Service public

Quand la CAF devient une machine à broyer usagers et salariés

Service public

par Linda Maziz

Partout en France, l’accueil des usagers des caisses d’allocations familiales (CAF) est aussi déplorable que les conditions de travail de ses agents. Politique du chiffre, réductions d’effectifs, impuissance face à l’augmentation de la pauvreté, les salariés se sentent dépossédés du sens même de leur travail. Le malaise et la souffrance se répandent, des deux côtés du guichet.

Une file d’attente, des vigiles en guise de comité d’accueil. « Ça devient vraiment n’importe quoi », lâche une femme en arrivant ce 19 novembre devant la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) du 13e arrondissement de Paris. Devant elle, une soixantaine de personnes piétinent sur le trottoir. Découragés d’avance, certains font demi-tour. « Je suis venue ce matin à l’ouverture, c’était pareil, soupire une allocataire venue retenter sa chance pendant sa pause déjeuner. Encore foutu, il faut que je retourne bosser ». La semaine dernière, elle avait trouvé porte close. « Ils ont fermé une semaine, sans prévenir. Comment fait-on dans ce cas-là pour faire nos démarches ? » Par téléphone, c’est payant, et ils sont injoignables, expliquent les allocataires. « Et puis sur Internet le service est très limité. A part télécharger un justificatif de base, vous n’avez accès à rien. »

« Si on est là, ce n’est pas par plaisir, c’est parce qu’on y est obligé », soupire un jeune homme. Il n’a plus touché d’allocations logement depuis son déménagement. « Ça fait six mois, je ne m’en sors plus. » Une autre brandit deux courriers, adressés le même jour. « Dans l’un, ils me disent que je leur dois 800 euros, dans l’autre qu’ils m’en doivent 500... » Quant à sa voisine, elle s’est vu suspendre le versement de ses allocations, alors que sa situation n’a pas changé depuis deux ans. Dans la queue, la tension est palpable. Ici, deux hommes s’accrochent pour une histoire de cigarettes, là, des bébés pleurent. Une femme perd l’équilibre, déstabilisée par un coup de poussette involontaire. Les gens soupirent, regardent l’heure. Il y a aussi une femme enceinte et des personnes âgées qui, vu l’ambiance, n’ont pas osé faire état de leur droit d’accès prioritaire.

Remplir un formulaire à quatre pattes sur le trottoir

Des cris poussés devant la porte viennent ajouter encore au malaise. « Vous n’avez pas le droit de nous traiter comme des chiens », s’emporte une retraitée. A l’origine de l’altercation, le refus de l’agent de la CAF de la laisser entrer, même pour remplir un formulaire. « Il faut bien que je m’assois pour écrire ! Vous voulez que je me mette à quatre pattes sur le trottoir ? » L’agent se montre intransigeant. « Il y a 200 personnes à l’intérieur. C’est la capacité maximale. Pour des raisons de sécurité, on ne peut pas faire entrer davantage de monde. » Un rebord de fenêtre fera finalement l’affaire, mais, prévient la dame, ils auront de ses nouvelles. « C’est normal qu’on pète les plombs, soit vous êtes fermés, soit vous êtes débordés, plaide un homme, pour sa défense. On est tous en train de devenir fous. »

Le calvaire ne s’arrête pas là. Une fois entré, il faut refaire la queue pour accéder aux guichets. « C’est comme ça depuis 8h30. En temps normal, on reçoit mille personnes par jour, aujourd’hui ce sera au moins le double », estime l’agent, qui s’est vu confier la tâche ingrate de réguler les entrées au compte-goutte. « Les gens sont énervés, mais il faut se mettre à leur place. » Bien qu’en première ligne pour essuyer les mécontentements, il ne se considère pas comme le plus mal loti. « Je plains surtout les techniciens au guichet. Comment voulez-vous qu’ils fassent bien leur boulot ? »

163 000 dossiers en souffrance dans le Nord

Loin d’être exceptionnelle, cette situation n’est que la déclinaison locale d’un problème d’ampleur nationale. Sur tout le territoire, les fermetures des CAF au public sont devenus monnaie courante pour tenter de rattraper les retards. Dans les tiroirs des agents croupissent des documents parfois vieux de plusieurs mois. A Paris, près de 200 000 lettres, dossiers et documents seraient en attente de traitement selon une source syndicale. Les centres de gestion sont forcés de baisser régulièrement leur rideau.

