Missing

« La mer a emporté mon oncle » : des exilés disparaissent dans la Manche sans laisser de trace

En plus des naufrages médiatisés au large de Lampedusa, les tentatives de traversées se multiplient aussi dans la Manche. Elles font de nombreux disparus. Leurs proches, bloqués dans un deuil impossible, attendent des réponses des autorités. 

« On pensait qu’on allait mourir, on n’avait plus d’espoir », confie Shabir* [1], rencontré au milieu d’un campement caché par des arbres, à proximité du centre hospitalier de Calais. Assis sur un tapis fait de couvertures, une bâche en plastique bleu au-dessus de la tête pour se protéger de la pluie, le jeune Afghan de 20 ans se remémore la nuit du 12 août dernier.

Le départ dans la panique depuis la plage à 1 h 00 du matin ; le bateau surchargé ; le vent qui se lève ; la panne de moteur et l’embarcation qui craque. En un instant, les passagers tombent à l’eau... Certains portent des gilets de sauvetage, ou de simples bouées de plage, d’autres n’ont rien. 

Un naufrage qui fait six morts

« Des gens essayaient de s’accrocher à un morceau du bateau qui flottait encore, d’autres ont été dispersés par les vagues », se rappelle Shabir, qui estime être resté près de deux heures dans l’eau avant l’arrivée des secours. « J’ai vu des gens morts devant moi, poursuit Gulham*, un autre rescapé. Les gens hurlaient, ils appelaient à l’aide, help, help, help ! », décrit-il.

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Un navire de commerce, qui avait repéré l’embarcation, alerte alors le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Griz-Nez, avant que des navires de secours n’arrivent sur les lieux. Trempés et encore sous le choc, 31 survivants sont ramenés au port de Calais, tandis que 23 autres sont débarqués à Douvres et pris en charge par les secours britanniques. Une personne est transportée d’urgence à l’hôpital de Calais. Elle y est décédée, tandis que cinq corps, repérés par un hélicoptère de la marine, ont été repêchés le lendemain matin.

« Un de mes amis proches était dans le bateau, la police m’a dit qu’il n’était pas en Angleterre ni en France, il est peut-être mort, peut-être disparu », lâche Gulham. Trois semaines plus tard, ce même rescapé nous envoie un bref message : « J’ai retrouvé mon ami, il est mort »

Au total, six personnes ont perdu la vie cette nuit-là. 

Depuis le cap Gris-Nez, on aperçoit les côtes anglaises, seulement accessible par la mer depuis que le littoral Nord a été littéralement fortifié.
Le cap Griz-Nez
Depuis le cap Gris-Nez, on aperçoit les côtes anglaises, seulement accessible par la mer pour les exilés depuis que le littoral Nord a été littéralement fortifié.
©Valentina Camu

Informé du drame, Mohammad Amin Ahmadzai se rend dès le matin à Calais. Président de l’Association de solidarité culturelle et d’insertion des Afghans, basée à Lille, cet homme est connu et respecté au sein de la communauté afghane. Il est venu prêter main forte pour récolter des informations sur les victimes, leurs noms, âge, lieu de naissance, et des photographies.

« Le bilan des morts est sous-estimé »

« J’ai reçu des milliers d’appels dans les jours suivants, des familles en Afghanistan qui cherchaient leurs proches », se rappelle-t-il, encore marqué par la peine et le désespoir des familles. En recoupant photographies, témoignages et signalements de famille, il arrive à identifier la majorité des victimes. Mais aussi deux potentiels disparus.

Malgré les opérations de recherche menées après le naufrage, le bilan des disparus varie. La préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord nous assure qu’une seule personne manque à l’appel. Pour Mohamad Amin Ahmadzai, deux personnes sont encore introuvables.

Un grand flou demeure autour du nombre de personnes exilées ainsi disparues, ces dernières années, en tentant de rejoindre le Royaume-Uni depuis la France. « Des exilés sont déjà venus nous voir après des tentatives de passage ratées en nous assurant avoir vu des personnes tomber du bateau, rapporte Juliette Delaplace, salariée du Secours catholique de Calais. Mais quand on lit les communiqués de la préfecture maritime ou quand on va rencontrer la police, on nous dit : “Non, il n’y a pas eu de disparitions”. » Désemparée, la responsable associative déplore « un manque de volonté et de moyens » pour enquêter sur le sujet.

