Démocratie spectacle

Election de Donald Trump : « Les médias ont rendu le pays malsain »

Démocratie spectacle

par danah boyd

Ni les grands médias états-uniens, ni les instituts de sondage n’ont vu venir la victoire de Donald Trump. Pire, les médias « ont choisi de produire de l’anxiété, dans l’espoir que nous reviendrons vers eux de façon obsessionnelle pour en savoir plus », estime danah boyd, spécialiste des médias sociaux à l’Université de Berkeley. « L’industrie des médias doit assumer sa responsabilité dans sa manière de tout transformer en spectacle pour son seul bénéfice. » Ses critiques et interrogations sur le rôle des médias, papier, audiovisuels ou Internet, font échos en France, à l’approche de l’élection présidentielle.

Je m’interroge depuis des mois : ce que j’observe sur le terrain et sur les divers réseaux ne correspond pas à ce que disent les commentateurs. Je sais de longue date que l’infrastructure des sondages n’est plus adaptée, mais à chaque fois que j’aborde les problèmes liés aux choix des panels, on me regarde comme si j’étais une extraterrestre, et on m’assure qu’il faut que j’arrête de me tracasser. Au fil du temps, j’ai fini ces dernières semaines par penser que c’était moi qui avait tort. Malheureusement non.

Et j’en veux aux médias.

Les médias sont, en principe, censés être des contre-pouvoirs. Mais depuis des années maintenant, ils se complaisent à devenir des pouvoirs à part entière. Et ce qui est inquiétant en ce moment, c’est qu’alors même que les médias assurent le spectacle au quotidien, ils ne disposent d’aucune structure pour s’auto-évaluer, pour comprendre leurs faiblesses et identifier les risques d’être manipulés.

« Cette élection a constitué un grand spectacle »

Je crois dans les données, mais les données elles-mêmes sont devenues un spectacle. Je n’arrive pas à croire que les médias puissent accepter de diffuser des sondages sans aucune critique des limites propres à ce type de données ; qu’ils puissent produire des infographies toujours plus élaborées qui transforment les nombres en une information magique. Au cours de cette campagne, tous les instituts de sondage ont été dans l’erreur. Et il y a de bonnes raisons pour cela. Ils n’ont attaché aucune attention aux diverses forces structurelles à l’œuvre, qui introduisent des biais dans leurs panels, ni aux diverses raisons qui font qu’une nation désabusée n’est pas prête à fournir des informations valides à un média du spectacle. Il faut en finir avec l’abus de données. Nous devons penser les données comme étant utiles, et non comme une source de divertissement.

Cette élection a constitué un grand spectacle, car les médias se sont complus à le produire. Et ce faisant, ils ont montré combien il était facile de les abuser. Je parle ici du secteur médiatique dans son ensemble, car journalistes et éditorialistes agissent à l’intérieur d’un cadre structurant, et ne trouvent que rarement la motivation suffisante pour bousculer le statu quo, même si certains perçoivent les mêmes problèmes de fond que ceux que j’observe. Ils estiment qu’ils « se doivent » de raconter une histoire parce que les autres le font, parce que leurs lecteurs ont profondément envie de la lire. Ils vivent dans un monde mis sous la pression du clic et plus généralement de l’économie de l’attention. Ils ont besoin de cette attention pour survivre économiquement. Et pour cela, il leur faut du spectacle, une longue course au résultat très serré.

Nous savons tous cela. Ça n’a rien de neuf. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils se sont fait avoir.

Au cours de la dernière année, j’ai pu voir comment un large ensemble décentralisé de supporters de Trump s’est attaché à ce que les médias vivent sa candidature comme un spectacle, nourrissant leur appétit pour le show. Durant les quatre derniers mois, j’ai vu ces même réseaux chercher à dégouter de toute participation, utilisant les médias pour que les gens se sentent si désabusés et frustrés qu’ils se désengagent. Ce n’était pas très compliqué, car il est facile de jouer des médias. Des médias si enthousiastes à faire circuler des tonnes et des tonnes d’encre numérique dans une boucle frénétique.

