Politique

Cyrielle Chatelain, députée écolo : « La répartition des richesses, c’est la base de la base »

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par Barnabé Binctin

Élue députée de l’Isère en 2022, Cyrielle Chatelain, 36 ans, est une voix qui compte à gauche dans l’hémicycle. De la crise agricole aux élections européennes, nous l’avons rencontrée pour un tour d’horizon politique. Entretien.

Basta!  : Le Salon de l’agriculture s’est ouvert dans un contexte de tension la semaine dernière. Depuis le début du mouvement agricole, les écologistes semblent parfois être le bouc émissaire idéal. Cinq ans après le mouvement des Gilets jaunes, qui avait inscrit la formule « Fin du monde, fin du mois, même combat » au cœur des débats, n’est-ce pas un aveu d’échec du combat écologiste à rassembler largement ?

Cyrielle Chatelain : Je ne suis pas d’accord, je ne parlerais pas d’aveu d’échec. D’abord parce que je n’ai jamais cru qu’on avait suffisamment convaincu autour de nous, ou gagné une quelconque bataille culturelle. Ensuite, parce que je trouve justement que ce nouvel épisode révèle une évolution intéressante dans notre positionnement politique.

On a tout de suite considéré que c’était une crise des inégalités, et que le problème, c’était le système agricole, avec ce modèle qui profite à quelques-uns pendant que tous les autres triment, écrasés par la dette, à devoir produire toujours plus. On a tendu la main aux agriculteurs qui en sont les victimes plutôt que de chercher à en faire des adversaires à cause de leur mode de production.

Sur les Gilets jaunes, on était beaucoup plus paumé au début, c’était un mouvement plus protéiforme aussi, mais on a mis plus de temps à dépasser cette revendication de défense de la bagnole et à comprendre que c’était un mouvement social bien plus large, avec des gens qui demandaient tout simplement à pouvoir vivre de leur travail.

Tout l’enjeu pour nous, c’est de parvenir à entrer dans ces luttes-là pour démontrer les impasses du modèle et cibler les vrais responsables. Et là, je trouve que nous avons eu la bonne grille de lecture en nous concentrant par exemple sur la direction de la FNSEA qui cogère les politiques agricoles avec le gouvernement depuis maintenant des décennies, et qui est donc directement responsable de la situation.

On a quand même l’impression que plein d’agriculteurs n’entendent pas forcément ce discours-là et continuent de vous tenir, de leur côté, pour leurs principaux adversaires…

Je crois qu’il faut tout de même mesurer l’angoisse existentielle devant laquelle se retrouvent tous ces gens. Ce qui est en jeu pour eux, c’est à la fois leur capacité à payer les factures, mais également à se projeter : à quoi va ressembler leur travail, que va devenir leur terre, etc. Ce ne sont pas de petites questions, a fortiori dans le milieu agricole, où la notion de transmission est très importante. Et nous, on les met face à une réalité extrêmement violente quand on explique que l’eau disparaît, que les sols sont en train de mourir, etc.

Ça revient à leur dire : « C’est déjà dur maintenant, mais ça va être encore plus dur après. » Je peux comprendre que ça ne passe pas. La contrainte immédiate est déjà tellement forte, alors s’il faut rajouter à ça la contrainte du futur… Le souci, c’est qu’on ne peut pas s’amuser à dire que tout va bien, et plus on mettra de temps à agir, pire ça deviendra. Je l’ai vu sur les blocages où je me suis rendue, dès qu’on commence à parler de l’eau, cela devient explosif. On me répondait : « C’est pas vrai, il n’y a pas de problème avec l’eau. »

La brutalité du réel est telle que certains préfèrent donc écouter ceux qui les rassurent avec des messages simplistes, en leur faisant croire qu’on peut ne rien changer, qu’il suffit d’enlever quelques normes et puis vous verrez, tout ira bien… Mais ce sont les mêmes qui continuent à entretenir ce système à bout de souffle qui met ensuite les agriculteurs dans une situation intenable.

C’est le même paradoxe avec les pêcheurs : ils sont les premiers à constater la raréfaction de la ressource, et les premiers concernés par le sujet, mais leurs ennemis restent ceux qui veulent les aider à préserver cette même ressource qui les fait vivre ! On confond un peu le message et son porteur. Ce ne sont pas les écologistes qui rendent la situation compliquée, ce sont précisément les effets du système qu’on dénonce.

Le propos écologiste n’est peut-être pas le plus « acceptable », mais ne faut-il pas aussi chercher à le rendre plus accessible, plus populaire ?

