Lutte environnementale

Comment on meurt dans la ville la plus polluée d’Europe

Lutte environnementale

par Xavier Renou

A Tarente, dans l’extrême sud italien, la population meurt à petit feu depuis un demi siècle, dans l’indifférence des autorités. En cause : les aciéries qui génèrent une pollution mortelle chargée d’amiante, de Co2 et de dioxine. Elles fournissent 10 millions de tonnes d’acier par an, soit la plus grosse production d’Europe. Un système où les fortunes générées pour quelques uns valent bien le sacrifice de quelques milliers d’ouvriers et de riverains.

Photo : la ville de Tarente (source)

D’abord il y a la mer, immense. Le soleil, bien sûr, et les champs d’oliviers, d’oranges, de mandarines, à perte de vue. Une situation géographique exceptionnelle, pour la ville la plus méridionale d’Italie, située dans le talon de la botte italienne, où la terre agricole est si riche. Tarente fut jadis le port de commerce principal de la Grèce méditerranéenne, qui précéda la conquête romaine. Mais si Tarente est connue aujourd’hui dans toute l’Italie, et dans toute l’Europe, c’est en raison de son niveau extrême de pollution, et du taux record de cancers qui l’accompagne.

En 1960, les autorités italiennes décident de construire à Tarente la plus grande aciérie d’Europe, avec cinq hauts-fourneaux. C’est la société publique ILVA (nom de l’île d’Elbe d’où était extrait au 19e le minerai de fer nécessaire à la fabrication de l’acier) qui est chargée de gérer ces hauts-fourneaux. Privatisée en 1988, l’Ilva tombe dans le giron du groupe Riva SPA, géant italien de la sidérurgie, et 10e producteur mondial d’acier. 20 ans plus tard, le site de Tarente demeure le premier producteur européen d’acier : 10 millions de tonnes en sortent chaque année.

Contact direct avec l’amiante

Lorsque Ilva débarque à Tarente, on met en avant la création d’emplois, la modernité des installations, la fierté d’accueillir un tel investissement dans la région des Pouilles, l’une des plus pauvres d’Italie. Aujourd’hui, on parle plutôt, comme Roberto Missiani, ancien ouvrier de l’aciérie, du « sacrifice » pur et simple de la ville, au nom de la croissance économique. Fringuant jeune retraité, dont les mains s’agitent en tous sens lorsque la colère le prend, il manie désormais mieux l’ordinateur portable que les feuilles d’acier. Il a pu prendre sa retraite à 50 ans, pas trop usé. C’était la règle, avant, après 30 ans de travail au contact de l’amiante, une substance qui recouvre de nombreux équipements en aciéries, pour ses qualités isolantes et anti-incendie.

Roberto se souvient qu’avant d’entendre parler des ravages de l’amiante, on lui faisait manipuler ce matériau à la main, sans masque ni gants. Aux poussières de l’amiante dont il remplissait ses poumons s’ajoutaient le dioxyde de carbone, le benzopyrène issu de la combustion de l’acier, tous deux fortement cancérigènes. La dioxine, aussi, qui fit jadis la tragique réputation de Séveso, après l’explosion. Sans compter la poussière rouge du minerai d’acier, échappée des tas de minerais laissés à l’air libre dans l’usine, et qui recouvre chaque jour les rues du quartier de Tamburi – le quartier du Tambour – qui jouxte l’usine. Les enfants y respireraient l’équivalent de 800 cigarettes par an. Malade, il l’est, oui. Il a déjà subi plusieurs opérations à la gorge, à la tyroïde, et ses poumons sont empoisonnés. Il se sait condamné. On glisse sur le sujet.

Médecine du travail à la botte d’Ilva

Roberto, avec quelques-uns, a cependant décidé de se battre, après avoir découvert les causes de sa maladie. Pendant plusieurs décennies, il est comme les 11.000 employés que dévore chaque année le géant industriel. A la fois ignorant et soumis. Ignorant, parce que la médecine du travail, payée par ILVA, se contente d’examens superficiels de la santé du personnel, et que les maladies n’apparaissaient qu’après bien des années de travail dans le ventre d’acier.

