Solidarités

« Sur une île isolée, 2000 habitants meurent de faim, on leur livre des bulletins de vote »

Solidarités

par Rédaction

Le cyclone Lola a frappé en octobre les îles Tikopia et Anuta, rattachées aux Îles Salomon, dans l’Océan pacifique. « Tout est détruit », alerte le réalisateur Corto Fajal qui appelle à une mobilisation y compris de la France pour aider les habitants.

Nous sommes début décembre et un bateau affrété par le gouvernement des Îles Salomon quitte enfin la capitale Honiara pour faire le tour des îles. Aussitôt, le comité de soutien des habitants de l’île de Tikopia et d’Anuta se mobilisent pour charger le bateau de toute l’aide alimentaire collectée et nécessaire à la survie des habitants des deux îles.

Stupeur : on leur refuse le droit de charger le bateau. Motif : ce n’est pas un convoi humanitaire, mais un navire de mission électorale.

Seuls des agents électoraux sont autorisés à bord et on ne peut pas tout mélanger. Si le bateau a bien prévu de faire escale à Tikopia et Anuta, deux îles isolées, sans ressources et dont on est sans nouvelles depuis qu’elles ont été dévastées par le cyclone Lola il y a plus d’un mois, c’est uniquement pour faire campagne et organiser les élections.

Non, de non ! Le gouvernement des Îles Salomon semble soucieux du vote de ses citoyens. Il faut que la démocratie s’exprime sur toutes les îles qu’il administre y compris sur Tikopia et Anuta où les habitants ont le ventre vide !

On croit lire un mauvais scénario, et pourtant c’est la triste réalité.

Absence de réaction des autorités

Le 25 octobre, le cyclone Lola traverse les île de Tikopia et d’Anuta alors qu’il est encore en catégorie 5. Il rétrograde d’intensité lorsqu’il arrive sur les îles du Vanuatu et les autres îles des Salomon rendant alors « mineur » l’impact craint préalablement par les autorités.

Sauf que Tikopia et Anuta sont détruites. Mais on ne le sait pas encore car juste avant les dégâts, les communications téléphoniques et radios faisaient état de quatre blessés légers et quelques destructions de maison. Ensuite, on perd le contact et pour cause, antennes relais et radio ont été emportées par le cyclone.

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Dès le 26 octobre, quelques personnes de Nouvelle Zélande, de Nouvelle Calédonie, de France et de Norvège en lien avec les tikopiens s’émeuvent de la situation et se connectent très vite à la diaspora tikopienne d’Honiara qui manifeste une grande inquiétude pour les membres de leurs familles restés sur les îles, à plusieurs jours de navigation et dont ils sont sans nouvelles.

Plusieurs jours passent et les autorités salomonaises ne s’émeuvent pas de cette situation. Début novembre, un premier mouvement de solidarité s’organise et un comité de soutien se crée avec les tikopiens d’Honiara.

Premiers secours

Dans le même temps, un skipper américain, Scott, contacté par Martin de Nouvelle Zélande accepte de se détourner pour aller sur Tikopia s’enquérir de la situation d’une part et apporter des premiers secours et de la nourriture.

Il stoppe à Port Vila, capitale des Vanuatu à cinq-six jours de navigation de Tikopia. Là, on s’organise ensemble, on prévoit de le soutenir financièrement pour remplir le bateau de vivre et médicaments, pendant qu’il effectue une demande officielle auprès des autorités salomonaises pour avoir le droit de faire escale sur son territoire en expliquant bien sûr la situation.

Nous doublons sa demande d’autorisation par des démarches auprès du haussariat de Nouvelle Calédonie, autorités vanuataises, consulat australien. Les jours passent, l’autorisation n’arrive pas et Scoot change d’avis en désespoir d’attente. Sur les conseils d’amis skipper, il renonce à se rendre à Tikopia sans autorisation officielle car trop risqué (sans démarche douanière, un bateau au mouillage dans un territoire étranger est considéré comme un pirate et on peut lui confisquer son bateau).
Il reprend sa navigation initiale.

Finalement, alors qu’il est en mer quelques jours plus tard le 9 novembre, il reçoit l’autorisation et décide de se détourner sur Tikopia pour rendre compte. Mais du coup, il est à cale vide et ses moyens d’assistances sont limitées à ce qu’il a déjà à bord.

