Greenwashing

Adani : milliardaire magnat du charbon et faux ami écolo de Total en Inde

Greenwashing

par Barnabé Binctin, Guillaume Vénétitay

Macron accueille le chef du gouvernement indien, l’ultra-nationaliste Narendra Modi, ce 14 juillet. Et Total noue des partenariats avec l’industriel indien Gautam Adani. Reportage dans l’envers du décor d’une prétendue transition verte.

Il pointe du doigt le mur blanc surmonté de barbelés, à quelques centaines de mètres du seuil de sa maison. Puis Barkat Khan oriente sa main vers la gauche et montre l’étalement de la muraille, qui forme comme un cordon autour de son domicile. « Derrière, c’est le parc solaire. Avant, il y avait là 400 familles, qui cultivaient des lentilles, du millet, des graines de moutarde… Depuis la construction, tout le monde est parti », soupire l’homme de 38 ans.

C’est en 1947, au moment de la partition des Indes, que ses ancêtres s’étaient installés ici, à Nedan, dans l’État du Rajasthan. Un village en plein milieu du désert de Thar, au nord-ouest du pays et à une centaine de kilomètres du Pakistan voisin. À l’époque, personne ne pouvait s’imaginer que la région deviendrait cet eldorado pour les investissements dans les énergies renouvelables, attirés par l’ensoleillement permanent et les fortes bourrasques qui martyrisent ces terres arides. En quelques années, centrales solaires et éoliennes y ont poussé comme des champignons pour assurer une capacité installée de 21 GW, sans compter les 23 autres qui s’y ajouteront bientôt.

Une cour de maison en Inde, une chèvre passe au milieu
Chez Barkat Khan.
©Guillaume Vénétitay

Pour Barkat Khan, cela n’a pas changé grand-chose aux coupures d’électricité, toujours aussi fréquentes chez lui. Par contre, il n’a pas tardé à subir d’autres conséquences bien plus palpables : « J’ai des oncles et tantes à dix kilomètres. Si je veux aller les voir, je dois désormais en faire presque 50. À cause du parc, je n’ai plus accès à toutes les routes. Mes enfants ne sont plus scolarisés, car l’école est désormais trop loin. » C’est en 2018 que sa vie bascule, lorsque d’étranges intermédiaires commencent à rôder pour promettre un petit pécule ou un emploi, en échange du foncier.

Paysan contre parcs solaires

Grâce à un flou sur l’appartenance de ces terres, ce projet de parc solaire de 1500 MW sur 939 hectares finit par voir le jour, et force la plupart des voisins à l’exil. Pour les derniers résistants, la note est de plus en plus lourde. « Je cultive moins, donc je vends moins. J’atteins au mieux 10 000 roupies par mois (environ 110 euros, ndlr) », calcule Barkat Khan, en redressant le maigre bout de tissu qui protège une partie de sa tête des rayons du soleil.

Déterminé, le paysan a pourtant décidé de combattre la légalité de l’installation, avec un certain succès : en 2020, la Haute Cour du Rajasthan lui a donné raison en appel, ordonnant l’arrêt temporaire du chantier. En vain. Depuis, l’homme a mis un nom sur la cause de tous ses maux : Adani. Et vite compris qu’on ne combattait jamais vraiment à armes égales face à pareil mastodonte.

Longtemps inconnu du grand public, Gautam Adani est à la tête d’un gigantesque conglomérat industriel qui en a fait l’un des hommes les plus riches d’Inde, puis d’Asie et même du monde. L’été dernier, à la faveur des fluctuations boursières, l’homme de 60 ans s’est offert son moment de gloire en devenant la deuxième fortune mondiale, avec un capital estimé à 150 milliards de dollars. Supplantant Jeff Bezos et Bernard Arnault, l’Indien a talonné Elon Musk pendant plusieurs semaines.

