Bien commun

Les services publics sont-ils en train de gagner la bataille de l’eau face au secteur privé ?

Bien commun

par Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)

Plus de 180 villes dans le monde ont choisi de tourner la page de la privatisation de l’eau. Des métropoles comme Paris, Berlin, Buenos Aires, La Paz, Johannesburg, Atlanta, Kuala Lumpur ou Jakarta ont renoué avec une gestion publique, et souvent plus démocratique, de l’eau. C’est le principal enseignement d’un rapport que notre Observatoire des multinationales publie conjointement avec des partenaires internationaux. Un constat riche de leçons à l’heure où les néolibéraux ne cessent de dénigrer le rôle des services publics et de vanter les vertus du profit et de l’intérêt privé. L’eau, pionnière dans la bataille pour les biens communs ?

Au cours des 15 dernières années, au moins 180 villes et collectivités du monde ont décidé de mettre fin à la gestion privée de leur service de l’eau. C’est le principal enseignement d’un rapport que nous publions cette semaine, dans le cadre de notre Observatoire des multinationales, conjointement avec le Transnational Institute, basé à Amsterdam, et PSIRU, un centre de recherches internationale sur les services publics basé à Londres [1].

Plusieurs grandes villes françaises ont mis fin, ces dernières années, aux contrats qui les liaient à Suez, Veolia ou d’autres entreprises privées, pour faire revenir leur service d’eau et d’assainissement sous giron public : entre autres Grenoble, Paris, Rennes, Nice, Montpellier, et toutes celles qui suivront dans les années à venir [2]. Ce phénomène de « remunicipalisation » touche en fait tous les pays du monde, y compris des mégapoles comme Buenos Aires, Berlin, Accra, Johannesburg, Atlanta, Kuala Lumpur, Maputo ou La Paz. Et bientôt Jakarta.

L’idéologie néolibérale de la privatisation en échec

180 remunicipalisations, pourquoi ce nombre est-il significatif ? C’est que depuis trente ans, les multinationales de l’eau, emmenées par nos « champions nationaux » Suez et Veolia, les institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, et autres) et certains gouvernements, dont celui de la France, n’ont pas ménagé leurs efforts pour promouvoir la privatisation de l’eau. Au niveau mondial, les services de l’eau restent majoritairement sous contrôle public, et, malgré ce que promettent depuis des années les « experts », la tendance ne s’inverse pas sur le terrain. Les privatisations phares des années 1990 dans les grandes villes du Sud (Buenos Aires, Jakarta, Johannesburg) se sont soldées par des échecs retentissants. Les nouveaux cas de privatisation de l’eau dans des grandes villes mondiales sont extrêmement rares depuis dix ans [3].

Aujourd’hui, pourtant, en Europe, à la faveur des politiques d’austérité, les institutions communautaires et certains gouvernements font pression pour obtenir la cession au secteur privé des services publics de l’eau en Grèce, au Portugal, en Italie ou en Espagne (voir l’enquête de l’Observatoire des multinationales sur l’exemple grec) [4]. Pourtant, près de deux millions d’Européens ont déjà exprimé leur opposition à la privatisation de l’eau en s’associant à la première « Initiative citoyenne européenne ». Partout où elle a été soumise au suffrage populaire, en Italie et à Berlin en 2011, à Madrid en 2012 et à Thessalonique cette année, la perspective d’une gestion privée de l’eau a été massivement rejetée par les citoyens.

Austérité et TTIP, deux nouvelles menaces

La privatisation de l’eau ne pourrait-elle donc progresser que par des voies antidémocratiques ? Cela a toujours été plus ou moins le cas dans les pays dits en développement, où la gestion privée a souvent été imposée comme condition de l’« aide » apportée par les gouvernements du Nord ou le Fonds monétaire international. C’est désormais le cas aussi dans les pays dits industrialisés, comme cela se vérifie dans l’Europe du Sud soumise à l’austérité et demain peut-être à Detroit, au États-Unis, dans le cadre du plan de « redressement financier » de la ville. L’assèchement délibéré des finances publiques peut favoriser de nouvelles formes de privatisation, dans la mesure où il contraint les collectivités locales à recourir aux capitaux privés lorsqu’elles ont besoin d’investir dans de nouveaux équipements. La démission des pouvoirs publics face aux lobbies économiques (agricoles, industriels ou autres) en matière de gestion et de protection des ressources en eau constitue également une menace sur le long terme.

