Raffinerie de Dunkerque

Total ne délocalise pas par hasard

Raffinerie de Dunkerque

par Julien Brygo

Le groupe Total envisage de fermer la raffinerie des Flandres, près de Dunkerque, pour délocaliser son activité en Arabie Saoudite. Laissés sur le carreau, les salariés bloquent l’usine depuis le 12 janvier et attendent dans l’inquiétude d’être fixés sur leur sort. Les élus locaux, impuissants, jurent qu’ils ne laisseront pas faire. Et Total fait miroiter aux salariés des reconversions dans les énergies renouvelables, tout en délocalisant ses émissions de CO2 pour augmenter ses profits et pouvoir polluer plus tranquillement. Reportage.

C’est une petite brève parue dans Le Figaro qui a provoqué la colère des ouvriers. À Mardyck, dans le Nord, les 385 salariés de la raffinerie Total, les 450 entreprises de sous-traitance (soit plus de 600 travailleurs, dont beaucoup en intérim), ainsi que les ouvriers des usines situées autour de la raffinerie se sont pris un coup sur la tête. « Pour le moment rien n’est encore officiel, mais Total s’apprête à trancher pour sa raffinerie des Flandres, située à la périphérie de Dunkerque », écrit Le Figaro.

« Rien d’officiel » ? « Tout est prêt, l’usine est prête à être démontée. On nous a dit de finir nos dossiers et de cesser les projets », témoigne un ingénieur, loin de la raffinerie. Il confirme ainsi que des quatre hypothèses avancées par la direction (maintien du site, fermeture, mise en cocon ou transformation en dépôt), celle de l’arrêt définitif est plausible. « Ils veulent fermer la raffinerie des Flandres car elle n’est pas assez rentable. Il y a deux ou trois ans, les bénéfices étaient encore conséquents, mais avec la chute de la consommation d’essence, qui est bien réelle, le groupe perd de l’argent avec cette unité. » Produisant 7 millions de pétrole brut par an, celle-ci est la dernière construite en France, dans la foulée du premier choc pétrolier de 1973. La décision de Total sera prise le 1er février.

Le groupe Total, dont la raffinerie des Flandres était en « arrêt conjoncturel » depuis le 15 septembre dernier, a donc choisi le quotidien de Serge Dassault pour « tester » la réaction syndicale à une éventuelle fermeture de cette unité. Le lendemain de cet « indiscret », repris instantanément par l’AFP puis par les radios, les salariés de la raffinerie des Flandres entrent en grève. Ils sont suivis par les salariés de la quasi-totalité des six raffineries françaises de Total. Habituellement dociles, les salariés de Mardyck, syndiqués à moins de 20%, sont indignés par le « flou » dans lequel les patrons les laissent. 300 d’entre eux ont décidé le 13 janvier d’envahir des locaux de la direction. Ils n’auront droit qu’à de belles phrases : « la situation n’est pas simple et l’analyser prend du temps (…). Je me sens désemparé face à votre cri du cœur, mais non, je n’ai aucune réponse », leur a répondu Éric Guillotin, le directeur du site [1].

« Faire plus de fric, un point c’est tout. »

Les salariés savent que les réserves de pétrole diminuent, mais que l’« or noir » sera exploité pendant encore plusieurs décennies. Ils savent que l’avenir du raffinage en France est plus que jamais compromis. Ils savent aussi que le groupe Total a réalisé en 2008 des bénéfices records : 12,2 milliards d’euros. Le prétexte du « manque de marges » est assez difficile à digérer.

« En trente-cinq ans de travail ici, je n’ai jamais vu une direction aussi autiste », confie un ancien militant de la CGT, aujourd’hui retraité. « Christophe de Margerie, directeur général de Total, est le financier de Desmaret : son objectif est de faire plus de fric, un point c’est tout. » Pour l’ancien syndicaliste, la décision de Total est directement liée aux futures taxes dont devront s’affranchir les groupes les plus polluants. « Total ne veut pas payer les taxes écologiques européennes qui lui tomberont bientôt dessus, comme la taxe carbone. L’entreprise préfère aller là où on extraie le pétrole brut et où les charges sont les moins élevées, pour conserver et augmenter ses marges. » Il déplore les effets indirects de cette fermeture pour le tissu économique local. « Ça aura un coût terrible pour la région. Total est extrêmement lié aux entreprises du coin et, mine de rien, l’entreprise finançait beaucoup de projets. Ça va faire mal au tissu économique mais aussi social [2]. » À Dunkerque, 20 000 emplois sont liés à cette industrie.