Même scénario dans l’Aude, où l’accueil est fermé une semaine par mois. Dans les Bouches-du-Rhône, où le retard avoisine les 76 000 courriers. Ou encore dans les Yvelines ou dans la Vienne, où l’accueil est suspendu un jour par semaine. Avec 163 000 dossiers en souffrance, les huit antennes du Nord étaient inaccessibles au public du 19 au 23 novembre. En temps normal, ce sont 3 000 personnes qui fréquentent quotidiennement les accueils. Radicales, ces mesures n’en demeurent pas moins insuffisantes. Dans ce département, la précédente mise en sommeil de la CAF pendant dix jours n’avait permis de traiter que 52 000 dossiers, soit un tiers du stock accumulé.

Réduction des coûts et externalisations

Crise oblige, la demande sociale explose. Dans le Nord, les caisses enregistrent une hausse de 10 % de leur charge de travail. Même tendance au niveau national, où le nombre de pièces à traiter par les CAF a augmenté de 15,5 % entre 2008 et 2011 [1]. Les caisses ne sont pas armées pour faire face à cette augmentation d’activité. C’est même plutôt l’inverse. Soumises, comme tout service public, à la règle du non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux, elles accusent la suppression d’un millier de postes sur trois ans. « Il y a une inadéquation totale entre la charge de travail et les moyens mis en regard. On ne peut plus répondre aux besoins », observe Isabelle Lerat, secrétaire générale CGT des personnels de la CAF du Nord.

« Les CAF sont les grandes oubliées à un moment où elles se retrouvent en première ligne face aux effets de la crise », souligne Mohamed Lounas, responsable à la CGT. Pour « faire plus avec moins », le fonctionnement des CAF a dû s’inscrire dans une logique de productivité et de rentabilité. « Dans une optique de réduction des coûts, on n’entend plus parler que d’externalisation, de départementalisation, de mutualisation et de tout un tas de méthode qui nous permettrait soi-disant d’arriver à une "efficience des services". Mais sur le terrain, on ne voit que les dysfonctionnements », poursuit Isabelle Lerat.

Le service public, qui se veut de proximité, est en déliquescence. « Dans le Var, dix permanences d’accueil ont été fermées, contraignant les allocataires à des déplacements longs et coûteux », indique Frédéric Cotrone, élu au Comité d’entreprise et délégué syndical CGT de la CAF du Var. Dans les Alpes-Maritimes, le Vaucluse ou encore les Bouches-du-Rhône, les syndicats conduisent depuis plusieurs mois un mouvement social pour tenter de stopper l’hémorragie. « Les fermetures des accueils se banalisent, ce qui dans des territoires économiquement et socialement sinistrés est une véritable catastrophe », insiste Mohamed Lounas.

« On gère des humains, pas des boîtes de conserve ! »

Dans le cahier des charges des CAF, « l’efficience du service » passe aussi par la politique du chiffre. Les Caisses sont légalement obligées de respecter des délais dans le traitement des dossiers et l’accueil du public, via une Convention d’objectif et d’orientation (COG) signée avec l’État. Ainsi, la COG 2009-2012 impose, par exemple, que l’accueil des allocataires dans les agences n’excèdent pas 20 minutes, et que les demandes de minima sociaux soient traitées en moins de 15 jours. Des injonctions louables sur le papier, mais qui s’avèrent dans les conditions actuelles totalement intenables.

Aux fermetures ponctuelles, s’ajoute un recours massif aux contrats précaires et aux heures supplémentaires. A tous les niveaux, le personnel est soumis à une pression du chiffre et du rendement, parfois poussée jusqu’à l’absurde. « On nous impose un rythme de travail totalement incompatible avec l’aspect social de nos missions. On gère de l’humain, pas des boîtes de conserve ! Pourtant, on nous fait bosser à la chaîne, comme à l’usine », s’indigne une technicienne de la CAF de Lille. La performance des salariés ne se mesure plus qu’au chronomètre, quitte à devoir bâcler pour satisfaire aux exigences de productivité.

