Respiration contre béton

A Nancy, jardin partagé et éducation populaire s’opposent à la convoitise des promoteurs immobiliers

Respiration contre béton

par Franck Dépretz

Apprentissage du maraîchage, animation d’activités périscolaires « alternatives », insertion de jeunes aux parcours scolaires difficiles... À Nancy, la MJC des Trois-Maisons étend sa mission d’éducation populaire bien au-delà des murs de son enceinte. Elle a ainsi réaménagé une ancienne école en ateliers pour artistes, et transformé une friche laissée à l’abandon en un jardin partagé animé et géré par des jeunes. Mais, véritable poumon du quartier, cet ensemble idéalement situé attise aussi les convoitises des investisseurs. Et les élus locaux menacent de reprendre la main sur la propriété pour la mettre en vente. Les usagers n’ont pourtant pas dit leur dernier mot...

« La table de camping derrière-toi et les quatre bancs en bois, c’est un jeune apprenti artisan qui les a conçus gracieusement pour les usagers du jardin. Tout le mobilier de l’espace loisirs que tu vois, les chaises, les bancs, les tables, tout ça a été construit uniquement à partir de palettes en bois. » En ce dimanche de fête des voisins, ce ne sont pas les guides qui manquent pour me faire la visite du jardin partagé de la MJC (Maison des jeunes et de la culture) des Trois-Maisons à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Lucile et Johann, 38 et 24 ans, les deux « animateurs maraîchers » du lieu, ont été embauchés depuis deux mois à peine, mais aucun des secrets de ces 3 000 m² de liberté entourés de pavillons et de quelques blocs HLM ne leur échappe. « Une bonne partie des plants proviennent d’un appel à don aux maraîchers bio de Lorraine, explique Lucile. La mare, dans le fond du jardin, ce sont les jeunes suivis par la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse, ndlr] qui l’ont entièrement creusée et aménagée. »

Autant dire que l’objectif, ici, est de travailler exclusivement avec des éléments naturels, sans le moindre produit phytosanitaire. Et avec, si possible, une large palette de variétés – y compris anciennes – de fruits et légumes, issus pour la plupart d’échanges avec les usagers. C’est-à-dire en grande partie les habitants du quartier. « C’est la troisième année que l’on organise ce rendez-vous, qu’on a voulu coupler avec la fête des voisins », raconte Muriel Cholot, 51 ans dont 22 passés à la MJC. Officiellement animatrice, Muriel est surtout une « maman » pour beaucoup de jeunes artistes ou d’usagers. Peut-être parce qu’elle a énormément contribué à l’extension de la MJC hors des murs du « cube », qui était jusqu’alors sa principale enceinte.

« Ce qui fait sens est de travailler ensemble »

Muriel poursuit : « Nous avions demandé à une étudiante en stage chez nous de faire un sondage dans le quartier pour savoir de quelle façon les habitants imaginaient l’évolution du terrain, qui était alors au stade de friche. Ils ont voulu créer un espace pour jardiner, mais surtout un endroit convivial pour se retrouver en famille et pour se détendre. » Si le terrain avait été mis à disposition par la communauté urbaine du Grand Nancy – sur la base d’une convention annuelle, précision importante pour la suite... – encore fallait-il le défricher. « Et même, le dessoucher ! », ajoute « Funky » (son nom d’artiste), un usager « de la première heure », qui a prêté le barnum rouge et jaune de sa compagnie de cirque avec laquelle il propose des activités aux enfants de la MJC.

Quatre ans plus tard, il suffit d’observer ce jardin, où l’aménagement artificiel est minimal — « pour garder au maximum la dimension naturelle », dit Lucile — et tout de même plein de couleur et de vie, afin de mesurer le chemin parcouru. « Je suis comme chez moi ici, c’est ma respiration », confie Jeannine, une retraitée, qui habite « juste en face, une rue à traverser » depuis 1988. Cette dernière fait visiter la cabane du fond du jardin, montre les coussins bleus et une grande couverture de douze mètres de long, cousus à la main, « pour les jours de pique-nique ».

Situé entre le canal de la Marne au Rhin et la Meurthe, le jardin participe au charme de ce quartier convivial, autrefois qualifié de « Montmartre nancéien », qui concentre des maraîchers et des jardins ouvriers. Mais aujourd’hui, cerné entre une zone d’activité au nord et un quartier d’affaires au sud, cet espace préservé du béton se rétrécit de plus en plus. « Ici, nous ne voulions pas développer de jardins ouvriers, précise Muriel Cholot, car cela signifie que chacun cultive individuellement sa parcelle. Le but n’était pas de créer des propriétés privées au milieu d’un espace collectif. Ce qui fait sens est de travailler ensemble. »

Plantation, animation et insertion

La MJC a donc étendu sa mission d’éducation populaire au cœur de cette enclave de verdure. Mais le projet « ne pourrait pas tenir sans intervenants qualifiés dans le jardinage », prévient Muriel Cholot. Après un premier maraîcher embauché en contrat d’accompagnement dans l’emploi (CAE), Lucile a pris la relève pour coordonner et aider les usagers, organiser la saison des récoltes ou encore trouver des partenariats. Certes, son temps partiel de vingt heures par semaine « fait quand même un peu juste » à la fin du mois, mais cette jeune maman qui a eu des jumelles a tout de même été soulagée de retrouver un travail après son congé de maternité. « Je suis restée un an et demi au chômage ! »

