Conditions de travail

« On serre les dents, parfois ça casse » : ces accidents du travail non déclarés dans le BTP

Conditions de travail

par Camille Stineau

Chaque année en France, entre 80 000 et 90 000 accidents du travail sont déclarés dans le secteur du BTP. Les chiffres réels pourraient être encore bien plus importants. Car tout pousse travailleurs et entreprises à ne pas tous les enregistrer.

Antoine* [1] est ouvrier dans une entreprise de BTP du Nord de la France. L’an dernier, il s’est blessé au bras sur un chantier. Mais il n’a pas déclaré l’accident, sous la pression de son employeur. « L’entreprise nous harcèle presque par téléphone. Et si on déclare, ils nous font chier sans arrêt après », dit-il. Selon lui, son cas n’est pas isolé dans son entreprise. « Ils font tout pour passer les accidents en arrêt maladie. En échange, soit ils nous donnent de l’argent, soit ils nous paient les jours de carence. »

Avec entre 80 000 et 90 000 accidents du travail déclarés chaque année [2], le secteur du BTP est l’un des plus risqués pour les travailleurs. Et comme le montre le témoignage d’Antoine, le chiffre réel pourrait être encore bien plus élevé.

« Plein de gens m’ont raconté qu’on leur a demandé de rester à la maison en étant payés plutôt que de déclarer l’accident », se désole Matthieu Lépine, auteur de L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail. La tentation de ne pas déclarer pourrait être encre plus aiguë pour les travailleurs intérimaires, ajoute le professeur d’histoire qui décompte depuis des années les accidents du travail mortels. « Quand on est intérimaire, on se dit que si on déclare un accident, on ne sera peut-être pas rappelé la prochaine fois », pointe-t-il.

Intérim et précarisation

Or, le secteur du BTP est justement un de ceux où l’intérim est le plus fréquent, et en augmentation. Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), qui dépend du ministère du Travail, le recours à l’intérim s’y établissait à plus de 10 % en 2018, contre moins de 5 % en 1996. Le secteur connaît ainsi une précarisation croissante. Le rapport de force déséquilibré entre employeurs et employés peut pousser des travailleurs à ne pas déclarer leurs accidents.

Pourtant, la déclaration d’un accident du travail permet notamment d’obtenir une prise en charge des soins à 100 % par la Sécurité sociale. « Mais les gens ne savent pas qu’ils peuvent déclarer eux-mêmes, regrette Matthieu Lépine. Et beaucoup préfèrent aller travailler, de peur de perdre des sous. » En cas d’accident, pendant le premier mois d’arrêt, l’indemnité journalière ne couvre que 60 % du salaire du mois précédent.

La baisse de revenus incite des salariés accidentés à continuer de travailler malgré les risques. « On serre les dents, parfois ça passe, parfois ça casse », résume Matthieu Lépine. Pourtant, à la suite d’un accident du travail, l’indemnité passe à 80% du salaire brut à compter du 29e jour de congé maladie. « Le salarié peut perdre des primes, mais on ne peut pas parler de perte de salaire », affirme Alain Prunier, vice-président de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés.

Sous-déclarer pour ne pas cotiser

Pour les entreprises de plus de 150 salariés, le taux de cotisations pour les accidents du travail et les maladies professionnelles (AT-MP) est déterminé par la sinistralité, c’est-à-dire le taux d’accident. Plus les accidents et maladies sont fréquents, plus l’entreprise paie. Ce qui incite aussi à la sous-déclaration.

Parmi les sociétés épinglées pour cette pratique figure Spie Batignolles, un des leaders français du BTP. Une enquête de France Inter révélait déjà en 2012 les dessous de sa politique du « zéro accident ». Des témoignages laissaient penser que l’objectif affiché reposait sur des primes collectives versées en cas d’absence d’accident. Une pratique visant, selon l’entreprise, à protéger les salariés, mais dont les effets pervers semblent évidents. Matthieu Lépine et Élodie*, inspectrice du travail, affirment tous deux avoir constaté des pratiques similaires.

Ces primes ne sont pas le seul moyen utilisé par les grandes entreprises pour se déresponsabiliser, selon Matthieu Lépine. Le recours à la sous-traitance, très fréquent dans le BTP, permet également de faire peser la responsabilité sur de plus petites sociétés. Un procédé lui-même accidentogène, puisque selon la Dares, les entreprises sous-traitantes ont un taux d’accident supérieur à celui des donneuses d’ordres.

