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Lutte contre l’évasion fiscale : six ans de fausses promesses européennes et françaises

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par Rachel Knaebel

En matière de lutte contre l’évasion fiscale et le secret bancaire, les gouvernements européens n’ont guère tenu leurs promesses. Malgré la mise en lumière de fraudes et d’abus massifs, du Luxleaks au Swissleaks en passant par les amendes frappant des banques, les gouvernements n’ont quasiment pas avancé en six ans.

C’était il y a six ans, à Londres : en pleine crise financière les chefs des gouvernements européens déclaraient la guerre aux paradis fiscaux. Rien qu’en France, l’évasion fiscale fait perdre des dizaines de milliards d’euros chaque année aux caisses de l’État, alors que l’austérité budgétaire s’impose partout. Qu’ont donc entrepris depuis les gouvernements pour l’enrayer ? Si peu. En France, la loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière a bien été adoptée fin 2013 et renforce les sanctions contre les fraudes les plus visibles, celles des particuliers (fraude fiscale en bande organisée, comptes bancaires non déclarés détenus à l’étranger...).

La même année, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) promettait avec le soutien du groupe des vingt pays les plus industrialisés (G20) de mettre fin à l’évasion fiscale des multinationales, bien plus complexe à identifier mais beaucoup plus importante. Il a fallu encore deux ans pour que l’organisation annonce son plan d’action. C’était il y a un mois. Cette fuite massive des capitaux va-t-elle être, enfin, colmatée ?

« Les mesures de lutte contre l’évasion fiscale des entreprises que les pays du G20 et l’OCDE viennent d’annoncer sont loin d’être à la hauteur des attentes », répond un groupe d’organisations indépendantes (Oxfam, Tax Justice Network, Alliance globale pour la justice fiscale…) dans un rapport tout juste publié, à quelques jours de la prochaine réunion du groupe du G20, les 15 et 16 novembre en Turquie. L’étude des ONG se penche plus particulièrement sur les pertes d’argent public dues à l’évasion fiscale des multinationales états-uniennes. Conclusion : rien que pour l’année 2012 – la dernière année pour laquelle les chiffres sont disponibles... –, entre 500 et 700 milliards de dollars de bénéfices de ces firmes ont échappé aux fiscs des différents pays où elles sont actives.

Évasion fiscale d’un côté, coupes budgétaires de l’autre

C’est l’équivalent d’un quart de leurs bénéfices annuels qui sont partis principalement vers des pays où les taux d’imposition sur les bénéfices sont très bas, voire nuls. Ces multinationales ont ainsi déclaré 80 milliards de dollars de profits aux Bermudes, où les bénéfices des entreprises sont entièrement exonérés d’impôt. C’est plus que leurs profits cumulés au Japon, en Chine, en Allemagne et en France. On ne savait pas que les Bermudes étaient un marché aussi florissant !

Pour la France, ces pratiques d’évasion fiscale ont permis à des entreprises états-uniennes d’exfiltrer 14 milliards de bénéfices qui échappent ainsi à l’impôt, selon le document. « Si ces bénéfices avaient été imposés au taux statutaire en France (33,3%), elle aurait collecté plus de 4,5 milliards de dollars de recettes fiscales en plus, soit davantage que les 3,4 milliards d’euros de coupes budgétaires prévus pour les hôpitaux en 2016. ». En valeur absolue, des pays comme la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Japon, le Mexique, l’Inde et l’Espagne sont parmi les grands perdants de cette fraude semi-légale à grande échelle. Mais ils ne sont pas les seuls.

« Les pays les plus pauvres comme le Honduras, l’Équateur ou les Philippines sont touchés beaucoup plus durement », rappelle le rapport. « L’impôt sur les sociétés compte pour une part importante de leur budget : ainsi, le budget de l’éducation ou de la santé du Honduras pourrait augmenter de 10 à 15 % en mettant un terme aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises multinationales. » