États-Unis

« Strike debt » : un plan de sauvetage du peuple par le peuple

États-Unis

par Agnès Rousseaux

Trois ménages sur quatre sont endettés aux États-Unis. Si l’État fédéral est venu en aide aux financiers de Wall Street au bord de la faillite, il n’a pas porté secours aux familles plombées par des frais de santé, un prêt étudiant ou un emprunt immobilier. Le mouvement « Strike debt » a imaginé une solution : retourner les pratiques bancaires aux bénéfices des personnes endettées, en rachetant leurs créances dépréciées pour tout simplement les annuler. Explications.

Le mouvement Strike Debt – « grève de la dette » – vient de réduire à néant plus d’un million de dollars de dettes médicales dans les États du Kentucky et de l’Indiana. Un millier de personnes choisies au hasard, ayant contracté une créance de 900 dollars en moyenne à cause d’une hospitalisation ou d’une opération chirurgicale, ont vu leur dette effacée. Tout simplement. Et ce n’est pas un miracle : c’est grâce au collectif Strike Debt, issu du mouvement Occupy Wall Street, qui a secoué les États-Unis il y a un an et demi. Ce collectif a décidé de retourner à son avantage, et aux bénéfices des personnes lourdement endettées, une pratique bancaire courante.

Quand les emprunteurs n’arrivent plus à rembourser, englués dans un prêt immobilier à taux variable ou un crédit étudiant à payer alors qu’on est au chômage, les banques cherchent à se débarrasser de cette créance devenue toxique. Pour récupérer une partie de leurs avoirs, elles « vendent » ces crédit à moindre coût à des organismes de recouvrement ou à des marchés spéculatifs. A eux, pour entrer dans leurs frais, de tout mettre en œuvre pour obtenir le remboursement du prêt, du harcèlement téléphonique à la saisie de biens dans certains cas. Strike Debt fait de même, sans en arriver à ces extrémités qui précipitent dans la pauvreté des millions d’Américains.

Trois ménages sur quatre sont endettés

Le principe : acheter collectivement et à bas prix des dettes en défaut, sur le marché secondaire, auprès des organismes collecteurs de dette. Ensuite, au lieu d’exiger le remboursement de ces créances, Strike Debt les annule ! Lancée en novembre dernier, l’association Rolling Jubilee offre un cadre juridique à ce processus. Elle assure être en mesure d’acheter et d’effacer 20 dollars de dette pour chaque dollar collecté, grâce à la dépréciation de la valeur de ces crédits lors de leur revente. Les 570 000 dollars collectés jusqu’à présent lui permettrait ainsi d’acheter et d’annuler plus de 11 millions de dollars de dette privée.

Une initiative intéressante, mais une goutte d’espoir dans un océan de dettes ! Si le mouvement Occupy s’attaque au problème des dettes privées, c’est que celles-ci atteignent des sommets aux États-Unis. Le total des crédits contractés par des particuliers s’élève à 17.000 milliards de dollars, soit 116 % du PIB [1] ! Trois ménages sur quatre sont endettés. Et un américain sur sept est poursuivi par un agent de recouvrement pour sa dette, pointe Rolling jubilee.

Les prêts étudiants : une bombe à retardement

Quant aux prêts étudiants, ils ont atteint le niveau record de 1 000 milliards de dollars ! Une « bombe à retardement » qui pourrait être le déclencheur de la prochaine crise économique aux États-Unis, estiment les experts. Car 60 % des étudiants contractent un prêt pour leurs études, et près d’un emprunteur sur 10 est actuellement en défaut de paiement [2].

Le montant moyen des prêts étudiants est de 26 000 dollars. Il a plus que doublé en 20 ans [3]... Et un étudiant sur 10 a contracté plus de 61 000 dollars de dettes avant de commencer à travailler ! En cas de difficulté financière, les débiteurs peuvent difficilement se débarrasser de ces dettes, qui sont en grande partie garanties par l’État fédéral. Celui-ci met donc en œuvre des moyens considérables pour les recouvrer. En 2011, le ministère de l’Éducation a ainsi payé 1,4 milliards de dollars à des agences de recouvrement, pour tenter d’obtenir le remboursement de 76 milliards de dollars de prêts en défaut de paiement [4] ! Ces agences peuvent aller jusqu’à saisir les salaires et les cotisations sociales. Il n’y a donc pas de marché secondaire, où s’échangeraient ces créances douteuses. Et donc pas d’intervention possible sur ce type de dette pourtant hautement sensible, déplore Rolling Jubilee, qui continue de chercher un moyen pour racheter des prêts étudiants et les effacer.

Des agences de notation pour les individus

Le mouvement se focalise pour le moment sur les dettes médicales. Deux tiers des « mises en faillite » personnelles sont liées à des dettes contractées lors d’opérations médicales, d’admissions aux urgences ou de soins. Le fait d’avoir une assurance santé ne préserve en rien de ces situations. Lors de sa semaine d’action « La vie ou la dette », fin mars, Rolling Jubilee a réalisé une tournée des compagnies d’assurance-santé aux pratiques jugées abusives. Les rémunérations annuelles des PDG de quatre d’entre elles « permettrait d’acheter et d’effacer près de 2 milliards de dollars de dette médicales, selon le système de Rolling Jubilee », expliquaient les manifestants.

