Féminisme

« Je ne fais pas grand chose, la traite et la compta » : le travail invisible des paysannes

Féminisme

par Nolwenn Weiler, Sophie Chapelle

Accès restreint aux terres et aux prêts bancaires, revenus inférieurs à ceux des hommes, travail invisibilisé : la vie des agricultrices est toujours semée d’inégalités genrées.

« Les agricultrices ont longtemps été des travailleuses invisibles, absentes des statistiques ; elles ne travaillaient pas, elles aidaient leurs maris. » Dans un rapport publié en 2017, six sénatrices faisaient le point sur « celles qui font le choix de la profession agricole [1] ». « De manière significative, le mot ’’agricultrice’’ n’est entré dans le Larousse qu’en 1961 », soulignait la co-rapporteure. « Je ne fais pas grand-chose : juste la traite et la comptabilité ! » pouvait-on entendre à cette époque dans les fermes. Sauf que ce sont précisément ces compétences-là qui permettaient – et permettent toujours – aux exploitations agricoles de fonctionner.

Depuis un demi-siècle, les agricultrices ont conquis des droits, à commencer par un véritable statut [2]. Elles représentent aujourd’hui un quart des cheffes d’exploitation, co-exploitantes ou associées contre 8 % en 1970 [3]. Derrière cette – très lente – féminisation, le métier d’agricultrice demeure particulièrement compliqué, les femmes y étant toujours confrontées à de nombreux obstacles. 

« Il est clair qu’il y a un progrès en termes de droits sociaux, note Émilie Serpossian, consultante et formatrice indépendante sur les questions de genre et d’égalité professionnelle en agriculture. Pour autant, avoir le statut de cheffe d’exploitation ne signifie pas être aux manettes ni être reconnue dans son travail. Il existe une forte persistance d’une dissymétrie des pouvoirs dans les fermes. »

« Il est où le patron ? »

« Le regard d’une femme sur les choix d’orientation du système ne va pas être pris en compte à la même mesure que celui d’un homme », précise Emilie Serpossian. Dans la profession, les hommes ne prêtent toujours pas autant de crédit aux femmes qu’à leurs homologues masculins. C’est ce que raconte une bande dessinée publiée en 2021, « Il est où le patron ? » (éditions Marabout) dans laquelle de jeunes paysannes combatives et passionnées se heurtent au machisme du milieu agricole et à des questions récurrentes comme : « Vous pensez gérer l’élevage toute seule ? », « Peut-être avez-vous un conjoint avec qui vous installer ? »

La docteure en science politique Clémentine Comer a analysé la division très genrée des tâches en milieu agricole. Dans la plupart des fermes, les hommes sont à l’extérieur tandis que les femmes se consacrent aux tâches qui s’exercent à domicile : la comptabilité et tout le travail administratif, entre autres. « C’est un travail plus morcelé, moins rattaché au domaine du productif et aussi plus individualisé, car il est réalisé dans les espaces domestiques », nous explique-t-elle.

Être installée dans une ferme « paysanne » ou bio ne protège pas contre ces divisions genrées du travail. Alexandre Guérillot, auteur d’une étude sur la place des femmes dans le secteur pour la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab), évoque l’exemple d’un couple de maraîchers, évoluant dans des espaces divers, mais beaucoup plus vastes pour l’homme. « Il gérait l’extérieur et s’occupait de toutes les machines. Le matin, quand il arrivait, il commençait par faire le tour de la parcelle tandis qu’elle se déployait sur des espaces plus restreints, du côté de la pépinière notamment », rapporte le chercheur [4]

Tâches invisibles et indispensables

Alexandre Guérillot ajoute que nombre de tâches dévolues aux femmes et rattachées au « soin » ne se voient pas. La gestion des saisonniers, par exemple, qui implique une importante charge mentale. Il se remémore une agricultrice qui commençait ses journées à 6h30 pour que les saisonniers puissent embaucher dans de bonnes conditions à 8h. « Elle préparait la glacière pour la collation du matin, faisait le point sur leurs heures. Puis, elle allait les chercher pour les amener aux champs. C’est aussi elle qui sonnait la pause et réglait les petits conflits. Elle ajustait en permanence son travail aux besoins de plein de gens », explique-t-il.

Autant de tâches invisibles et pourtant indispensables. Tellement indispensables qu’il est parfois impossible pour les agricultrices de s’arrêter : 42 % d’entre elles ne prennent pas le congé maternité dont elles pourraient bénéficier. Porter des charges lourdes ou enfiler ses bottes pour aller traire quelques jours après l’accouchement n’est pas sans conséquence pour la santé de ces femmes.

« Au travers de discussions, j’ai réalisé que nous étions nombreuses, dans l’agriculture, à être opérées pour des descentes d’organes » explique ainsi la paysanne Béatrice Martin, lors de son audition au Sénat en 2021. 70 % des agricultrices se feraient opérer d’une descente d’organes selon les chiffres que lui a donnés la MSA, alors que la moyenne nationale est située entre 10 et 20 %.