La privatisation de l’eau est aussi un enjeu sous-jacent des négociations en vue d’un traité de commerce et d’investissement entre Europe et États-Unis (connu sous l’acronyme TTIP), lequel pourrait donner aux « investisseurs » – c’est-à-dire aux multinationales – la capacité de poursuivre les gouvernements qui adopteraient des politiques dommageables pour leur niveau de profit. Si les citoyens européens s’inquiètent des conséquences de ce traité pour leurs standards sociaux et environnementaux, leurs homologues de l’autre côté de l’Atlantique craignent que leurs services urbains ne passent sous le contrôle d’entreprises européennes comme Veolia ou Suez, sans possibilité de les réguler ni de les chasser. Aujourd’hui déjà, comme le montre notre rapport, les mécanismes de protection des investisseurs constituent le principal obstacle qui se dresse sur le chemin de la remunicipalisation.

Socialisme municipal contre logique néolibérale

Nos gouvernants nous soumettent aujourd’hui à la promotion agressive d’un modèle néolibéral basé sur la privatisation, le règne de la logique de profit et une conception particulièrement réductrice de « l’entreprise ». C’est ce contexte qui donne toute son importance au mouvement actuel, global et local à la fois, de remunicipalisation de l’eau. À l’évidence, tout n’est pas rose, et certaines des remunicipalisations listées dans le rapport ne sont qu’à demi-sincères, ou le résultat de multiples compromis. Ce mouvement démontre tout de même que citoyens, élus locaux et employés des services publics savent joindre leur force pour faire prévaloir les valeurs démocratiques, les droits fondamentaux et la simple réalité du terrain contre la pression privatrisatrice venue d’en haut.

La France occupe une place particulière dans le secteur global de l’eau. Aujourd’hui pionnière de la remunicipalisation, elle a longtemps été le seul pays au monde où dominait la gestion privée de l’eau. C’est ce qui explique que les principales multinationales de l’eau soient françaises : elles ont « affiné » leur modèle en France, amassant au passage de vastes réserves financières qui leur ont ensuite permis de tenter d’exporter le même modèle ailleurs. Veolia et Suez (à l’époque la Générale des eaux et la Lyonnaise des eaux), ont été créées sous le Second Empire, époque de libéralisme triomphant, avec le soutien de l’État napoléonien. Le mouvement actuel de remunicipalisation, quant à lui, pourrait d’une certaine manière rappeler la période du « socialisme municipal » – ou comment, à partir de la fin du XIXe siècle, certains élus locaux ont commencé à poser les bases des services publics d’aujourd’hui, dans le but de défendre concrètement les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux.

Car la remunicipalisation n’est pas seulement une démarche négative, un simple refus du secteur privé et un retour au statu quo antérieur. Elle est – souvent – une réinvention. Depuis Grenoble jusqu’à Athènes et Thessalonique, le refus de la privatisation est aussi et surtout une opportunité de reconstruire un service de l’eau plus transparent, plus démocratique, et plus soutenable écologiquement. Et, comme le montre l’exemple de l’Allemagne et d’autres pays, il n’y a aucune raison de s’arrêter au seul secteur de l’eau. Énergie, déchets, transports, restauration collective… Élus et citoyens ont le pouvoir et la possibilité de se réapproprier tous ces services publics essentiels, ces « biens communs », plutôt que de se soumettre passivement au culte de « l’entreprise » et à ses fausses promesses. Il y a de bonnes raisons de croire que les citoyens et la planète s’en porteront mieux.

À lire : Là pour durer : la remunicipalisation de l’eau, un phénomène global en plein essor (PDF).

Olivier Petitjean

Photo : CC Petras Gagilas

Notes

[1Le Transnational Institute est un think tank progressiste international basé à Amsterdam. PSIRU – Unité de recherches internationale sur les services publics – est un département de l’Université de Greenwich, Londres, dédié à l’étude et à la défense des services publics, travaillant étroitement avec les ONG et le monde syndical.

[2Le rapport ne liste que 49 cas de remunicipalisations en France, mais ce chiffrage est très provisoire : en réalité, il y en a plutôt déjà quelques centaines. Au cours des semaines et mois qui viennent, l’Observatoire des multinationales tâchera de dresser un état des lieux plus complet de la remunicipalisation de l’eau en France, avec ses réussites et ses difficultés. Ce sera l’occasion de compléter cette liste ; en attendant, vous pouvez contacter l’Observatoire pour signaler un nouveau cas ou une erreur.

[3Le seul exemple est celui de la ville de Nagpur en Inde, où la privatisation de l’eau semble se diriger vers le même échec ; voir à ce sujet l’enquête de l’Observatoire des multinationales.

[4En Irlande, la « troïka » a obtenu la transformation du service de l’eau en une entreprise de droit privé (pour l’instant à capitaux publics), Ainsi que l’introduction de factures d’eau individualisées, alors que le service était auparavant financé par l’impôt. Cette réforme a provoqué une vaste révolte populaire.