Lutte des classes et développement durable

« Il y a dix ans, on disait que Total faisait 7 à 8 milliards de bénéfices. Mais c’étaient des francs. Aujourd’hui le groupe fait 12 milliards de bénéfices, mais ce sont des euros ! Jusqu’où ira cette logique du profit à tout prix ? », s’indigne Marcel Croquefer, délégué CGT Chimie. Il a réussi à faire entrer quelques 60 salariés de Total et d’autres entreprises dans les locaux de la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD) pour exiger un moratoire sur l’avenir de la raffinerie. Face à eux, en ce 19 janvier, dans la salle de conférence aux couleurs blafardes, quatre pros de la politique locale. Tous au service de Michel Delebarre, maire de Dunkerque depuis 21 ans, président de la CUD, député (PS), sept fois ministre (entre 1984 et 1993)… Le « prince » de Dunkerque a son dada : les énergies renouvelables et le développement durable. Alors que Dunkerque détient le record de la plus grande densité de sites Seveso en France (15 !) et du nombre de cancers professionnels, mais aussi un nombre impressionnant de victimes de l’amiante [3]. En 1996, la ville signait la Charte d’Aalborg (Charte adoptée par les participants à la Conférence européenne sur les villes durables d’Aalborg, Danemark). En 1997, Dunkerque a accueilli la première centrale éolienne française de production d’électricité, à Mardyck. Un champ de 45 hectares, capable d’alimenter une ville de 15 000 habitants et géré par… le groupe Total.

Ce soir-là, à la CUD, tous les amis de Michel Delebarre ont juré « partager les analyses des syndicats de Total ». L’un promet de « manifester avec les syndicats le 1er février à La Défense  », un autre de « distribuer des tracts avec les syndicats ». Et de railler ces « patrons-terroristes », selon l’expression de Marcel Croquefer (CGT). Au micro de Delta FM, la radio locale, Claude Nicolet, assistant parlementaire du député Christian Hutin (groupe Socialiste, Radical, Citoyen), parle de son côté de raffermir les liens « des partis politiques de gauche avec le mouvement ouvrier » et se demande si la « lutte des classes n’est pas en train de refleurir à nouveau dans un merveilleux bouquet, mais qui ne profite qu’à quelques-uns ». On est à deux doigts de chanter l’Internationale. Les élus se savent impuissants face à un groupe comme Total, mais dans leurs mots et leurs regards, font semblant d’être du côté des ouvriers. Total fera ce qu’il a décidé de faire. Dunkerque est ainsi : colonisée par l’industrie qui fait la pluie et le beau temps, quoi qu’en disent les « élus du peuple ».

Réactions en chaîne

« On est tous des pères de famille, on a tous des crédits sur le dos et Total n’ose même pas nous avouer à quelle sauce on va être mangés, alors qu’ils le savent déjà », dénonce un salarié. En face de la raffinerie, sur un des quinze sites Seveso que compte le port, des palettes et des pneus brûlent. La fumée lèche les vitres des bureaux de la direction, qui redoute une séquestration. Les portraits des dirigeants de la société sont détournés sur des affiches du film Asterix & Obélix (« ça va être votre fête ! ») et le visage moustachu de Christophe de Margerie est incrusté dans le corps d’un nabab aux tétons percés de boucles d’or et au torse couvert de médailles clinquantes. « Non, pas d’argent pour les victimes de la raffinerie des Flandres », indique la légende. La petite phrase fait référence à l’attitude du groupe Total qui a fait appel de sa condamnation pour délit de pollution dans l’affaire de l’Erika [4]. Les cargaisons de brut, en 1999, avaient été chargées dans cette raffinerie, avant de se répandre sur les côtes bretonnes.

Pour beaucoup, le « choix » se fera entre chômage et mutation au sein du groupe, chez Total ou ses gros sous-traitants comme GDF Suez ou Vinci. Si la raffinerie devient un dépôt, ce seront quelques dizaines d’emplois tout au plus qui seront conservés. Dunkerque a déjà connu une longue période de chômage partiel avec ArcelorMittal, Ascométal, Valdunes, Tim... Et une vague impressionnante de suppressions d’emplois industriels en 2009 (Betafence, Aluminium Dunkerque - groupe Rio Tinto, Rexam, Isocab - groupe ThyssenKrupp...). La crise a fortement impacté cette ville industrielle : le chômage y a augmenté de 17 % entre mars 2008 et mars 2009. La fermeture de la raffinerie aura un impact réel sur les entreprises du tissu industriel dunkerquois, déjà fragilisé par une année de crise financière. Polimeri Europa (polyéthylène et plastiques), ArcelorMittal (acier), Lesieur (huiles)… Beaucoup d’usines avaient bâti des synergies avec la raffinerie. Il va désormais leur falloir trouver du « jus » ailleurs. Ce qui aura forcément un impact sur leurs comptes.

Solaire, éolien, hydrolien, biomasse... combien d’emplois au final ?