Au-delà de l’enjeu financier, qui ne concerne que les sociétés de plus de 150 salariés, se profile également un enjeu d’image. Lorsqu’une entreprise postule pour un appel d’offres, il peut lui être demandé de fournir les statistiques d’accidents du travail. « Certaines municipalités pourraient refuser de faire appel à des entreprises dans lesquelles les accidents sont fréquents », analyse Matthieu Lépine.

Négocier à l’amiable

Pour éviter les déclarations, certaines entreprises préfèrent ainsi négocier directement avec leurs salariés. Mais les négociations et pressions sont moins fréquentes qu’avant, affirme Jean-Pascal François, secrétaire de la CGT construction. « La CGT a expliqué aux salariés qu’en cas de rechute, la non-déclaration peut avoir des conséquences », explique-t-il. Le responsable syndical estime cependant que le problème persiste dans les petites entreprises. « Quand il y a cinq salariés, ça peut être mal vu de déclarer un accident. Il peut y avoir une pression, parfois amicale, pour plutôt se mettre en arrêt maladie », détaille-t-il.

Fanny Darbus, sociologue et coautrice de l’ouvrage Santé et travail dans les TPE. S’arranger avec la santé, bricoler avec les risques, a constaté un phénomène encore plus grave. Celui d’employés continuant à travailler malgré un accident. Selon elle, dans les très petites entreprises, les salariés épousent davantage les enjeux économiques de l’entreprise. « On a enquêté sur des TPE qui se portent bien. Pourtant, les discours du type “on ne peut pas se permettre de fermer” sont présents et poussent à une insécurisation des travailleurs », précise la chercheuse.

Dans son enquête, elle met aussi en évidence un phénomène d’évitement des sujets de santé au travail : « C’est comme s’il y avait une banalisation généralisée des risques. » Fanny Darbus relate le cas d’un ouvrier du BTP victime d’une entorse après une chute, mais qui décide de rester au travail pour ne pas laisser seuls ses collègues.

Si un accident du travail n’est pas déclaré comme tel, c’est la branche maladie du régime général de la Sécurité sociale qui finance les indemnités et les soins. À l’inverse, s’il est déclaré, c’est à la branche Accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de payer. Cette dernière caisse est exclusivement financée par les employeurs, à l’inverse de la branche maladie, dont le budget est assuré par les cotisations salariales et patronales.

Ainsi, tous les trois ans, une commission d’évaluation de la sous-déclaration se réunit. Elle détermine le montant économisé par la caisse AT-MP de la Sécurité sociale. En 2021, il se situe entre 1,2 et 2,1 milliards d’euros. Contactée, la Sécurité sociale confirme que, « dans le cadre de la Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023, la branche AT-MP a reversé 1,2 milliard d’euros à la branche maladie ».

Alourdir les amendes

L’inspection du travail pourrait-elle lutter contre cette sous-déclaration ? Élodie, inspectrice du travail, considère que son institution a trop peu de moyens pour le faire. « On a 30 % de postes vacants. En moyenne, un agent s’occupe de 10 000 salariés », décompte-t-elle. Au 31 décembre 2020, la France comptait 1952 inspecteurs… pour plus de 26 millions de salariés.

Sur les accidents, Élodie confirme regretter un manque de suivi de long terme : « Je peux identifier une boîte, sur un chantier, mais une fois qu’elle a changé de secteur, elle ne relève plus de ma compétence. On n’a pas de suivi avec les collègues des autres secteurs. »

Pour permettre une meilleure déclaration des accidents, Jean-Pascal François, de la CGT, préconise des amendes plus lourdes pour les employeurs. « Une entreprise qui ne pense qu’au profit, pour la faire bouger, il faut taper au portefeuille », défend-il. Matthieu Lépine abonde dans ce sens. Il prône aussi le renforcement de l’Inspection du travail.

Pour Antoine, le problème tient aussi au management, d’abord soucieux de finir les chantiers le plus rapidement possible, au détriment de la sécurité. Ce qui a parfois des conséquences encore plus dramatiques qu’un accident non déclaré. Au cours de l’été 2022, deux ouvriers de son entreprise sont morts sur des chantiers.

Camille Stineau

Photo de une : Deux hommes sur un chantier/CC0