Bien commun

Gestion de l’eau : quand le service public est plus efficace que le business privé

Bien commun

par Sophie Chapelle

Les vertus d’une gestion publique de l’eau progressent en France. Face au cartel des multinationales de l’eau, des communes urbaines comme rurales préfèrent reprendre la main sur l’or bleu. Élus, militants associatifs, usagers, syndicalistes, réunis au Forum alternatif mondial de l’eau, témoignent de leurs expériences. L’enjeu : servir les usagers plutôt que de rémunérer des actionnaires, préférer une gestion démocratique plutôt que de favoriser le business de quelques-uns. Bref : se réapproprier ce bien commun.

« Sans les ingénieurs et le savoir des multinationales, vous allez empoisonner les habitants de votre village », « Avant la fin de l’année, vous aurez doublé le prix de la gestion »… Michel Partage se souvient de l’angoisse qui l’a saisi quand sa petite commune a décidé de reprendre en main son réseau de distribution et d’assainissement de l’eau, en 2002. Ancien maire de Varages, un village du Var de 1 000 habitants, il est venu témoigner au Forum alternatif mondial de l’eau de son expérience. « Il y a un cap psychologique à passer, un maire a peur de l’inconnu, n’est pas épaulé. Dans les villages, il n’y a pas de directeur de cabinet, de chefs de service, de staff de techniciens, de moyens financiers pour rémunérer un cabinet d’étude. »

Pourtant, neuf ans après la mise en place, le bilan du retour à la gestion publique de l’eau est sans appel. « Aucun élu ni usager n’imagine une autre gestion de ce bien commun de l’humanité sur la commune de Varages », assure Michel Partage, également président de l’association EAU (élus, associations, usagers). Un succès local qui s’inscrit dans une tendance nationale : l’intérêt pour un retour en gestion publique progresse. En une petite décennie, plus de 300 communes sont passées d’une gestion semi-privée à une gestion en régie publique. Parmi elles, des villes comme Paris, Grenoble, Rouen, Castres ou Cherbourg. Un mouvement qui touche aussi d’autres pays, depuis « la guerre de l’eau » à Cochabamba, en Bolivie (lire nos articles sur la gestion de l’eau).

Cartel de l’eau, opacité et corruption

La médiatisation passée des « affaires » de corruption et des contrats jugés illégaux par la justice a initié le mouvement. Le cas grenoblois en est l’illustration la plus symbolique. La ville décide de remunicipaliser la gestion de son eau après la condamnation en 1996 à quatre ans de prison ferme de son ancien maire, Alain Carignon, pour des pots-de-vin perçus auprès de la Lyonnaise des eaux (Suez aujourd’hui). Sans oublier les déboires de Jean-Marie Messier, qui, à la fin des années 1990, bâtit l’empire Vivendi grâce, en partie, à la rente de la Compagnie générale des eaux (devenu Vivendi environnement puis ensuite Veolia).

Assuré jusque dans les années 1950 à hauteur de 70 % par des régies publiques communales, ce service public a progressivement été « confisqué » par trois grandes entreprises : Veolia (ex-Générale des eaux, ex-Vivendi), Suez (anciennement Lyonnaise des eaux) et la Saur. Elles détiennent 69 % de la distribution de l’eau potable, Veolia se taillant la part du lion avec 39 % contre 19 % pour GDF Suez et 11 % pour la Saur.

La gestion privée 25 % plus chère

Face à ce cartel, beaucoup d’usagers et d’élus s’interrogent sur la possibilité de revenir en régie publique. « À Gap, notre contrat avec Veolia se termine en juin 2013, raconte un militant associatif. Il y a eu un audit théoriquement impartial dont les résultats ont démontré que la régie coûterait beaucoup plus cher. Résultat, tous les élus ont voté pour la reconduction de la délégation de service public. » Rien d’étonnant pour Gabriel Amard, président de la Régie publique Eau des lacs de l’Essonne qui se souvient de la pression subie : «  "Il va falloir racheter les réseaux, vous n’avez pas les compétences internes, le service de l’eau sera plus cher car les multinationales produisent pour beaucoup de communes, donc il y a des économies d’échelle…" Ce sont les mensonges que servent les multinationales aux élus locaux ! »

