?

Il y a une culture de la lutte qui est partie de la lutte contre le sida. C’est impressionnant de voir comment on travaille par exemple aujourd’hui en Afrique sur la question de la santé sexuelle et reproductive avec les femmes. Ce n’est plus un truc paternaliste. On voit au contraire des groupes de femmes qui font de la production de messages d’autosupport, de sensibilisation, qui font ce qu’on appelle de l’action communautaire, pas au sens de communautariste, mais au sens où ce sont les gens concernés qui s’emparent du problème qui les concerne, pour trouver des réponses à la fois pour eux-mêmes et également pour faire bouger la société.

Parmi les principes politiques qui sont au cœur de la lutte contre le sida, vous parlez dans le livre « du souci de soi ». En quoi cela a t-il été central ?

Le souci de soi, c’est prendre conscience qu’on est soi-même pris dans une logique de pouvoir. C’est aussi se battre pour faire reconnaître qu’on n’a pas à subir. Dans la lutte contre le sida, ça se jouait sur le fait que le malade n’était pas un objet de soin mais un acteur du soin. Le patient a une expérience de sa maladie, c’est la conjugaison du savoir du patient et du savoir du médecin qui crée un parcours thérapeutique. Sur les questions de droit en santé, la charte du patient hospitalisé [adoptée en 1995] est sortie de la lutte contre le sida. Tout comme le principe du consentement éclairé du patient, consacré par la loi de 2002 sur les droits des patients, la loi Kouchner. Il s’agit de considérer le patient non pas simplement par son parcours de soin mais aussi par son parcours de vie. C’est aussi dans le contexte de la lutte contre le sida qu’on a développé les directives anticipées de fin de vie, le soin à domicile, le portage de repas à domicile. On est passé du “cure” [traitement] au “care” [soin]. Parmi les autres principes au cœur de cette lutte, il y a aussi la réappropriation du savoir et la dimension de transformation politique.

Du côté des activistes contre le sida, pourquoi la méfiance vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques et leur pratiques commerciales n’a-t-elle pas pris le pas sur la confiance accordée à la recherche médicale et aux traitements ?

Sur le VIH, les traitements sont arrivés tard. Depuis le début des années 2000, on a des traitements efficaces et de plus en plus légers, avec des effets indésirables moins forts. Mais dans la première décennie de l’épidémie, l’enjeu était d’avoir tout simplement des traitements. Ensuite, c’était de pouvoir accéder à des traitements innovants avant leur arrivée sur le marché. On l’a vu sur le Covid, on est aujourd’hui en capacité, tout en ayant de protocoles de vérification extrêmement forts, de pouvoir accélérer des mises sur le marché. C’était inimaginable il y a trente ans. La confiance dans les traitements sur le VIH venait aussi du fait que les patients ont participé assez tôt aux protocoles de recherche, dès les années 1990. Ils étaient inclus très en amont. L’Agence nationale de recherche contre le sida accueillait par exemple des représentants de patients dans les processus d’élaboration des nouveaux axes de recherche. Leur place dans la conception même de la recherche était extrêmement importante.

Quel effets ont eu les réformes successives de l’organisation hospitalière à visée de rentabilité, comme la mise en place de la tarification à l’activité, sur la lutte contre le sida ?

Je pense que si ces mesures étaient arrivées plus tôt, cela aurait été assez désastreux. Quand ces réformes sont arrivées à l’hôpital, les traitements étaient déjà là et les rapports de force étaient tels que, sur l’accès aux traitements, ça n’a rien changé. Cela n’a pas changé grand chose non plus sur l’accès aux soins à l’hôpital, car les médecins s’occupaient de patients atteints du VIH depuis déjà vingt ans. Ils ont créé une forme de résistance à ces nouveaux dispositifs gestionnaires. En plus, le suivi hospitalier était alors moins important que dans les décennies précédentes. Ces réformes ont peut-être eu des effets sur le temps disponible des praticiens hospitaliers. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont eu des effets sur la santé publique en général. Elles ont creusé le fossé entre le droit et la pratique. Aujourd’hui en France, le droit des malades est super développé, le droit à la santé, à l’accès aux soins, aux soins palliatifs, aux soins à domicile. Sauf que la pratique ne suit pas. C’est là qu’on s’aperçoit que dans une lutte, il ne suffit pas de faire changer le droit. Si on ne change pas la culture et si on ne change pas les dispositifs de gestion, le droit reste lettre morte.

