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Dirigeants d’entreprises et chefs de gouvernement bientôt jugés en cas de crimes contre l’environnement ?

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par Sophie Chapelle

Imaginez des ministres, des PDG d’entreprises ou de banques, poursuivis pénalement pour crimes contre l’environnement. C’est l’objet d’une initiative citoyenne européenne lancée fin janvier, qui doit recueillir un million de signatures pour pouvoir être étudiée par la Commission européenne. Si cette directive « Ecocide » aboutit, elle pourrait influencer fortement les décisions stratégiques des dirigeants politiques et économiques. Et impulser une véritable transition écologique.

Décembre 1999. Un navire pétrolier, l’Erika, sombre au large de la Bretagne entrainant une marée noire sur plus de 400 km de côtes françaises. Après des années de batailles juridiques, le groupe français Total est condamné à payer 200 millions d’euros de dommages et intérêts. Mais aucun des responsables de Total ne peut être poursuivi personnellement. Une situation qui pourrait évoluer prochainement. C’est ce que demande une initiative citoyenne européenne (ICE), intitulée « arrêtons l’écocide en Europe, donnons des droits à la Terre », lancée il y a quelques semaines, et qui propose un projet de nouvelle directive européenne.

« Avec cette directive, nous souhaitons que soit reconnue la responsabilité des personnes qui font des choix en termes d’investissements, d’innovations, de productions », explique Valérie Cabanes, juriste en droit international et porte-parole de l’initiative. Si celle-ci aboutit, il deviendra illégal pour des citoyens européens, des sociétés ou des banques d’être impliqués dans un écocide, c’est-à-dire la destruction ou l’endommagement important d’un écosystème. Tout écocide commis sur le sol européen sera également puni. Un million de signatures – de 7 pays différents – doivent être recueillies en un an (jusqu’au 21 janvier 2014) sur le site End Ecocide. Si cet objectif est atteint, la Commission européenne sera obligée d’examiner la proposition avec les organisateurs et leur donnera une chance de s’exprimer.

Engager la responsabilité pénale des dirigeants

L’enjeu : considérer comme pénalement responsables des personnes qui se rendraient coupables de crimes contre l’environnement. Les directives existantes ne reconnaissent le principe de « responsabilité hiérarchique » que pour les personnes dont l’intention de profit personnel a été démontrée. « La directive Ecocide reconnaît la responsabilité de personnes physiques selon le principe de supériorité hiérarchique, quelles qu’elles soient, même si les actes ont été commis sans intention. Elle lève ainsi toute impunité. Chefs de gouvernement et PDG peuvent donc être concernés », précise Valérie Cabanes. Seveso en Italie, Tchernobyl en Ukraine, AZF à Toulouse, marée noire terrestre de la réserve naturelle du Crau (Bouches-du-Rhône)... autant de catastrophes industrielles directement liées à l’activité humaine que l’on pourrait qualifier d’« écocides ».

La directive européenne reconnaît aussi la responsabilité de personnes complices, qui auraient facilité un écocide en conseillant ou subventionnant des activités dangereuses. En ligne de mire, les cabinets d’expertise environnementale qui agissent sur le territoire européen ou ailleurs. « Dans les écocides en cours, les projets industriels financent eux-mêmes leurs études d’impact environnemental avec l’accord des gouvernements », relate Valérie Cabanes. C’est le cas de GDF Suez qui, via sa filiale brésilienne LEME, a été en charge des études d’impact environnemental tant décriées du barrage de Belo Monte au Brésil [1].

La fin de l’impunité pour les banques et les multinationales

Le Brésil est un pays qui intéresse particulièrement Valérie Cabanes. Sur place, de nombreuses entreprises européennes sont impliquées dans des projets de grands barrages du bassin amazonien, comme GDF Suez, EDF, Alstom (français), Voith-Siemens (allemand) et Andritz (autrichien). Des entreprises, à l’instar d’EDF, dont l’État est parfois actionnaire majoritaire. GDF Suez détient plus de 50 % du capital de Jirau, le plus grand barrage des Amériques. Ce qui lui a valu une nomination au Public Eye Awards, couronnant l’entreprise la plus irresponsable en matière d’environnement. « Et c’est la société Alstom qui fournit du matériel, notamment les turbines, pour Belo Monte avec un contrat d’au moins 500 millions d’euros », précise Valérie Cabanes.

BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole : les banques françaises contribuent financièrement à des projets controversés. « BNP Paribas a ainsi été impliquée dans le financement de la centrale nucléaire de Belene, en Bulgarie, une centrale de technologie russe en zone sismique », rappelle le site Finance responsable. La banque s’est retirée du projet en janvier 2010 suite à la pression des ONG. La Société générale a également fait machine arrière en 2009 sur le financement du barrage d’Ilisu en Turquie, un projet qui entrainerait le déplacement forcé de plus de 55 000 personnes. Pour les banques et assurances européennes qui participent à ce type de projets, des poursuites judiciaires pour écocide deviendraient possibles.

Élus locaux, plaignants ou complices ?

Les élus d’un territoire « victime » pourront se ranger du côté des plaignants, comme ce fut le cas pour les élus bretons, charentais et vendéens dans le procès de l’Erika. En revanche, si des accords sont passés entre élus et entreprises, et que ces dernières sont à l’origine d’un écocide, les élus pourront être poursuivis pour complicité. « Les élus prendront sans doute plus de mesures pour commanditer des études d’impact environnemental totalement indépendantes des entreprises qui agiront sur leur territoire », espère Valérie Cabanes.

Autre nouveauté de la proposition : la dangerosité d’une technologie ne s’évaluera plus en fonction des risques de catastrophe (le « facteur risque ») qu’elle pourrait engendrer, mais en fonction de l’étendue des dommages et des conséquences réels. « Le risque d’un "Fukushima" est minime, mais les conséquences de la catastrophe de Fukushima sont immenses », souligne Valérie Cabanes. Le coût d’une catastrophe nucléaire en France est évalué à 430 milliards d’euros par l’Institut national de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). En cas d’accidents graves, outre les dirigeants d’EDF ou d’Areva, toutes les personnes au sein de l’État qui ont promu le recours à l’énergie nucléaire pourraient être condamnées. De quoi faire réfléchir... « La directive demande donc aux dirigeants d’évaluer différemment leurs choix stratégiques et d’assumer, de par leurs fonctions et non leurs intentions, leurs responsabilités dans ces choix faits au nom de leur entreprise, de leur gouvernement ou de leur institution financière ». Il appartiendra au tribunal de décider quelle est cette superficie, sa durée ou son impact, de telle sorte qu’une telle destruction puisse être définie comme un écocide.

Élargir le champ du Tribunal pénal international

Cette redéfinition des règles pourrait permettre de réinvestir l’argent autrement et d’accompagner la transition écologique. « Cela demandera d’abandonner petit à petit des sites industriels polluants et de former et reclasser des ouvriers pour qu’ils puissent s’adapter à un nouveau marché, qui saura mieux préserver les ressources et les écosystèmes », explique Valérie Cabanes. D’où l’importance d’une période de transition et d’adaptation, qui n’est proposée dans aucune des directives sur l’environnement existantes. Pour éviter les délocalisations d’entreprises européennes cherchant à contourner la loi, les produits issus d’un écocide seraient interdits d’importation sur le territoire européen. 

Cette initiative citoyenne européenne est née dans le sillon d’une proposition de Polly Higgins, une juriste internationale qui suggère que le crime d’Écocide soit reconnu comme le cinquième crime contre la Paix, aux côtés des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, des génocides et des crimes d’agression. En avril 2010, Polly Higgins a déposé un texte de loi auprès des Nations unies, pour amender les règles de fonctionnement de la Cour pénale internationale. Pour faire connaître cette proposition de loi, une campagne internationale, Eradicating Ecocide, a été lancée.

Court-circuiter les lobbys

La Cour suprême du Royaume-Uni, s’appuyant sur les articles de la loi proposée, a mené un procès fictif en 2011 (voir la vidéo) démontrant que ces dispositions étaient applicables. Elle a jugé deux cas, sous de faux noms, faisant référence à l’explosion de la plateforme pétrolière de BP dans le Golfe du Mexique, et à l’exploitation des sables bitumineux en Alberta au Canada.

Une façon de montrer que des évolutions du droit sont tout à fait possibles. Reste à faire avancer ces propositions à l’échelle de l’Europe. « Cette initiative permet de court-circuiter les lobbys puisque la proposition de loi vient directement de citoyens et non de représentants élus du peuple qui, pour beaucoup, sont sous influence », relève Valérie Cabanes. Ce qui n’empêchera pas de futurs obstacles le jour où le Parlement européen sera saisi par la Commission pour étudier le projet de loi. C’est-à-dire dans un an, si les porteurs de cette initiative parviennent à collecter un million de signatures.

Sophie Chapelle

@Sophie_Chapelle sur twitter

Photo : flickR