Force est de constater qu’on ne sait pas toujours bien faire passer nos messages. Si on reste sur la question agricole, l’exemple des OGM m’interpelle à chaque fois. Cela fait 30 ans qu’on lutte contre cette privatisation du vivant, en expliquant notamment que ça oblige les paysans à racheter des semences chaque année, et donc à payer quelque chose qui était historiquement gratuit… C’est un combat qui devrait être commun avec la grande majorité des agriculteurs !

L’écologie, c’est fondamentalement un projet social, un projet de protection, un projet pour faire communauté, au sens de faire ensemble. Dans ce moment de crise existentielle que nous traversons, où nos manières de vivre sont remises en cause, nous devons rassurer nos concitoyens sur le fait que la société ne se construira pas sans eux ni contre eux. Aujourd’hui, trop de gens pensent qu’ils n’auraient pas leur place dans une société écologiste parce qu’ils ne vivent pas comme il faudrait, parce qu’ils prennent trop la bagnole, parce qu’ils utilisent des pesticides, etc.

Dans l’esprit des gens, l’écologie, c’est d’abord de la contrainte, pas des solutions. C’est cette bifurcation-là que nous devons entreprendre. J’aime bien prendre l’exemple de la voiture. Pour beaucoup, cela devient de plus en plus un poids, avec l’augmentation des coûts de l’essence, de l’assurance, etc. – et c’est aussi ce qu’avait montré la crise des Gilets jaunes à l’époque.

Mais plein de gens n’ont pas le choix, ils ont besoin de leur voiture. Notre projet politique par rapport à ça, ce n’est pas d’interdire la voiture, c’est de réduire cette dépendance, qui est un piège ! Je pense qu’on n’arrive pas encore assez à faire comprendre toute la dimension émancipatrice de nos propositions. Au lieu de quoi, on se fait enfermer dans des éléments de langage sur l’écologie punitive, l’écologie de la brutalité, etc.

Lorsque vous êtes arrivée à l’Assemblée nationale, vous avez dit vouloir porter « la voix singulière de l’écologie politique ». Quelle est-elle à vos yeux, cette singularité ?

J’en vois deux principales. La première, c’est que l’écologie politique me paraît être le seul courant de pensée qui se confronte véritablement à la question des limites planétaires, autrement dit à cette idée qu’il y a des conditions vitales à l’existence qu’on ne pourra pas négocier. Ce n’est pas une pensée hors-sol, elle intègre la question de la production de richesses dans le cadre de cette « enveloppe matérielle » qui la rend possible. Cela va à l’encontre de la logique d’accumulation propre au capitalisme, mais aussi des logiques productivistes qui reposent toujours sur une forme d’extractivisme en puisant dans les ressources de la terre.

Alors bien sûr, parler de limite c’est difficile, ça nous renvoie encore à cette brutalité du réel qu’on évoquait à l’instant. Mais accepter ce réel, se dire qu’il y a des choses qu’on ne peut pas changer, ça permet aussi de se concentrer d’autant mieux sur ce qu’on peut véritablement changer. Et de recentrer notamment le débat sur la question de la répartition des richesses. Je me souviens d’un échange lors duquel un élu socialiste nous interpellait en disant : « Dans ma commune, j’ai beaucoup de gens qui vivent sous le seuil de pauvreté, comment pouvez-vous leur parler de décroissance alors qu’ils n’ont rien ? »

Portrait de Cyrielle Chatelain
Cyrielle Chatelain, députée Écolo-Nupes de la deuxième circonscription de l’Isère.
©Romain Guede

C’est là qu’on voit toute la différence d’approche. Lui pensait que c’était en produisant plus que les gens pourraient avoir quelque chose, alors que nous, on est intimement persuadé qu’on produit bien suffisamment, mais que c’est la manière dont on répartit cette production qui est très mal faite et très inégalitaire. Ça fait presque old school de devoir le rappeler, mais la répartition des richesses c’est la base de la base, c’est LE sujet fondamental.

Et la deuxième singularité ?

C’est la conscience de l’interdépendance du vivant, à la fois entre les humains et les non-humains. C’est cette idée qu’aucun être vivant ne peut vivre sans l’autre, ce qui vaut aussi pour les êtres humains. D’où le fait que les valeurs d’entraide ou de solidarité sont pour moi consubstantielles à la question écologique. Et c’est pour ça que défendre l’habitabilité de la planète, ce n’est pas de l’écologie profonde, ce n’est pas vouloir revenir à un état primitif glorifiant je ne sais quel état de nature.