En réalité, « le retour à la gestion publique ne coûte rien à la collectivité », souligne Gabriel Amard. Les réseaux appartiennent aux communes, qui ne font que les déléguer au gestionnaire du service de l’eau. Les employés et les ingénieurs, qu’ils travaillent pour le public ou le privé, sortent des mêmes écoles. « Enfin, quand il y a une économie d’échelle, c’est au profit de dividendes reversés aux actionnaires puisqu’en moyenne la gestion privée est toujours de 25 % plus chère que le coût de revient au m3 en régie publique », précise Gabriel Amard. À Paris, le départ de Suez et Veolia, et la reprise du réseau de distribution par la régie Eau de Paris, en 2010, ont permis de rationaliser l’organisation, d’éviter les chevauchements de fonction et de réaliser des économies d’échelle. Près de 30 millions d’euros ont ainsi été économisés dès la première année en régie. En mars dernier, l’Hôtel de Ville a même annoncé une baisse symbolique de 8 % du tarif de l’eau, ainsi que des aides sociales aux usagers en difficulté.

Aider les usagers plutôt que de rémunérer les actionnaires

Presque partout, l’exploitation publique en régie se révèle plus intéressante pour les usagers que la délégation à des entreprises privées. Ces dernières facturent en effet leur service nettement plus cher : de 20 % à 40 % il y a vingt ans à environ 12 % aujourd’hui. Avant d’envisager un retour en régie, plusieurs agglomérations qui considèrent leurs factures d’eau trop salées luttent pour négocier les tarifs à la baisse. Les « gestes commerciaux » des opérateurs privés se multiplient. En 2007, la Communauté urbaine de Lyon a obtenu une baisse de 16 % de sa facture chez Veolia. Même chose à Toulouse avec une réduction de 25 % et à Saint-Étienne, où le maire a négocié un abattement de 23 %, soit près d’un euro par m3.

« Le principe de la gestion publique est de fonctionner à l’équilibre, alors que l’essence même des contrats de délégation de service public est de générer une marge pour pouvoir financer les capitaux privés investis dans l’entreprise et rémunérer les actionnaires », remarque Jacques Tcheng, directeur général de la régie des eaux de Grenoble. En régie, ce sont les élus qui décident annuellement du prix du service. À Paris, en 2011, le prix du m3 d’eau est passé sous la barre d’un euro. Les multinationales appliquent généralement un tarif dégressif. « Plus vous consommez, moins le m3 d’eau est cher ! Nous avons fait l’inverse. Les 120 premiers m3 coûtent désormais moins chers que les 80 suivants, eux-mêmes moins chers qu’au-delà de 200 m3 de consommation annuelle », explique Gabriel Amard, de la régie publique Eau des lacs de l’Essonne.

Gratuité contre marchandisation

La régie Eau des lacs de l’Essonne mise également sur la gratuité. « Les premiers m3 indispensables pour survivre, estimés à 3 litres par jour et par personne, sont donc gratuits, c’est à dire déduits de la facture. » Le paiement de l’abonnement ou d’une part fixe a également été supprimé. Partant du principe que l’eau pour la cuisine ou la salle de bains ne doit pas être accessible dans les mêmes conditions que l’eau qui concourt à un chiffre d’affaires, des tarifs différenciés sont également mis en place selon l’usage familial ou professionnel. Danielle Mitterrand, fondatrice de la Fondation France libertés, résumait la situation ainsi : « La marchandisation signifie que lorsque nous mettons sur une table deux verres pleins d’eau, l’un géré par une multinationale et l’autre par le service public, 1/3 du verre de la multinationale sert à rétribuer des actionnaires, alors que le service public consacre les trois tiers au service de l’eau, sans profit. » [1]