« Certains estiment que la solution consiste à se débarrasser des médias sociaux »

Dans le monde entier, les gens nous ont regardé comme un pays en état de choc, confus, ayant du mal à comprendre comment nous avions pu transformer notre démocratie en un gigantesque spectacle. Qu’est-ce que les news 24h sur 24 et 7 jours sur 7, la télé-réalité et les médias sociaux ont bien pu provoquer ? Le monde était en droit de se poser cette question. Nous avons été irresponsables de l’avoir ignorée.

Les gens qui travaillent dans les technologies de l’information ont depuis toujours cru que les réseaux décentralisés, en reliant les gens, construiraient une démocratie plus saine. Nous sommes restés scotchés à cette croyance, même si chaque jour nous voyons bien que ça ne fonctionne pas. Nous avons construit des architectures et des plateformes dans lesquelles la haine emprunte le même chemin que le savoir, mais nous avons continué d’espérer qu’il n’en soit pas ainsi. Nous avons fourni les moyens et été complices du suicide des médias.

Nous avons pris la pilule rouge [référence au film Matrix, dans lequel la pilule rouge est celle qui permet de savoir ce qu’est la matrice qui a réduit l’humanité en esclavage, mais signifie renoncer à son illusion de confort]]. Et le résultat n’est pas très beau à voir.

Nous vivons dans un monde dominé par la peur et le matraquage médiatique, non par fatalité, mais parce qu’il s’agit du paradigme le plus à même de faire fonctionner l’architecture capitaliste de l’information que nous avons construite.

De nombreux opposants estiment que la solution consiste à mettre à bas le capitalisme informationnel, à construire des systèmes d’information locaux et à se débarrasser des médias sociaux. Je n’y crois pas. Je pense que nous devons travailler dur pour comprendre la complexité, faire bouger les gens à partir de là où ils en sont, en les respectant, et construire des infrastructures qui leur permettent d’entendre et d’évaluer différents points de vue. C’est ce que veut dire être réellement informé.

« Les gens ne savent plus comment s’écouter et se comprendre les uns les autres »

Les raisons qui font que nous vivons dans un pays divisé sont nombreuses. Entre la privatisation de l’appareil militaire (qui limite la capacité à construire des réseaux sociaux diversifiés) et le choix de nos architectures informationnelles, nous vivons une époque ou les gens ne savent plus comment s’écouter et se comprendre les uns les autres. Notre obsession pour les données chiffrées nous donne l’illusion de comprendre simplement quand nous entendons les résultats des sondages d’opinion, et que nous nous en servons pour juger les gens dont les vues sont différentes des nôtres. C’est complètement improductif.

La majorité des gens n’est pas apathique, mais fatiguée et désabusée. Nous vivons un niveau de peur et d’anxiété jamais atteint dans notre pays. Et ce n’est pas en écoutant les économistes nous répéter que le monde va mieux qu’il n’a jamais été, que l’on va effacer ce sentiment d’insécurité et d’inégalité. Personne n’arrive à croire que le monde va mieux. On ne le ressent pas ainsi parce qu’autour de chacun d’entre-nous, il n’est question que de déchéance, de différence et d’incertitude.

Tous ceux d’entre nous qui travaillent à la production et à la diffusion de l’information ont sérieusement besoin d’atterrir.

L’industrie des médias doit assumer sa responsabilité dans sa manière de tout transformer en spectacle pour son seul bénéfice. Ce n’est pas un hasard si les gens ne croient plus aux institutions dans ce pays. Ce que les médias ont choisi de faire est très éloigné de la production d’information. Ils ont choisi de produire de l’anxiété, dans l’espoir que nous reviendrons vers eux de façon obsessionnelle pour en savoir plus. Ce n’est pas sain. Et cela fait de notre pays, un pays malsain.

Le spectacle a un coût. Il en a toujours eu un. Et nous sommes en train de découvrir à quoi ressemble ce coût.

danah boyd*, le 9 novembre 2016

*Pourquoi danah boyd veut éviter les capitales à son nom : l’explication ici.

Traduction depuis l’anglais (États-Unis) par Hervé Le Crosnier et Valérie Peugeot pour C & F éditions.

Ce billet de danah boyd est la traduction de Reality check : I blame the media., publié le 9 novembre sur le site Points, site de publication des travaux du think tank Data & Society dont elle est l’animatrice principale.

danah boyd est l’auteure de C’est compliqué. Les vies numériques des adolescents, C & F éditions, juin 2016.

Photo Une : CC Stephen Coles