Des rescapés du naufrage du 12 août 2023 vivent toujours dans un campement près de l'hôpital de Calais.
Rescapés
Des rescapés du naufrage du 12 août 2023 vivent toujours dans un campement près de l’hôpital de Calais.
©Valentina Camu
Un gilet de sauvetage rouge sur un tapis de dos à l'extérieur
Gilets de sauvetages, simples bouées ou rien
Dans le campement près de l’hôpital de Calais, un gilet de sauvetage est posé aux abords d’une tente. Lors des passages à travers la Manche, il n’y a parfois pas assez de gilets de sauvetage pour tout le monde.
©Valentina Camu

L’association d’aide aux exilés Utopia 56 exprime les mêmes craintes. En mars dernier, les membres de l’équipe ont été surpris de voir le Cross leur demander s’ils avaient des nouvelles d’une embarcation ayant émis un appel de détresse. Ni les autorités ni les associations n’ont finalement pu savoir si ce bateau était bien arrivé au Royaume-Uni… Ou s’il avait disparu des radars.

Des bateaux disparaissent des radars

« Des gens qui disparaissent sur le littoral, il y en a. En mer aussi. On ne connaît que la pointe de l’iceberg », confie Francesca Morassut, coordinatrice d’Utopia 56 à Calais. Les eaux de la Manche et de la mer du Nord peuvent par ailleurs se révéler redoutables pour effacer toute présence humaine en mer. « Avec les courants, s’ils restent des corps ou des débris, cela va partir vers le large de la mer du Nord », soupire un sauveteur expérimenté, sous anonymat.

Contactée à ce sujet, la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord indique avoir répertorié « cinq cas de disparition pour des personnes ayant tenté de traverser la Manche depuis 2020 ». De son côté, l’Organisation internationale des migrations (OIM), dans sa base de données mondiale « Missing migrants », décompte dix disparitions depuis 2014 dans la Manche.

« Cela ne reflète certainement pas le nombre réel, nuance Julia Black, la coordinatrice du projet de l’OIM. Dans la Manche comme ailleurs, il y a de nombreux autres cas où nous soupçonnons que le bilan des morts est sous-estimé. » La responsable de l’institution onusienne ajoute que « pour chaque route maritime, nous savons qu’il y a beaucoup de disparitions que nous sommes incapables de vérifier ».

Quatre personnes portées disparues depuis 2021

Ni la préfecture maritime ni l’OIM n’ont par exemple intégré dans leurs recensements les victimes disparues au cours du naufrage du 24 novembre 2021, le plus meurtrier dans la Manche ces dernières années, au cours duquel 27 personnes sont mortes noyées. Pourtant, quatre personnes sont toujours portées disparues selon des témoignages de proches et de survivants. Parmi elles se trouvait Zanyar Mustafa Mina, un jeune Kurde d’Irak âgé de 20 ans. 

« Nous ne savons pas s’il est sous un rocher dans la mer ou s’il est enterré sous le sable. Peut-être qu’il est vivant. Nous avons juste besoin de réponses », témoigne son père, Mustafa, depuis le Kurdistan irakien. Vers minuit cette nuit-là de novembre 2021, son fils lui avait écrit pour prévenir qu’il tenterait, pour la neuvième fois, de rejoindre les côtes britanniques. « Il m’a demandé de ne pas le dire à sa mère, craignant qu’elle soit trop bouleversée pour dormir, se souvient Mustafa. Il m’a dit : “Une fois que j’aurais atteint le Royaume-Uni, tu pourras lui dire” ». D’autres témoignages confirment que Zanyar était sur le bateau cette nuit-là. Mais jusqu’à aujourd’hui, son corps n’a jamais pu être retrouvé.

Un homme aux yeux verts, avec un t-shrt rouge, assis au sol dans un parking, regarde vers sa droite.
Rais-Kahn, lui-même rescapé d’un naufrage, lors d’une distribution alimentaire à Calais.
©Valentina Camu

 
Les victimes du naufrage du 24 novembre 2021 dont les corps n’ont jamais pu être repêchés ne sont pas les uniques cas de disparition identifiés à la frontière franco-britannique. D’autres naufrages moins médiatiques ont laissé des proches sans nouvelles d’un des membres de leur famille. Sur la grand-place de Lille, Jacob Jouma, originaire du Sud-Soudan et arrivé en France en 2020, désigne de la main un bar-tabac discret, à côté d’une terrasse où se détendent touristes de passages et habitants du coin : « C’était ici ».

Détresse des familles

Le 11 novembre 2021, soit une dizaine de jours avant le naufrage du 24 qui a placé la Manche sous les feux des projecteurs, Jacob a acheté à son oncle William un paquet de cigarettes dans ce bar-tabac. Le soir même, ce dernier avait prévu de tenter la traversée vers le Royaume-Uni. Jacob se souvient de son inquiétude : « J’ai essayé de le mettre en garde, en plein mois de novembre, il y a beaucoup de pluie, il fait froid… »

William a malgré tout pris la mer avec quatre autres hommes cette nuit-là, non loin de Calais. La météo, plutôt calme au début de la traversée, se détériore après quelques heures de navigation. Une tempête se lève et amène avec elle pluie et fortes vagues.