Prenons l’exemple de la démocratie sanitaire. Aujourd’hui, sur le papier, la démocratie sanitaire est forte en France. Là encore, c’est grâce à la lutte contre le VIH et à ses acteurs. Mais nous avons vu ce que la démocratie sanitaire a donné avec le Covid… A t-on travaillé avec les personnes les plus concernées ? Non. Il n’y a pas eu de prévention de proximité, pas de dialogue avec les patients. C’est d’autant plus étonnant que le président du conseil scientifique institué sur le Covid, Jean-François Delfraissy, est issu de la lutte contre le sida, tout comme Françoise Barré-Sinoussi [codécouvreuse du virus du sida], qui faisait également partie de comité scientifique au début. Tous les deux ont très tôt dit qu’il fallait trouver un mécanisme d’implication des patients et des proches, et aller regarder les autres pathologies. Parce qu’avec la priorité donnée au Covid pendant des mois, les dépistages ont été mis de côté. On va se retrouver avec des cinquième, sixième vagues, qui ne seront pas Covid, mais de cancers non-dépistés, de VIH non dépisté, des opérations arrivées trop tard, et aussi en psychiatrie.

Quel sont les enjeux actuels de la lutte contre le sida en France ?

Le premier enjeu est culturel. C’est par exemple mal connu qu’une personne sous traitement ne transmet plus le virus quand le traitement fait disparaître la charge virale. Cela fait une dizaine d’année qu’on est en France autour de 6000 nouvelles contaminations découvertes chaque année, la moitié plutôt dans le milieu gay, l’autre moitié plutôt hétéro. Ces contaminations sont liées à des gens qui ne savent pas qu’ils sont touchés, car une fois dépistés, la mise sous traitement fait que la personne ne transmet plus le virus, car le virus n’est plus présent dans le sang. Ça, aujourd’hui, on ne le sait pas assez. Or, le savoir pousserait les gens à se faire dépister quand ils ont des pratiques à risque, et à se mettre sous traitement. Le virus pourrait ainsi tout à fait disparaître en France.

L’autre enjeu est international. Le Covid nous montre à la même chose : cela ne suffit pas de ne travailler que sur un pays, car on est dans un monde interdépendant. Pour le Covid comme pour le VIH, la question des prix des médicaments – et des vaccins pour le Covid – est toujours centrale. Au vu l’argent public investi dans le monde entier pour le développement de vaccins contre le Covid, c’est hallucinant de voir que la distribution se fait encore par le privé. Pourquoi la production n’est-elle pas publique ?

Les débats sur le Covid résonnent pour vous avec ceux qui ont accompagné la lutte contre le sida, ou les épidémies sont-elles trop différentes ?

Les deux épidémies sont différentes. La grande différence entre le Covid et le sida, c’est que dans un cas, il s’agit de contaminations, dans l’autre, c’est de la contagion. Dans un contexte de contagion, le dépistage n’empêche pas complètement la transmission du virus, mais il a des effets de réduction des risques. Cela aussi, c’est une chose qui n’est pas expliquée par les pouvoirs publics. Au niveau de la recherche, les pistes sur l’ARN [qui ont abouti au nouveau type de vaccins que sont ceux de Moderna et BioNTech/Pfizer contre le Covid], sont très prometteuses sur la cancérologie. Elles peuvent l’être aussi sur le VIH. Ces recherches sont complexes et le VIH est un virus bien plus mutant que celui du Covid. Aujourd’hui, les pistes les plus prometteuses sur le VIH se situent plutôt sur les traitements, notamment sur l’espacement des prises pour les personnes séropositives.

Recueilli par Rachel Knaebel

Une histoire de la lutte contre le sida, Olivier Maurel, Michel Bourrelly, mars 2021, Nouveau Monde Éditions.

Photo de une : Manifestation d’Act Up à Paris en 2007 / CC William Hamon
Photo en vignette : © DR.

Notes

[1Consultant-chercheur indépendant, Olivier Maurel a été dirigeant associatif pendant près de quinze ans, notamment à Aides et à Médecins sans frontières. Il est coauteur d’Une histoire de la lutte contre le sida, publiée au printemps 2021 aux éditions du Nouveau Monde.