« La dette n’est pas personnelle, elle est politique », clame Strike Debt. Celui-ci se donne pour mission de « politiser » la question de la dette, en montrant qu’elle est avant tout un problème social et non pas une défaillance individuelle ou une faute morale (lire également notre entretien : « La dette neutralise le temps, matière première de tout changement politique ou social »). « Le système-dette veut nous isoler, nous faire taire, et nous soumettre, par la peur des notes délivrées par les toutes-puissantes agences de notation de crédit ». Car aux États-Unis, des agences attribuent des notes à ceux qui sollicitent une banque pour un prêt, selon un système très opaque. Ces notes « sont ensuite utilisées par les banques et autres établissements de crédit pour déterminer l’octroi ou non d’une carte de crédit, d’un prêt hypothécaire, le taux appliqué à tel ou tel prêt », explique Stéphanie Jacquemont du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM). « Les employeurs exigent même de voir ces notes avant d’embaucher ! »

« Jetés en pâture aux requins du prêt »

« Avoir une note de crédit, c’est un peu comme avoir un tatouage ou un code-barres sur le front, et le tatoueur serait l’agence de renseignements des consommateurs (Consumer reporting agency, CRA), décrit Rolling Jubilee. C’est réellement pervers – nous acceptons d’être observés, localisés, définis, classés et évalués. Et si nous refusons ? Bannissement financier – nous sommes jetés en pâture aux loups du crédit et aux requins du prêt. »

« Cette activité est très peu régulée par l’État, écrit Stéphanie Jacquemont. Alors même que son influence s’étend dangereusement : les employeurs, les propriétaires, de plus en plus exigent qu’on leur présente un rapport de crédit, les assurances ont commencé à prendre en compte les notes de crédit pour déterminer leurs taux, et même les hôpitaux utilisent ces données ! »

Remettre les compteurs à zéro

En s’attaquant à la dette privée, ce mouvement s’en prend aux racines du système économique et financier. L’association Rolling Jubilee veut aller jusqu’à une annulation globale des dettes. Le terme « Jubilé » vient de la tradition religieuse d’« année jubilaire » : dans le judaïsme et le christianisme, il s’agit d’une année spéciale, tous les cinquante ans, durant laquelle les terres doivent être redistribuées de façon équitable et les esclaves libérés.

Une façon de remettre les compteurs à zéro, pour éviter que les situations de grande injustice ne se pérennisent. « L’idée d’abolir la dette – libérer les esclaves, littéralement et métaphoriquement – est un élan très puissant, très humain, que nous voulons actualiser pour le nouveau siècle », déclarait l’humoriste David Rees lors de la cérémonie de lancement de la campagne Rolling Jubilee en novembre dernier.

Un plan de sauvetage du peuple

« Les civilisations, les unes après les autres, ont reconnu que lorsqu’une dette devient ingérable, elle doit être annulée », avance Rolling jubilee, qui met en avant le décalage entre la générosité envers Wall Street lors de la crise financière et l’absence flagrante de secours aux ménages endettés et aux municipalités en faillite. Un point de vue partagé par l’anthropologue David Graeber, dont l’ouvrage Debt : The First 5,000 Years est devenu une référence pour le mouvement. Une annulation de dette « serait salutaire, écrit-il. « Pas seulement parce que cela soulagerait une véritable souffrance humaine, mais aussi parce que ce serait une façon de nous rappeler que l’argent n’est pas indicible, que payer sa dette n’est pas l’essence de la moralité, que tout cela n’est qu’un arrangement humain et que si la démocratie a un sens, c’est bien cette capacité à se mettre tous d’accord pour arranger les choses d’une façon différente ».

« Qu’est-ce que la dette, finalement ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse corrompue avec des mathématiques et de la violence », ajoute le chercheur. « Les 1 % ont joué avec nos moyens de subsistance. Contrairement à leur insouciance, ceux d’entre nous qui prônent le refus de la dette prennent leur responsabilité collective très au sérieux », conclut Rolling Jubilee. Le mouvement Strike Debt offre des solutions concrètes aux personnes endettées, pour tenter de sortir de la spirale sans fin de l’endettement, individuel et collectif. Un plan de sauvetage du peuple par le peuple.

Agnès Rousseaux

@AgnesRousseaux sur twitter

 Le site de la campagne Rolling jubilee

 Le mouvement Strike Debt (en anglais)

 A lire : Manuel des résistants à la dette (en anglais)

Notes

[1Chiffre de fin 2010, selon une étude internationale de la Banque de France. Par comparaison, le taux d’endettement des ménages en France était en 2010 équivalent à 54,4% du PIB.

[2Un foyer sur cinq devait rembourser un prêt étudiant aux États-Unis en 2010. Soit deux fois plus qu’il y a 20 ans, et 15 % de plus qu’en 2007, selon une étude de l’Institut Pew. Le taux de défaut sur ce type de crédit est de 9%, contre 6% il y a dix ans. 85 % de ces prêts sont garantis par l’État fédéral Source

[3Source

[4Source