Des erreurs qui s’élèvent à 1,6 milliard d’euros

« Mieux vaut régler un appel en deux minutes sans apporter de réponse, en obligeant l’allocataire à se déplacer en agence ou à faire un courrier, que de prendre le temps de répondre », témoigne un conseiller de la plateforme téléphonique du Nord. « A l’accueil, on va considérer comme un bon point le fait de renseigner les allocataires en moins de 7 minutes. Mais c’est désolant, c’est le signe qu’au guichet, les salariés sont dans l’obligation de mal travailler », remarque Patrick Grèze, représentant CGT des caisses de la sécurité sociale de l’Aude.

« Avant, on avait le souci de bien ficeler les dossiers, avec une vraie conscience du travail social et de la qualité du service rendu, aujourd’hui on fait de l’abattage », se désole une agent de la CAF des Pyrénées Orientales, en poste depuis 20 ans. « Ils ont fait le choix de la quantité au mépris de la qualité du service, confirme un salarié de la CAF de Paris. L’essentiel, c’est d’augmenter les cadences pour continuer à tenir des objectifs devenus inaccessibles. Et tant pis si ça génère des erreurs. »

Mal travail et perte de sens

En juin 2012, la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la CAF, chiffrant à 1,6 milliard d’euros le montant des erreurs dans les versements. Dans 17 % des cas, les agents sont jugés fautifs. « La Cour des comptes ne travaille pas dans les mêmes conditions que les agents, s’agace Jean-Louis Deroussen (CFTC), président du conseil d’administration de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Le problème, c’est qu’on a complexifié les règles de calcul des droits au point de rendre le risque d’erreurs trop important. Ça pénalise l’agent qui a dû travailler trop vite pour remettre un dossier qui n’est pas abouti, et à l’autre bout de la chaîne, l’allocataire, bien sûr, qui est obligé de rembourser, de téléphoner ou d’écrire pour régulariser sa situation. »

Contraints de mal travailler, dépossédés du sens social de leur mission, les personnels souffrent de ne plus se reconnaître dans les valeurs de l’organisme. Une employée de la CAF du Nord se souvient de la gratification que pouvait apporter « une campagne d’appels sortants, où on contactait les gens qui ne bénéficiaient pas de l’intégralité des prestations auxquelles ils avaient droit. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le même état d’esprit, on lutte contre la fraude... » Le cadre de la CAF de Paris se rappelle lui aussi avec amertume de l’époque où les agents avaient le temps et les moyens d’aller « au-devant des besoins de l’allocataire ». Une période révolue. Pas étonnant que dans L’Envers de la fraude (aux éditions La Découverte), un collectif de chercheurs vienne de mettre en évidence que chaque année, 5,3 milliards d’euros de RSA et 4,7 milliards d’euros de prestations familiales et de logement ne sont pas versés à leurs destinataires. Cette stratégie vise-t-elle, sans l’avouer, à décourager les gens de faire valoir leurs droits ?

Un allocataire s’immole par le feu

Avec le retard dans le traitement des dossiers et la multiplication des erreurs, le mécontentement s’exprime de plus en plus souvent au guichet. « Les incivilités et les agressions se multiplient. La police est régulièrement appelée, des plaintes sont déposées. Dans les agences de Paris, les effectifs des agents de sécurité ont doublé, c’est un signe », note un cadre du département. « Le plus difficile à gérer, ce sont les appels d’allocataires en détresse, en très nette augmentation, estime le conseiller téléphonique de la CAF du Nord. Ce sont des situations bouleversantes, mais quand on n’a pas de solutions, il faut vite enchaîner avec la personne suivante ».

Même ressenti et même aveu d’impuissance du côté du personnel d’accueil. « Faut voir comme les gens sont malheureux et dépendants de leurs allocations. Quand vous n’avez que les ressources de la CAF pour survivre, une irrégularité dans le paiement peut avoir des conséquences catastrophiques », souligne Nicole Gennatiempo (CGT), à la CAF des Bouches-du Rhône. Ce n’est pas le drame survenu en août dernier qui va la contredire. Privé de son RSA depuis mai, un homme de 51 ans, à qui on réclamait pour la quatrième fois des pièces justificatives complémentaires, s’est immolé par le feu à l’accueil de la CAF de Mantes-la-Jolie dans les Yvelines.