« Famine à venir »

Pendant ce temps, en Nouvelle Zélande, en France, en Nouvelle Calédonie, on s’affaire pour mobiliser l’attention de nos autorités, essayer de détecter qui peut faire une détour sur Tikopia et activer toutes formes d’aide et de soutien. On imagine tous les scénarios, y compris celui irréalisable de financer nous mêmes une expédition en hélicoptère (environ 20 000 euros avec du fret et médecin). Le contexte géopolitique mondial n’aide pas trop à mobiliser l’attention sur les habitants de ces îles sans enjeux autre que notre humanité et notre empathie.

Première partie de la lettre de demande d’assistance des chefs de l’île

Scott, le skipper arrive à Tikopia le 11 novembre. Grâce à starlink (je n’aurais jamais cru que je puisse un jour remercier Elon Musk), nous avons enfin des nouvelles, des images, des vidéos. Une visio est organisée entre le comité de soutien et les chefs.

Tout est détruit, maisons, jardins, réserve alimentaire, les arbres, réserves d’eau, bateaux, antenne téléphonique, clinique, presque rien n’est debout. Avec les arbres au sol, la circulation entre les villages est extrêmement difficile et même impossible pour les plus âgés. Ils se rationnent à un repas par jour avec les réserves qu’ils ont enterrées (des cultures qu’ils font fermenter et qu’ils enfouissent dans la terre appelés « massi »). Mais ils n’en ont plus pour très longtemps. Ti Namo, le roi de l’île avec les autres chefs écrivent un courrier d’appel à l’aide qu’ils nous transmettent et dans lequel ils évoquent la famine à venir si on ne les aide pas. Ils nous font transmettre un état des lieux précis de la population et des dégâts.

La France a l’obligation d’assister les personnes sinistrées

Scott et son épouse doivent reprendre très vite la mer et atteindre un « port sûr » à plusieurs jours de mer de Tikopia car une très forte dépression menace, et il ne peut pas rester. Tikopia, et Anuta sa petite sœur, replongent dans l’isolement.

2e partie de la lettre de demande d’assistance des chefs de l’île

Nous essayons tous respectivement d’alerter nos autorités de tutelles d’autant qu’un accord existe : FRANZ qui a fêté ses 30 ans cette année, et qui oblige l’Australie, la Nouvelle Zélande et la France à intervenir et assister les populations sinistrées sur la zone pacifique Sud.

En France, je mobilise l’attention du président de la Région Bretagne qui avait accueilli Ti Namo, le roi de cette île en 2018. Il décide avec les éléments que je lui fournis d’alerter le cabinet du ministre des affaires étrangères. Nous sommes le 14 novembre.

En Nouvelle Zélande, c’est le cabinet du Premier ministre qui est alerté par Martin, tandis qu’en Australie toutes les chambres consulaires des territoires voisins sont contactées et alertées. En Nouvelle Calédonie, l’attention du Haussariat est lui aussi mobilisé. Il devient difficile de faire plus lorsqu’on est simple citoyen.

« Mourir de faim dans l’indifférence générale »

Dans le même temps, le comité de soutien tikopien à Honiara parvient à affréter un bateau à la mi-novembre qui dépose 283 sacs de riz sur Tikopia et 170 sacs sur Anuta. D’après l’équipage tikopien du bateau, cela donne environ 1 semaine et demi d’autonomie alimentaire à un repas par jour pour les presque 2 000 habitants des deux îles. Nous sommes le 20 novembre.

Depuis, plus de nouvelles. Les bateaux sont partis, les îles et leurs habitants isolées de nouveau dans leur détresse. Nous savons qu’ils n’ont plus à manger et aucune nouvelle. Rien jusqu’à ce scénario improbable du bateau électoral de ces derniers jours.

Voilà. Nous avons des cagnottes de soutien en Nouvelle Zélande, en France, en Norvège avec quelques milliers d’euros dont nous ne savons que faire et qui sont de toute façon un grain de riz dans l’océan de l’indifférence face à la situation.

On parle de 2000 personnes, un tiers au moins sont des enfants, l’autre tiers sont des jeunes de moins de 20 ans qui sont en train de mourir de faim dans l’indifférence générale et l’incurie de leur gouvernement de tutelle.

Nous sommes en 2023, je ne pensais pas une telle situation possible. Je me sens désemparé. Est-il possible que ces mots partagés, diffusés, publiés ici en France, en Nouvelle Zélande et partout où c’est possible, puissent réveiller la force miraculeuse à une mobilisation pour apporter une assistance nécessaire, vitale et urgente aux habitants de ces deux îles ?

Corto Fajal*, le 7 décembre 2023

Photo de une : ©droits réservés

*Corto Fajal a réalisé Nous, Tikopia en 2017 dont voici la bande annonce :