Soumis, aussi, parce que le travail est rare dans la région et que la paie est correcte (1.000 à 1.500 euros mensuels, aujourd’hui, un très bon salaire au sud de Naples). Parce que les vieux employés souffrants choisissaient de se taire, pour ne pas obérer les chances de leurs enfants de trouver un emploi à l’usine. Quelle famille de la ville, aujourd’hui encore, ne compte pas au moins un membre qui a travaillé ou travaille encore chez ILVA ?

En 2007, Roberto s’associe à une poignée d’habitants pour créer une association, Alta Marea, du nom de cette « marée haute » qui engloutira un jour, espèrent-ils, le monstre. Alta Marea est en fait une plateforme, qui réunit adhérents individuels, souvent d’anciens travailleurs d’ILVA, et une quinzaine d’associations écologistes (WWF, Peacelink, la Ligue de protection des oiseaux et la Ligue de protection de l’environnement italiennes...) ou de malades (la ligue national contre le cancer, l’association des leucémiques...).

1.500 morts par an

Et des malades, il y en a ! Tarente compte actuellement un peu moins de 200.000 habitants. D’après Roberto, elle a perdu 40.000 habitants en 10 ans. Morts prématurément, pour la moitié d’entre eux, ou partis s’installer ailleurs pour échapper aux fumées et à la contamination des sols. 1.500 personnes décèdent chaque année de causes liées aux pollutions de l’air, de l’eau et des sols. Chaque habitant respire plusieurs dizaines de tonnes de monoxyde et de dioxyde de carbone par an. 92% de la dioxine émise par les industries d’Italie (soient 8,8% des émissions totales de dioxine dans l’Union Européenne), provient des cheminées d’ILVA, et se répand sur la ville au gré des vents marins.

La liste est longue des maladies provoquées chez les habitants par l’exposition à ce cocktail chimique : tuberculose, hémorragie, embolie et œdème pulmonaire, cancer des poumons, du sang (leucémie), du plasma... On bat ici tous les records. Le propriétaire de l’usine, et du groupe international qui porte son nom, Emiliano Riva, 75 ans, est d’ailleurs condamné à la suite d’une plainte concernant les rejets de dioxine bien supérieurs aux normes européennes. Seulement, la justice italienne est ainsi faite que les procès y sont attendus plusieurs années, qu’ils se déroulent donc parfois après que les délais de prescription soient arrivés à terme. Et l’on n’y fait que rarement respecter les jugements lorsque ceux-ci frappent des personnalités puissantes.

Vers la désobéissance civile ?

Riva fut condamné en octobre 2008 à deux ans de prison, et le directeur Luigi Capogrosso, à un an et 8 mois de prison. Aucun des deux n’y passera le moindre jour. En guise de sanction financière, Riva n’eut à payer que les 8.000 Euros de frais de justice ! Curieusement, la ville de Tarente a même renoncé à demander son dû, des compensations pour les dégâts environnementaux causés par les rejets de l’aciérie. Dans un périmètre de 25 km autour de la ville, tous les champs sont considérés comme impropres à l’exploitation agricole : contaminés. Il y pousse pourtant de larges vergers qui nourrissent et empoisonnent à la fois la population de la sous-région.

Aujourd’hui, Alta Marea est arrivée à bout de sa patience. Elle a poussé de nombreuses portes, entendu de nombreuses promesses, mené pas mal d’opérations d’alerte et de sensibilisation, dont deux grandes manifestations de plus de 20.000 personnes, en 2008 et 2009. Elle a même obtenu avec d’autres la condamnation de la ville de Tarente au Tribunal : une pétition, signée par plusieurs milliers de personnes, fait obligation à la ville d’organiser un référendum consultatif sur la fermeture de l’aciérie. Pourtant la ville s’y refuse. Le juge a exigé, la ville a cédé et promis le référendum pour mars. Mais Tarente vient de faire machine arrière, sans explications, il y a à peine quelques jours. La démocratie fait peur au pays de la pollution. Les militants, très remontés, envisagent désormais de passer à la désobéissance civile. A suivre...

Xavier Renou