Agriculture, armes, sidérurgie

Son succès, le magnat l’a d’abord « construit » grâce à des activités de rente, investissant dans des secteurs plutôt traditionnels et sans grande innovation technologique, dans le contexte particulier de libéralisation de l’économie indienne des années 1990. Après s’être fait la main dans le trading de diamants à Bombay, Gautam Adani revient chez lui, à Ahmedabad, dans sa région natale du Gujarat, pour y développer un commerce d’import de PVC avec l’un de ses frères.

Porté par l’essor du plastique, Adani en profite pour étendre progressivement ses activités à l’agriculture, aux armes et à la sidérurgie. « Le tournant, c’est le port de Mundra qu’il a fait construire à partir de 1998, et qui est aujourd’hui la plaque tournante des échanges de marchandise du sous-continent », analyse R.N. Bhaskar, journaliste qui a consacré l’an dernier une biographie particulièrement flatteuse à celui qui a « fait entrer l’Inde dans la modernité » [1].

Premier port privé d’Inde avec près de 145 millions de tonnes de cargaison par an, Mundra est devenu le point névralgique d’un empire qui ne semble plus connaître de limites. De la gestion d’infrastructures de transports – avec treize ports et sept aéroports en Inde – à la cimenterie ou au stockage de céréales, en passant par les projets de réaménagement urbain, les data centers et l’aéronautique, plus rien n’échappe au conglomérat – pas même les médias, Adani ayant mis la main sur le groupe audiovisuel NDTV à l’automne dernier. Dans un article récent, le média Bloomberg résumait ainsi cette boulimie insatiable : « Aucun autre individu dans l’histoire moderne de l’Inde ne s’est imposé dans autant de secteurs en aussi peu de temps. »

L’opportunité des énergies renouvelables

Alors forcément, au moment où l’Inde prend le tournant de la décarbonation en décidant de porter à 500 GW sa part de renouvelables à l’horizon 2030 et en espérant atteindre la neutralité carbone d’ici 2070, Adani n’a pas manqué de s’embarquer dans l’aventure. Dès 2015, le conglomérat lance une filiale, Adani Green Energy Limited (AGEL), chargée notamment de construire ce qui est alors, à l’époque, le plus grand site solaire au monde, à Kamuthi, au Tamil Nadu, dans le sud-est du pays.

Depuis, Adani s’est également implanté au Rajasthan, au moyen d’une autre filière, Adani Renewable Energy Park Rajasthan Ltd (AREPRL), qui possède une capacité de 2 GW répartis sur plusieurs sites – dont le fameux parc de Bhadla, devenu désormais la plus grande centrale solaire actuellement opérationnelle dans le monde, avec ses dix millions de panneaux déployés sur 5700 hectares pour une capacité totale de 2,25 GW.

Dans tout le pays, Adani compte aujourd’hui 8 GW de renouvelables au total, et n’entend certainement pas s’arrêter en si bon chemin : officiellement, le groupe vise l’objectif pharaonique de 45 GW à l’horizon 2030. À l’heure où le pays le plus peuplé au monde s’apprête à accueillir le G20 en septembre prochain, le tycoon se veut le premier VRP des nouvelles ambitions pour les énergies vertes.

En Inde, mais pas seulement : en novembre 2021, le groupe projetait d’investir quelques 70 milliards de dollars, s’autoproclamant futur plus grand producteur d’énergies renouvelables au monde. Dans le viseur, le solaire, l’éolien, mais aussi le prometteur marché de l’hydrogène, pour lequel Adani prospecte également hors de ses frontières, au Maroc notamment.

Villages détruits

L’appétit vient en mangeant et tant pis s’il ne reste que des miettes pour les populations locales. « Ils nous promettaient des emplois, mais aujourd’hui, seule une poignée de personnes diplômées travaillent vraiment pour Adani. Ils ont détruit des villages en abîmant les liens qui nous unissaient, et que nous reste-t-il d’autre ? » interroge Chanesar Khan, dans un village voisin de Barkhat Khan.