Quand je parle des conditions vitales qui ne se négocient pas, je parle autant de l’accès à l’eau que de l’accès à l’éducation, à la culture, au beau, avec l’idée que tout le monde doit le partager. C’est ce qu’on appelle la dignité des conditions de vie. Et d’ailleurs, c’est quand même un prisme très occidental que de penser que ces questions-là et que les luttes dites « sociales » sont dissociables de la question de la terre. Quand on lit Vandana Shiva, ou d’autres écoféministes ailleurs dans le monde, on voit bien que tous ces enjeux sont directement liés !

Sur le plan plus stratégique et électoral, vous êtes une grande défenseuse de l’union des gauches et des écologistes…

Je l’assume complètement, je suis intimement persuadée qu’on se doit de dépasser les logiques d’organisation. C’est peut-être une vision un peu romancée de la gauche, mais pour moi, les grands combats que nous menons doivent se faire en collectif, parce qu’on se rend plus forts, ensemble. Et par les temps qui courent, nous avons une obligation de résultat, une obligation morale et politique face à l’extrême droite. Mais est-ce que les gens ont encore peur de l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir ? C’est une vraie question, force est de constater que la stratégie de dédiabolisation et de notabilisation de l’extrême droite a fonctionné.

L’idée que l’extrême droite ait la main sur l’Éducation nationale et sur les cours de mes enfants, la main sur la police et sur les renseignements, ça me terrifie profondément. Cette montée en puissance du RN rend d’autant plus urgente le rassemblement des forces de gauche, il faut s’unir pour combattre, c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Mais comment y arriver ? Je n’ai pas encore trouvé le chemin, c’est compliqué. La Nupes telle qu’elle existait en 2022 n’existera plus, je pense qu’on peut se le dire.

Mais est-ce qu’elle a seulement existé en dehors de l’objectif électoral des législatives de 2022 ? Depuis, on n’a pas vu beaucoup d’initiatives communes entre les différents partis concernés…

Pour moi, ça a quand même créé des dynamiques dans nos territoires. En septembre dernier, j’ai fait une réunion de rentrée où j’avais invité les responsables départementaux de chaque parti à venir faire une petite présentation, et donc il y avait des militants de chaque parti dans la salle. Et c’était très intéressant, parce que je peux vous dire que le débat a été animé ! La question des européennes était déjà sur la table, on était loin d’être d’accord sur tout, il y a eu de petites engueulades par-ci par-là, mais à la fin tout le monde disait la même chose : « Ah, on était content d’être ensemble, c’était bien ! »

Et quand j’ai fait mes vœux dans ma circonscription il y a quelques semaines, j’avais encore tous les partis représentés – des communistes, des socialistes, des insoumis, etc. Ce n’est pas rien, ça veut dire que des gens qui ne se parlaient pas forcément beaucoup auparavant ont un vrai plaisir à se retrouver, à échanger et à poser des débats sans que ça paraisse indépassable. Sur le terrain, l’envie d’union, je la trouve extrêmement forte.

Qu’est-ce qui bloque, alors, du côté des états-majors ? Le conflit israélo-palestinien a sonné le glas de l’union sur des enjeux internationaux, tandis que votre groupe parlementaire a fustigé « les pratiques politiques d’un autre temps, marquées par le présidentialisme et la verticalité » de certains de vos partenaires politiques…

Sur le fond, nous avons des désaccords programmatiques, notamment sur l’international, c’est connu. Mais je suis persuadée qu’ils n’ont rien d’irréconciliable, il faut simplement accepter d’en discuter, et de les travailler. Ce que nous n’avons pas vraiment fait, là est notre erreur, et c’est ce qui nous est revenu en pleine figure avec le dossier israélo-palestinien. Sauf qu’il ne faut pas attendre le pire moment, sous le coup de la crise et de l’émotion, pour engager de telles discussions. Par contre, c’est vrai que nous avons des cultures militantes différentes, et ça, c’est plus compliqué à gérer.

Parce qu’on ne peut pas vraiment se mettre autour d’une table et négocier comme on le ferait pour des amendements : la culture militante, c’est la manière dont on se construit politiquement, dont une organisation vit son militantisme, et il ne s’agit certainement pas de demander aux gens de se renier. Ça veut dire trouver une manière de fonctionner où l’on arrive à se faire confiance en acceptant que l’autre soit un peu différent. En fait, dans la politique, il y a aussi beaucoup d’humain, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile.

Vous pensez à Jean-Luc Mélenchon, notamment ? Il vous interpellait encore publiquement sur X, il y a quelques jours.

La figure de Jean-Luc Mélenchon a cristallisé de nombreuses tensions, et il n’a pas vraiment contribué à les apaiser, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’est trop facile de dire que ce n’est que de sa faute, tout le monde a sa part de responsabilité. Quelqu’un comme Fabien Roussel a très vite pris ses distances également, on l’a bien vu.