Jacob, originaire du Sud-Soudan et neveu de William, disparu en mer. Il se rend régulièrement dans un parc de Lens. Après la disparition de son oncle, il a décidé de rester en France et de continuer ses études.
Jacob, dont l’oncle a disparu en mer
Jacob, originaire du Sud-Soudan et neveu de William, disparu en mer. Il se rend régulièrement dans un parc de Lens. Après la disparition de son oncle, il a décidé de rester en France et de continuer ses études.
©Valentina Camu

« Le bateau s’est retourné cinq fois, indique Jacob, à qui deux survivants du drame ont raconté ce qu’il s’était passé cette nuit-là. Jusqu’à ce que mon oncle, l’aîné du groupe, dise aux autres “on ne survivra pas. Laissons les deux plus jeunes à l’intérieur du bateau et nous, on se met à l’eau et on stabilise le bateau avec le poids de nos corps.” » La manœuvre, désespérée, vise à tenter d’empêcher que le bateau se retourne à nouveau. 

Mais la tempête redouble de violence, le vent se déchaîne et des vagues encore plus fortes s’abattent sur l’embarcation. « La mer a d’abord emporté mon oncle, indique Jacob d’une voix calme et grave, puis un autre homme, puis encore un autre. » Les deux jeunes exilés restés au milieu de l’embarcation ont dérivé pendant un certain temps, avant d’être secourus. Transportés au centre hospitalier de Saint-Omer par la police française, ils ont survécu. 

Aman attend des nouvelles de son cousin

Jacob, lui, n’a plus jamais revu son oncle, William, depuis ce jour-là. Il a ouvert un dossier auprès du service des rétablissements des lieux familiaux de la Croix-Rouge, dédié à l’identification des disparus sur les routes de l’exil. L’organisation n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Photo de trois homme sur trois téléphones portable
« Missing »
Photos de deux disparus et un décédé en mer lors du naufrage du 12 août 2023.
©Valentina Camu

Une semaine plus tôt, le 4 novembre 2021, le jeune Aman, 21 ans, a tenté de traverser la Manche sur une embarcation surchargée avec son cousin Haftom, 17 ans, Éthiopien originaire de la région du Tigrée. Claudine, hébergeuse solidaire belge, a longuement accueilli chez elle à Bruxelles les deux cousins avant leur tentative de traversée. C’est elle qui nous rapporte le récit qu’Aman lui a fait du drame.

Peu de temps après le début de la traversée, le moteur du zodiac cale. La panique gagne les passagers tandis que l’eau pénètre l’embarcation. Dans l’affolement, Haftom se retrouve à l’eau, puis disparaît. Aman et les autres exilés ont ensuite été secourus, tandis que des recherches ont eu lieu sur la zone de naufrage pour retrouver Haftom. Sans succès. 

Deuil impossible

Au sujet d’Haftom, Claudine se souvient, d’un « gamin extraordinaire. Il pensait toujours aux autres, pas à lui. Ce n’est pas parce qu’il a disparu que je parle de lui comme ça... Il était plein d’espoir », se souvient-elle. Claudine prend encore régulièrement des nouvelles d’Aman, qui a finalement réussi à passer au Royaume-Uni quelques semaines après la disparition de son cousin.

Des grillages et des barbelés
Littoral fortifié contre les exilés
À Calais, près de l’Eurotunnel.
©Valentina Camu

Depuis bientôt deux ans, Claudine trouve qu’Aman « ne va pas bien ». Le jeune exilé attend jusqu’à maintenant des nouvelles de son cousin. « De temps en temps, il m’envoie des vidéos sur TikTok, où il croit voir Haftom » , se désole Claudine.

Ce type de disparitions bloque les proches dans leur processus de deuil. « Tant que l’on n’a pas de preuves, avec le corps des morts, on ne peut pas faire de vraies funérailles », regrette Jacob, en racontant comment sa famille au Soudan du Sud a organisé une cérémonie incomplète en l’absence du corps de William. 

Une semaine après le drame du 12 août dernier, les corps des six victimes du naufrage ont été rapatriés en Afghanistan. Certaines familles n’ont pas retrouvé leurs proches parmi ces corps. « Je ne peux pas leur dire que leurs fils sont morts, car on ne sait pas, lâche Mohammad Amin Ahmadzai. Mais ils veulent savoir si leurs proches sont morts pour pouvoir les enterrer. »

Maïa Courtois, Maël Galisson, Nicola Kelly, Simon Mauvieux

Photo de une : William et Haftom et une femme avec ses trois enfants ont disparu lors de leur tentative de traverser la Manche en 2021/©Valentina Camu

Notes

[1Le prénom a été changé.