Un parc solaire
Un parc solaire du groupe Adanai en Inde.
©Guillaume Vénétitay

Lui aussi a déposé un recours contre la construction du parc solaire qui sépare leurs deux bourgs, mais il n’a jamais réussi à réellement savoir où en était la procédure et ne se fait guère d’illusions sur le rapport de force. « Un jour, nos avocats nous ont demandé pas mal de papiers d’identité et nous ont fait signer des documents. On n’a plus entendu parler d’eux. Est-ce que c’était un accord pour enterrer l’affaire ? Lorsque nous avons protesté avec ma famille, la police a soutenu le groupe », raconte le sexagénaire.

Adani ne se distingue pas non plus par sa considération pour les enjeux environnementaux. La fondation Ecology, Rural Development & Sustainability (ERDS) a listé 130 « orans », terres sacrées et essentielles à la biodiversité, qui devraient ainsi être protégées de toute nouvelle installation d’éoliennes ou de parcs solaires.

En jeu, la préservation d’espèces particulièrement menacées, comme la Great Indian Bustard, l’outarde à tête noire. « Il en reste moins de 150 et plusieurs sont mortes, électrocutées par les lignes à haute tension. Il y a deux ans, la Cour suprême indienne a ordonné que toutes ces lignes soient enterrées dans les zones où l’outarde à tête noire a été identifiée. Mais sur le terrain, évidemment, ce n’est pas appliqué », se désole Sumit Dookia, membre de la fondation et par ailleurs professeur à l’université Gobind Singh Indraprastha de Delhi.

Soutien de Modi

C’est qu’Adani sait pouvoir compter sur un soutien de poids en la personne du Premier ministre indien, Narendra Modi. Les deux hommes s’épaulent mutuellement dans leur ascension respective, depuis plus de 20 ans. D’abord sur leur terre commune du Gujarat, où Gautam Adani fut l’un des rares entrepreneurs à soutenir Narendra Modi lorsque celui-ci, alors ministre en chef de cet État, fut directement incriminé pour son rôle dans les pogroms antimusulmans qui secouèrent la région, en 2002.

Bilan : près de 2000 morts et une mise au ban de la communauté internationale pour le dirigeant Modi – les États-Unis l’ont ainsi interdit de territoire pendant plusieurs années. Ce qui ne découragea pas pour autant Adani d’investir quinze milliards de roupies dans l’État du Gujarat, en échange de quoi Modi lui concéda un certain nombre d’avantages, tels que la création d’une zone économique spéciale dans le port de Mundra, qui permet à l’industriel de se libérer de nombreuses contraintes fiscales.

Ce manège s’intensifia à la suite de l’élection de Narendra Modi au poste de Premier ministre, en 2014 – une victoire célébrée depuis le jet privé de son ami Adani. En retour, ce dernier put alors bénéficier d’un accès privilégié aux marchés publics et aux crédits bancaires. Ce système de collusion hérite d’une longue tradition indienne pour le « crony capitalism », le « capitalisme de connivence », explique Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po et auteur d’un rapport très détaillé sur le sujet : « En échange d’un soutien financier, le chef d’orchestre politique alloue des pans entiers de l’économie à quelques grands capitaines d’industrie, qui accumulent ainsi les ressources et s’octroient des situations de quasi-monopole. »

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 2002 et 2014, le temps du mandat de Modi à la tête du Gujarat, le patrimoine d’Adani a été multiplié… par 100, passant de 70 millions de dollars à 7 milliards. Cette valeur a connu une nouvelle multiplication spectaculaire depuis que Modi est devenu Premier ministre pour atteindre jusqu’à 150 milliards à l’été 2022.

Série de manipulations

Cette ascension a toutefois connu un coup d’arrêt, tout aussi spectaculaire, en janvier dernier, lorsque le fonds d’investissement états-unien Hindenburg Research publia un important rapport dénonçant une série de manipulations illégales – de la fraude fiscale et du blanchiment d’argent organisés par une nébuleuse de sociétés offshore implantées dans des paradis fiscaux – visant à gonfler artificiellement la valeur boursière du groupe Adani.

Accusé d’avoir « monté la plus grande escroquerie de l’histoire des affaires », Adani vit alors sa fortune chuter à mesure que les cours de ses différentes sociétés en bourse dégringolaient. Mais il en faut plus pour faire vaciller un tel empire, fort de 26 000 salariés.

«  Too big to fail  : le pouvoir indien n’a aucun intérêt à voir Adani s’effondrer », éclaire Christophe Jaffrelot. Et de fait, Narendra Modi, jamais avare d’une saillie nationaliste, n’a pas tardé à monter aussitôt au créneau, témoignant publiquement de « la confiance de centaines de millions d’Indiens ».

Il n’y a d’ailleurs pas qu’en Inde que le tycoon a pu compter ses alliés. En France aussi, TotalEnergies n’a pas jugé nécessaire de remettre en cause ses engagements avec le conglomérat indien, estimant dans un communiqué de presse qu’il n’y avait « aucune raison de vouloir arrêter les actifs en production ou les chantiers en cours ».

Partenariat avec Total

Ces actifs en question concernent principalement des énergies renouvelables, autour desquelles la major pétrolière a construit un partenariat privilégié avec Adani, dans le cadre d’une stratégie bien rodée. « Plutôt que développer massivement ses propres capacités de production dans les énergies renouvelables, TotalEnergies priorise l’acquisition de participations dans des entreprises qui peuvent présenter un certain bilan en la matière », décrypte Lucie Pinson, la directrice de l’ONG Reclaim Finance.

Concrètement, depuis 2018, TotalEnergies a ainsi investi dans plusieurs filiales du groupe Adani, via notamment l’acquisition d’une première participation à hauteur de 37,4 % dans Adani Gas Limited – si tant est que l’on puisse considérer le gaz comme une véritable énergie de transition, par ailleurs. Puis, en 2021, TotalEnergies annonçait une nouvelle participation, à hauteur de 20 % et pour un montant de 2,5 milliards de dollars - alors « le plus gros investissement jamais réalisé dans les renouvelables » par la firme -, dans AGEL, présenté comme « le premier développeur solaire au monde ».

Créant par la même occasion une joint-venture grâce à une coparticipation à 50 % dans un portefeuille solaire en opération de 2,35 GW (AGEL23). « Ce partenariat s’inscrit parfaitement dans notre stratégie de soutenir nos partenaires dans leur transition énergétique et dans la décarbonatation de leur mix énergétique », justifiait ainsi TotalEnergies, en mars dernier.

En réalité, la démarche est évidemment loin d’être aussi désintéressée : « L’enjeu pour TotalEnergies, c’est de pouvoir gonfler son bilan en matière de renouvelables et maintenir sa place dans les portefeuilles de produits responsables, résume Lucie Pinson. Autrement dit, cela permet de verdir son image à moindre coût et d’alimenter un narratif qui lui permet de retarder l’ultimatum quant au changement structurel de modèle qu’exigent les objectifs internationaux sur le climat. »

Des fonds destinés aux renouvelables financent le charbon

C’est la stratégie du « joker ENR », du nom du récent rapport de l’ONG Bloom qui décortique minutieusement l’instrumentalisation des investissements de TotalEnergies dans les énergies renouvelables pour mieux «  greenwasher ses projets climaticides ». Ce qui permet de mieux comprendre pourquoi Patrick Pouyanné, PDG de Total, ne manque jamais l’occasion de se fendre d’un tweet enamouré à l’égard de son partenaire indien. « Votre engagement pour une transition énergétique bas-carbone en Inde est évident. Je suis fier que Total se joigne à cette belle entreprise qui est essentielle si nous voulons combattre efficacement le changement climatique », déclarait-il dans un tweet du 4 février 2021.

Problème : le concert de louanges ne supporte pas longtemps l’épreuve des faits. Début juin, l’enquête de l’ONG Toxic Bonds Network révélait ainsi que certains fonds officiellement destinés aux activités renouvelables d’Adani se retrouvaient en réalité à financer de nouveaux projets… dans le charbon.

Car tel est l’autre visage d’Adani, et même le véritable : en Inde, avant d’être le nouveau pape des énergies vertes, il reste d’abord le roi du charbon. TotalEnergies et Adani ne se sont certainement pas trouvés par hasard, eux dont les récents investissements dans les renouvelables ne sauraient occulter des portefeuilles autrement plus carbonés. Pour rappel, plus de 70 % des investissements de TotalEnergies sont consacrés au pétrole et au gaz,, dont une bonne partie dans de nouveaux projets.