D’autres évoquent un avenir avec les énergies renouvelables. Le groupe Total, via la filiale Total Energie (possédée à 35% par Total et 45% par EDF), participe au capital de deux sociétés spécialisées dans le photovoltaïque : Photovoltech produit des cellules photovoltaïques à partir de silicium cristallin et Tenesol des systèmes photovoltaïques. Du coup, comme les dirigeants ont évoqué une « activité parallèle » pour les victimes de son plan social, les salariés sentent le vent du « durable » souffler dans leurs oreilles. « On a quand même une belle façade maritime ici, les énergies renouvelables, parlons-en ! Il y a l’éolien, mais il parait que c’est pas beau dans le paysage. Il y a l’hydrolien (éoliennes de mer qui fonctionnent avec les courants marins), mais les fonds marins sont déjà encombrés avec les câbles. En fait, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. On ne sait pas ce qui va se passer mais on a l’impression qu’on ne va pas finir notre carrière dans le raffinage », souffle un agent instrumentiste qui a barré au feutre rouge le mot « Total » sur son manteau d’hiver.

Christophe, 37 ans, calaisien d’origine, travaille à l’inspection de la raffinerie depuis dix ans. Son métier consiste à superviser la distillation du pétrole brut dans les grandes cheminées de production. En haut, c’est le GPL, au milieu, le gazole et en bas, restent les résidus retraités qui sont revendus à des dizaines d’entreprises avoisinantes, comme Polimeri, Lesieur. « Le pétrole, il y en a encore, dit-il. On ne conteste pas le fait que les stocks diminuent et que l’or noir est de plus en plus rare. Mais que l’on ne vienne pas nous dire qu’il n’y en a plus et que c’est à cause de ça qu’on se retrouve sur le carreau. Dans ce cas-là, pourquoi est-ce que Total construit une méga-raffinerie à Jubail ? » Le groupe pétrolier a lancé en 2006 la construction de la « méga-raffinerie » du XXIe siècle, dans la ville de Jubail, en Arabie Saoudite. Un investissement de 9,6 milliards de dollars, en partenariat avec Saudi Arabian Oil Company (Saudi Aramco). Avec une capacité de 400 000 tonnes par jour, cette unité, qui doit entrer en fonctionnement fin 2011, permettra à Total de continuer à raffiner du pétrole, plus près des lieux d’extraction... Tout en tenant des discours « écologiques » en France.

Délocaliser la pollution et les émissions de CO²

Pour Total, qui reste un des plus gros pollueurs français de la planète, avec ArcelorMittal et EDF (tous trois sont présents dans le port de Dunkerque), l’opération pourrait bien ressembler à du green-washing. Ou du moins à un contournement des règlementations internationales : fermer des raffineries en France, où le groupe est soumis depuis le protocole de Kyoto à des « droits à polluer » concernant les émissions de CO², pour les délocaliser en Arabie Saoudite, pays qui n’est pour l’instant pas concerné par les quotas d’émissions de gaz à effet de serre. Cela permet en tout cas au groupe de continuer à marteler un discours éco-responsable aussi inique que mensonger : « Tout en poursuivant la croissance de ses activités, Total a la volonté de contribuer à l’effort international de lutte contre le changement climatique. Le Groupe s’inscrit dans l’esprit du protocole de Kyoto sur le long terme et poursuivra les efforts réalisés pour atteindre ses objectifs volontaires de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre », peut-on lire dans un document mis en ligne par le groupe. « L’esprit  » du protocole de Kyoto (s’échanger des droits à polluer) convient donc assez bien à Total, qui polluera moins en France, mais davantage en Arabie Saoudite, en toute légalité.

« On n’a qu’une terre, non ? C’est pas comme un ordinateur qu’on peut débarrasser d’un virus ! », s’insurge Christophe. Accepter une mutation à Jubail ? « Pour rien au monde  », répond-il, la face rougie par les lancers de pneus dans le brasier. « Imaginez-vous : on est des centaines à avoir notre vie ici, nos femmes ont des emplois ici, on a des crédits sur le dos, pour la voiture, la maison... et on nous demande d’aller travailler sur un site complètement parqué, en vase clos, comme les vieilles cités industrielles, le tout sous barrage militaire ? Non merci ! » Pour lui comme pour ses collègues, une seule solution : forcer Total à revenir sur sa décision, en continuant de bloquer les entrées et les sorties de produits pétroliers.

Julien Brygo

Notes

[1La Voix du Nord, 13.01.10

[2Le sponsoring du Basket Club Maritime (BCM), l’aide à l’association Les papillons blancs, association philanthropique de Dunkerque… le pétrolier a toujours aimé se poser en faiseur de bien, à l’image des grandes entreprises paternalistes, Péchiney et consorts, qui ont émaillé l’histoire de la cité nordiste. Dernière opération de lavage d’image : la rénovation de la façade des Bains dunkerquois, un bâtiment centenaire à l’entrée de la ville.

[3La ville compte au moins 700 victimes de l’amiante, rien que chez les dockers. La Communauté urbaine est aussi celle qui touche, en France, le plus d’argent issu de la taxe professionnelle. Malgré ce sombre tableau, Dunkerque accueillera en mai prochain la 6e Conférence européenne des villes durables.

[4Le jugement sera rendu fin mars 2010