Le problème, c’est qu’on est dans un système présidentialiste qui nous pousse à faire la course aux petits chevaux pour choisir un chef, ce qui induit une forte compétition à gauche, puisque plein de personnes ont envie de participer à cette course. On n’a jamais eu d’alliance de gauche qui ne soit pas marquée par un rapport de force et une culture hégémonique. Avant, c’était le PS, maintenant, on a la France insoumise. Et ce dont on a besoin, c’est justement d’une union qui ne soit pas dominée par une force hégémonique.

En attendant, les écolos ont été les premiers à dire qu’ils ne feraient pas une liste commune aux européennes…

J’entends que ce soit difficilement audible, je comprends l’image que cela peut renvoyer et la déception que ça engendre. Vraiment. Mais les élections européennes, c’est un scrutin particulier, nous n’avons pas les mêmes approches de l’Europe, nous ne participons pas aux mêmes groupes au Parlement, et il faut en tenir compte. S’unir, ça ne veut pas dire se ressembler et penser toujours pareil, tout le temps ! Ça veut juste dire qu’on a suffisamment en commun pour faire ensemble. Et si ce n’est pas le cas sur la question européenne, il faut le respecter, et ça ne doit pas nous empêcher de continuer à travailler pour construire un chemin ensemble, pour la France.

L’objectif de la Nupes, ce n’est pas l’homogénéisation, ou de devenir un seul et même courant politique. Je ne suis pas persuadée qu’on aurait convaincu nos électeurs si l’on avait dû renier sur nos fondamentaux, au contraire. Je vais vous dire ce qui se serait passé : on en aurait pris plein la gueule en disant qu’on s’alliait alors qu’on n’était d’accord sur rien, on nous aurait dit : « Vous vendez l’Europe pour des strapontins ! » On a un peu « surdramatisé » l’enjeu de l’union aux européennes, et créé toutes les conditions de cette déception.

Un collectif transpartisan d’élus de gauche a récemment lancé un appel pour un « renouveau des services publics ». Clémentine Autain (députée LFI) considère notamment que « c’est un socle très fédérateur pour l’union des gauches et des écologistes, et qu’il doit être au cœur du projet pour 2027 ». D’autres, comme François Ruffin (député LFI) ou Paul Magnette (universitaire et homme politique belge), appellent plutôt la gauche à se ressaisir de la question du travail. Vous, autour de quel thème vous paraît-il aujourd’hui pertinent de rassembler la gauche ?

La notion de service public est essentielle à l’heure où l’on a l’impression d’un séparatisme grandissant, avec une école à deux ou trois vitesses, idem pour la santé à travers l’enjeu des déserts médicaux. Les services publics, c’est l’égalité, une façon de refaire du commun dans notre société. Les gens nous en parlent beaucoup, il y a une vraie demande pour ça sur le terrain.

Et bien sûr, sur le travail, on l’a vu avec les retraites, c’est un sujet qui mobilise, avec beaucoup d’enjeux pour l’avenir, autour de la précarisation des conditions de travail, la perte de sens, le burn-out. On pourrait ajouter la question de la démocratie, aussi. Mais en vérité, je ne suis pas sûre que ce soit une question de thématique. Pour moi, cela relève plus d’une question d’imaginaire aujourd’hui.

Il faut réussir à rendre cohérent et désirable un vrai projet de société. Regardez l’extrême droite, ils sont les premiers à le dire : la victoire culturelle précède la victoire électorale. Et c’est exactement ce qu’ils ont fait depuis les années 1970, ils ont imposé leur cadre théorique, à savoir celui du « le problème, c’est l’immigration ».

Ils ont amené tous les sujets à être lus sous ce prisme extrêmement fort – le travail, l’agriculture, la sécurité, même l’écologie maintenant, tout relève toujours selon eux de la question de l’immigration et de la fermeture des frontières. Il leur a fallu 40 ans, mais peu à peu ils ont fini par être ceux qui formulent les termes du débat, on l’a bien vu avec la loi Immigration. Et après, c’est beaucoup plus difficile d’en sortir.

L’enjeu pour nous aujourd’hui, c’est de trouver ce point central dans notre discours, cette grille de lecture simple et suffisamment englobante, qui nous permettrait de reposer le cadre du débat selon nos propres axiomes de gauche. On ne peut pas tout ramener au travail ou au service public, il faut élargir. Quant au réchauffement climatique, c’est d’abord quelque chose qu’on subit, on mobilise difficilement derrière ça. Quel autre cadre politique opposer à celui de l’extrême droite ? Voilà le défi.

Recueilli par Barnabé Binctin

Photo de une : Cyrielle Chatelain/©Romain Guede