À la différence près, peut-être, que le conglomérat indien ne semble pas s’embarrasser de cette duplicité, lui qui s’affiche fièrement sur son site internet comme le « plus grand producteur privé d’énergie thermique » du pays grâce à ses 13,6 GW de capacités installées, qui contribuent à faire aujourd’hui de l’Inde le troisième émetteur de gaz à effet de serre mondial.

De surcroît, le groupe ne se contente pas d’exploiter le combustible, puisqu’il participe également activement à l’extraire de terre. En Inde, mais aussi en Indonésie ou en Australie, où la mine de Carmichael – l’une des plus grandes au monde – suscite les plus vives controverses depuis bientôt dix ans. Sans parvenir à enrayer la machine : en 2022, dix millions de tonnes de charbon y ont été produites par Adani Mining, une filiale du groupe.

Toujours plus de mines

Une hérésie au regard des objectifs climatiques, certes, mais aussi si l’on considère la feuille de route de la multinationale, qui tablait sur pas moins de 2,3 milliards de tonnes en 60 ans. Pas de quoi doucher pour autant l’enthousiasme du tycoon, qui se félicitait dans son dernier rapport annuel (page 107) d’avoir « en l’espace d’une décennie seulement, […] émergé comme l’un des plus grands opérateurs de mines de charbon ».

Une affiche avec le nom d'Adani
©Barnabé Binctin

Adani ne fait d’ailleurs pas mystère de ses différentes stratégies d’expansion dans le charbon, en dépit de ses grands discours sur l’avenir des énergies vertes. En plus d’ouvrir toujours plus de nouvelles mines, le groupe entend bien à terme doubler sa capacité de production tirée du charbon, selon l’enquête menée par l’observatoire Market Forces.

À tel point qu’il deviendrait le leader incontesté dans le domaine : « Adani s’engage pour développer plus de charbon que n’importe quelle autre compagnie dans le monde  », estime l’ONG Stop Adani. Une situation totalement contradictoire que Tim Buckley, directeur du think tank Climate Energy finance, résumait ainsi en février dernier : « Bien que le groupe Adani soit l’un des principaux investisseurs dans les énergies vertes, c’est aussi l’entreprise qui développe le plus de nouvelles mines et de centrales à charbon à travers le monde ».

La marque Adani

Pour mesurer l’ampleur de ce double jeu, il faut se rendre au Chhattisgarh, l’un des États les plus reculés d’Inde, l’un des moins densément peuplés et l’un des plus pauvres, aussi. Ici, les forêts primaires qui recouvrent près de la moitié de sa surface ont longtemps valu au territoire le surnom d’ « Amazonie de l’Inde », avec ces colonies d’éléphants vivant en totale liberté, au milieu des léopards et des ours.

C’était avant qu’Adani ne se décide à en faire l’un des épicentres de son royaume, en donnant tout son sens à l’autre surnom de ce « petit » État comptant moins de 30 millions d’habitants : celui de « grenier à charbon ». Avec un gisement estimé à plus de cinq milliards de tonnes, la forêt d’Hasdeo Arand, 300 kilomètres au nord de la capitale Raipur, est devenue l’un des symboles de toute cette tension, depuis que le groupe y a ouvert sa première mine, en 2013.

Désormais, son logo violet règne en maître sur ce qu’il reste de jungle. La marque Adani s’affiche partout : sur la noria de camions transportant quotidiennement l’or noir, mais aussi sur l’école flambant neuve, sur les bus scolaires ou sur les centres de distribution alimentaire. Et, bien sûr, sur les plaquettes de communication chargées de faire la promotion de toutes les actions sociales entreprises par le groupe à destination des populations autochtones. « Des mineurs verts responsables pour aujourd’hui, jusqu’à l’éternité » (Responsible green miners for today, until eternity) annonce fièrement le slogan sur fond vert.