Parler du seul prix sans évoquer les investissements serait une erreur. Une régie publique ne faisant pas de profits, tous les bénéfices de l’exploitation sont réinvestis dans le service. À Varages, la municipalité a fait le choix d’investir fortement dans la rénovation – les canalisations dataient de plus de 60 ans. Et dans l’extension du réseau plutôt que de baisser le prix du m3. C’est pourquoi « la délibération prévoit la stabilisation du prix de la gestion de l’eau à 2,45 euros le m3, assainissement et taxes comprises », précise Michel Partage. Une régie ne peut cependant se charger de toutes les opérations de maintenance : travaux sur le réseau, relevé des compteurs, facturation, exploitation de la station d’épuration… L’intervention du privé dans plusieurs prestations n’est pas contestée par les collectivités, à partir du moment où elle est contrôlée.

Contrôle démocratique de l’eau

Un contrôle démocratique accru fait aussi partie des exigences. Chez un opérateur privé, la comptabilité, malgré l’intervention d’un commissaire aux comptes, demeure interne à l’entreprise. Une régie, elle, est soumise à la comptabilité publique. À Paris, par exemple, un contrat d’objectifs lie désormais la Ville de Paris à sa régie, auquel se greffe un ensemble d’indicateurs sur la qualité de l’eau, les investissements, la recherche, le personnel, qui permettent à la ville de suivre avec précision son service. Le conseil d’administration de la régie a également été ouvert aux représentants du personnel, qui possèdent une voix délibérative, et aux associations de consommateurs telle l’UFC-Que Choisir, garantissant ainsi un contrôle citoyen sur les actes de gestion.

Des associations de consommateurs siègent aussi au conseil d’exploitation de la régie Eau des lacs de l’Essonne. Ces usagers sont consultés sur chaque décision préalablement au vote du conseil de la Communauté de l’agglomération. « L’implication des usagers autour de chaque aspect nous a aussi conduits à effectuer des investissements sur le réseau six fois plus importants qu’avant », remarque Gabriel Amard. Leur participation a été déterminante dans la décision de passer en régie publique. Lors d’une votation citoyenne, 95 % des 4 949 votants (soit 2/3 des titulaires de compteurs d’eau) ont approuvé le retour en régie publique. La suite a été pensée et réalisée avec l’implication des usagers, de la définition des conditions d’accès aux investissements sur les installations et les réseaux de distribution, en passant par l’élaboration du règlement du service.

Bien commun contre business

« Au Forum mondial de l’eau (le forum institutionnel sponsorisé par Suez et Veolia, ndlr), on parle rente économique, capital écologique, technique et business, dénonce Anne Le Strat, présidente de la régie Eau de Paris. Ce que nous portons ici, au forum alternatif, ce sont la responsabilité collective, le bien commun, la démocratie, la citoyenneté. » La bataille politique pourrait se jouer dans les prochains mois avec le renouvellement des trois quarts des contrats d’eau et d’assainissement d’ici à 2015. Le Conseil d’État a en effet jugé [2] que la limitation dans le temps des délégations de service public – la durée du contrat avec un prestataire privé – était un principe impératif [3]. Avec les élections municipales de 2014, la période est propice à une mobilisation accrue des citoyens et usagers. Comme à Varages, en 2001, où les habitants ont décidé de transformer les élections municipales en un référendum : pour ou contre la régie. Avec un taux de participation supérieur à 80 %, le dépouillement fut sans appel.

Sophie Chapelle

Photo : source

P.-S.

Pour aller plus loin :

 Partage des eaux, ressources et informations sur une gestion juste et durable de l’eau

 Association européenne pour la gestion publique de l’eau (European Association for Public Water Management) :Aqua Publica

 Le guide de la gestion publique de l’eau, Éditions Bruno Leprince, 2012.

Notes

[1Extrait d’un entretien paru dans Le Sarkophage (n° 21).

[2Lors d’un arrêt rendu le 8 avril 2009.

[3La limitation était prévue à 20 ans par la loi Sapin, amendée en 1995.