Autre fait notable : l’âge moyen d’accès au statut de cheffe d’exploitation est de 45 ans pour les femmes contre 36 ans pour les hommes. En cause : le phénomène de transfert entre époux. 60 % des femmes deviennent cheffes d’exploitation lorsque leur conjoint fait valoir leur droit à la retraite. « C’est un montage administratif, mais ça reste ’’monsieur’’ qui gère, souligne Émilie Serpossian. Il faut garder en tête que la grande majorité des agricultrices accèdent encore au métier par le mariage [5]. »

Moins de crédit accordé par les banques

« Le nombre d’agricultrices n’est pas en augmentation contrairement à ce qu’on entend souvent. Leur nombre est en stagnation depuis dix ans voire en léger recul ces dernières années selon les données de la MSA, [la Mutualité sociale agricole, ndlr] », observe aussi Émilie Serpossian [6]. Celles qui ne sont pas issues du milieu agricole voient se creuser des disparités tout au long de la construction de leurs projets d’installation, vis-à-vis de ceux portés par des hommes.

Par ailleurs, les banques sont plus réticentes à leur prêter de l’argent, comme l’a démontré la docteure en sociologie Sabrina Dahache. « Les prêts bancaires sont plus modiques pour elles que ceux qui sont consentis pour leurs homologues masculins », souligne-t-elle [7].

Les femmes se trouvent contraintes de recourir à d’autres structures financières comme les coopératives ou abattoirs, ou demander par exemple des avances sur paiement, ce qui accroît leur taux d’endettement au démarrage de l’activité. Selon Sabrina Dahache, « il en découle des écarts en termes de durée de prêts allant de 25 ans en moyenne pour les femmes à 10 ans pour les hommes ».

À la défiance des organismes prêteurs s’ajoute celle des bailleurs de terres. « L’accès aux moyens de production, condition nécessaire à l’installation, demeure complexe pour les femmes non héritières dans un environnement où la pression est forte et concurrentielle », note Sabrina Dahache. C’est ce que montrent aussi les travaux des sociologues Céline Bessière et Sybille Gollac dans leur livre Le Genre du capital (La Découverte, 2020) : aujourd’hui le patrimoine foncier bâti est principalement détenu par des hommes, qui transmettent plus facilement à leurs homologues masculins. « Ces éléments conjugués font que les agricultrices sont contraintes de se reporter vers de plus petites unités de production, 40 % inférieures par rapport aux hommes », relève Sabrina Dahache.

Moins de revenu et pas toujours de statut

Avec un revenu annuel moyen de 9 679 euros, les agricultrices gagnent 30 % de moins que leurs homologues masculins [8]. « Quand elles sont en CDD, elles ont un revenu inférieur de 18 % à celui des hommes », regrette la sénatrice drômoise Marie-Pierre Monier, à l’origine de l’organisation d’une table ronde intitulée « Être agricultrice en 2021 ».

Pire : il existe encore 5 000 à 6 000 femmes qui exercent sans statut, et travaillent donc gratuitement. « Ces femmes sont en danger : sur le plan de leur santé, sur le plan financier puisqu’elles ne cotisent pas à la retraite, en cas de divorce ou de veuvage », alertaient des sénatrices en 2017.

Le risque est de se retrouver dans la misère lorsque vient le moment de la retraite, après une dure vie de labeur. Une agricultrice à la retraite qui a cotisé touche en moyenne 570 euros par mois, bien moins que les agriculteurs, qui ne perçoivent déjà pas grand-chose – environ 870 euros par mois.

Faire une place aux femmes

Un quart des 400 000 fermes françaises sont actuellement dirigées par des agriculteurs de plus de 60 ans. Face au défi du renouvellement des générations agricoles, des femmes veulent prendre leur place, mais se heurtent à la défiance des banques et des propriétaires, aux inégalités salariales et au manque de reconnaissance.

Le gouvernement saura-t-il faire une place aux femmes dans son projet de loi d’orientation agricole ? Jusque là, il a refusé de repousser la limite d’âge d’octroi des aides publiques à l’installation pour les femmes (40 ans), alors même qu’elles s’installent plus tard que les hommes.

Ce même gouvernement a aussi fait le choix de diminuer les aides à l’agriculture bio, particulièrement investie par les femmes. Heureusement, ce manque de soutien n’entame en rien l’enthousiasme et la détermination de nombre d’agricultrices.

Sophie Chapelle et Nolwenn Weiler

Photo de une : ©Maylis Rolland/Hans Lucas

Suivi

Mise à jour le 7 mars 2024 : suite au retour d’un lecteur, nous avons ajouté une précision relative à l’évolution du nombre de femmes cheffes d’exploitation et coexploitantes.

Notes

[21980 : création du statut de conjoint « participant aux travaux ». 1999 : création du statut de conjoint collaborateur (application en 2000). 2010 : autorisation du groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) entre époux.

[3Sur ces données en pourcentage, lire cette analyse publiée sur AgriGenre qui montre que les femmes cheffes d’exploitation et coexploitantes, sont aujourd’hui moins nombreuses qu’en 1970 (on en comptabilisait 132 122 en 1970, contre 129 872 au recensement de 2020).

[4Alexandre Guérillot prépare une thèse provisoirement intitulée « L’agroécologie à l’épreuve du genre : une organisation du travail entre continuités et ruptures avec l’agriculture conventionnelle ». L’étude qu’il a réalisée pour la Fnab a été publiée en 2018.

[5En 2007, 82 % des femmes installées étaient conjointes du précédent chef d’exploitation.

[7Voir son audition au Sénat en 2017.

[8Selon les données MSA pour 2017. Les agriculteurs gagnent en moyenne 13 658 euros par an.