Ind Kuwar
Ind Kuwar. Une immense mine de charbon à ciel ouvert opérée par Adani se trouve à quelques centaines de mètres de chez elle.
©Barnabé Binctin

Ind Kuwar, elle, n’est jamais tombée dans le panneau. Et pour cause, elle est bien placée pour savoir que l’affaire ne fait certainement pas que des gagnants. Depuis sa hutte en bois, cette femme d’une cinquantaine d’années ne peut que constater les dégâts générés par le block PEKB, une immense mine à ciel ouvert – la plus grande actuellement opérée par Adani en Inde. Il y a dix ans, c’est à quelques centaines de mètres à peine de chez elle que les engins se sont mis à retourner la terre, sur près de 800 hectares.

Là même où, avant elle, des générations d’Adivasi venaient récolter les fruits acidulés du mahua, un arbre sacré pour cette tribu aborigène qui habite les forêts indiennes dont elle tire ses principales sources de revenus. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un vaste paysage de désolation. Pis, la terre n’a pas fini de gronder au son des détonations incessantes de toutes ces machines qui extraient le charbon de ses entrailles : des travaux doivent bientôt commencer, à peine quelques kilomètres plus loin, pour ouvrir une nouvelle mine de charbon, toujours plus grande – sur plus de 1100 hectares cette fois.

Rishi
Rishi, 33 ans est venu s’installer dans la forêt du Chhattisgarh il y a un an pour soutenir les villageois dans leur lutte contre les mines à ciel ouvert d’Adani.
©Barnabé Binctin

Le droit indien n’y a rien fait, les forêts ont beau être protégées par la loi, et les commissions environnementales alerter sur les impacts de telles activités, Adani poursuit sa marche en avant, tel un rouleau compresseur. Ce qui ne décourage pas Ind Kuwar de tenir, désormais, un sit-in quotidien, sous une tente à proximité, avec les membres de sa communauté. « Mais que peuvent-ils, devant un tel adversaire ? » demande Rishi, résigné derrière ses petites lunettes. Le jeune homme de 33 ans est venu s’installer dans la forêt, il y a un an, à la fin de son doctorat, pour soutenir les villageois dans leur lutte, et assurer le rôle d’interprète, au besoin.

Sit-in des membres de sa communauté d'Ind Kuwar.
Ind Kuwar tient un sit-in quotidien avec les membres de sa communauté pour protester contre la destruction de sa région par les mines d’Adani.
©Barnabé Binctin

Ces derniers mois, leur bataille a gagné en notoriété, après avoir accueilli notamment Licypriya Kangujam, la « Greta indienne », une jeune activiste écologiste de 11 ans qui mène la fronde contre cette mine de charbon sur les réseaux sociaux. Ou encore Rahul Gandhi, le principal opposant politique à Modi. Le retour de bâton n’a pas tardé pour la figure du Parti du Congrès. Exclu du parlement en mars dernier après une condamnation pour diffamation, il a accusé le Premier ministre de vouloir le faire taire. « Tout ce spectacle est mis en scène pour protéger Narendra Modi des questions que je posais au parlement sur le scandale financier de Gautam Adani », a affirmé l’héritier de la dynastie Nehru.

Au parlement indien, comme dans les forêts du Chhattisgarh ou au milieu du désert du Rajasthan, rien ne semble pouvoir enrayer le bulldozer Adani, malgré les critiques, les manifestations et les recours devant les tribunaux. Au point d’incarner toutes les dérives de la démocratie indienne, s’inquiète le sénateur Jawhar Sircar : « Son ascension est totalement irréaliste et il faut une enquête indépendante sur son cas. Mais est-ce possible quand l’Inde bascule dans une autocratie électorale avec, à sa tête, le meilleur ami d’Adani ? »

Barnabé Binctin et Guillaume Vénétitay

Photo de une : La mine à ciel ouvert PEKB opérée par Adani dans le centre de l’Inde/©Barnabé Binctin

Notes

[1Gautam Adani. Reimagining Business in India and the World, Penguin, 2022.