« Je me surprends à ne plus rien ressentir »

« Parfois, quand je rentre le soir chez moi, je repense à ma journée, à la détresse des gens, à leur misère et je me surprends à ne plus rien ressentir. J’ai l’impression de devenir une machine », confie un employé de la CAF de Lille. « La souffrance est là, mais elle est très difficile à exprimer. Les agents encaissent en silence, parce qu’ils ont conscience qu’au bout, c’est l’allocataire qui risque d’être pénalisé », observe Isabelle Lerat.

Aux dires des syndicats, les arrêts maladie et les dépressions se multiplient. Selon FO, l’absentéisme concernerait 15 % des personnels d’accueil cette année, contre 3 % pour l’ensemble du personnel. Dans l’Aude, une lettre anonyme envoyée fin octobre à la presse locale dénonce la dégradation des conditions de travail et le mal-être qui en découle. La conclusion est sans appel. « Si, dans les mois qui viennent, un membre du personnel se suicide, vous penserez à ce courrier. »

2 000 suppressions de postes envisagées

Partout en France, les CAF sont « au bord de l’explosion », résument les fédérations CGT, FO, CFE/CGC dans le communiqué appelant à la grève du 22 novembre, suivie par un quart du personnel. Venus manifester à Marseille, plus d’une centaine de grévistes ont envahi le palais des Congrès où s’étaient rassemblés les dirigeants des CAF pour aborder les futures orientations de la convention d’objectifs et de gestion (COG), qui doit préfigurer l’avenir de l’organisme jusqu’en 2016.

Les syndicats ont toutes les raisons de penser que la prochaine feuille de route va les envoyer dans le mur. Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS ), encore confidentiel, indique qu’une nouvelle réduction de 2 000 postes serait envisagée sur les quatre prochaines années. « On ne peut pas supprimer de nouveaux emplois sans mettre en péril le service des CAF. Le traitement des dossiers et le paiement des minimas sociaux dans les délais ne sera plus possible. On est à la limite de la rupture. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités », avertit Jean-Louis Deroussen, le président de la CNAF.

« Il est où le changement ? »

Dominique Bertinotti, ministre déléguée à la Famille, a proposé aux dirigeants des CAF de puiser dans les emplois d’avenir (CDD de trois ans maximum destinés aux jeunes peu ou pas qualifiés) pour pallier les manques d’effectifs. Pas vraiment du goût des syndicats qui y voient « un cautère sur une jambe de bois ». « Ce n’est pas de ça dont les caisses ont besoin , souligne un cadre. Les techniciens conseils se recrutent aujourd’hui à Bac+2 et il faut compter au moins deux ans pour qu’ils soient véritablement opérationnels. » Pour les syndicats, recourir ainsi aux contrats aidés, c’est « scier la branche sur laquelle on est assis. On est encore sur des exonérations de cotisations sociales, donc toujours moins de moyens pour la sécurité sociale et pour les CAF. » Le gouvernement semble n’avoir pas entendu les appels au secours. Les syndicats envisagent de durcir leur mouvement pour faire entendre la voix des salariés avant la signature de la prochaine COG, prévue d’ici mars 2013.

Dans les files d’attente, les allocataires n’ont aucun mal à désigner le responsable des dysfonctionnements des Caisses. « Tout ça c’est de la faute de l’État. Les politiques, ils sont tous pareils. Regardez-nous ! On n’a plus de boulot, on n’arrive plus à nourrir nos familles. Il est où le changement ? On file des milliards aux banques, aux entreprises, et pour les pauvres, rien du tout, on nous laisse dans la misère », s’énerve une femme. Et son voisin de prévenir. « S’il continue comme ça, un jour où l’autre, il va y avoir une révolution. Il faut qu’il fasse attention. » Un accident est si vite arrivé lorsqu’on casse un amortisseur social.

Linda Maziz

Notes

[1Et déjà de 5,2 %, entre 2011 et 2012, sur les huit premiers mois de l’année.