Titulaire d’un master en « Biologie-écologie pour la Forêt, l’agronomie et la gestion des écosystèmes », Johann travaille quant à lui en service civique. Une bonne opportunité, pour lui, de prolonger ce qu’il a appris à la Fédération départementale des foyers ruraux : « En revenant à une méthode de gestion des jardins plus traditionnelle, sans pesticides, en plus d’agir sur le plan environnemental, tu agis sur le plan social, car tu peux nourrir un quartier. »

Plus jeune que les maraîchers, Laurène, 18 ans, est la troisième membre de l’équipe dédiée à la vie du jardin. « Je n’avais aucun diplôme, mais je souhaitais vraiment travailler. J’étais suivie par une éducatrice de la PJJ et elle m’a appris qu’on cherchait un service civique pour faire de l’animation avec les enfants le mercredi et accueillir les usagers deux après-midi par semaine. J’ai foncé ! » Non seulement elle a obtenu le poste illico, mais de surcroît la MJC lui a financé son Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA). Et elle parle maintenant de passer un CAP petite enfance... Une insertion qui semble bénéfique pour la jeune femme : « Ici, on me donne des responsabilités. Ça m’a permis d’avoir davantage confiance en moi. »

Des nuages gris-béton

D’autres jeunes adultes suivis par la PJJ se rendent régulièrement au jardin. Mais en tant qu’usagers. Chaque semaine, ils sont cinq ou six à travailler, aux côtés d’un éducateur et d’un maraîcher, autour d’un projet de culture bio locale nommé « Du jardin à l’assiette ». À quelques pas du coin qu’ils ont aménagé, Cécil, 8 ans, joue au ballon avec un copain d’école. Voilà certainement les plus jeunes et les plus heureux des usagers. Tous les lundis, ils se rendent dans leur propre « jardin des enfants » durant leurs temps d’activités périscolaires. Esquivée, l’éternelle balle au camp. Ici, on apprend à reconnaître les fruits et légumes, on les plante, on les cueille, on les cuisine — pour faire un gâteau d’Halloween avec de vraies citrouilles — et on ne ressort jamais les mains vides.

Apprenti jardinier, l’écolier montre du doigt le nichoir qu’il a conçu. « Les activités au jardin ont un succès fou ! », dit sa maman. Et pour cause, tout est gratuit. « Une après-midi par semaine, je m’occupe d’une dizaine de CP-CE1. Et pour Claire, ma collègue, c’est encore plus confortable puisqu’elle n’a que trois ou quatre écoliers », précise Caroline, l’animatrice de Cécil. Quand elles ne sont pas animatrices, Caroline est plasticienne-paysagiste, et Claire illustratrice. Toujours au sein de la MJC, car les deux jeunes femmes (30 ans et 29 ans) partagent le long du jardin un atelier dans une école construite au début du XXe siècle, de même que six autres artistes, accueillis pour un à deux ans, « le temps de se lancer ».

Mise à disposition par la mairie depuis une quinzaine d’années, « l’ancienne école » concentre désormais environ 70 % des activités de la MJC. Reconverties, les anciennes classes servent également à accueillir des cours de danse, d’arts martiaux ou encore de gym. Pourtant, malgré ces réussites, l’avenir de la MJC et de ses beaux projets pourrait très vite s’assombrir. Car la boulimie immobilière menace d’avaler leur espace, comme elle l’a déjà fait des territoires alentours.

En lieu et place de « minorités », tout un quartier impliqué

La ville de Nancy et la communauté urbaine, propriétaires de l’ancienne école et du jardin, ont récemment fait savoir à la direction et aux 1 500 usagers de la MJC qu’« ils risquaient d’avoir à dégager cette partie », qui sera vendue « si un investisseur se manifeste » [1]. Difficile d’y voir clair pour l’instant. Les conventions d’usage arrivant à terme à la fin de l’année, de nouvelles conventions seront écrites, cet été avec la MJC, pour être présentées à la rentrée. « Non à la logique du béton », peut-on déjà lire sur le site Internet du Collectif de soutien pour le maintien de l’ancienne école et du jardin partagé.

Ce dimanche, pendant que les participants à la fête se dirigent vers la pétition, qui a déjà été signée par plus de 2 000 personnes, les enfants traduisent leur attachement à la MJC sous forme de dessins. Caroline anime le tout. « La mairie caricature la situation en la résumant à une poignée d’artistes qu’il suffirait de "recaser", dénonce-t-elle. Recaser, c’est leur terme. Mais déjà, la présence des artistes n’est pas délocalisable. Nous nous inscrivons dans un projet d’ensemble, un tout cohérent. Par exemple, certains d’entre nous participent à la visibilité de la MJC en réalisant la communication. Et surtout, quand tu réduis le projet à huit artistes, c’est sûr que c’est plus compréhensible de fermer le lieu. Nous passons pour des minorités privilégiées, logées gracieusement. Alors qu’en vérité, c’est tout un quartier qui est impliqué. » L’avenir des Trois-Maisons n’est pas encore scellé.

Franck Dépretz (texte et photos)

Cet article a été réalisé dans le cadre du projet Médias de proximité, soutenu par le Drac Île-de-France.

Notes

[1L’Est Républicain, 08/04/2016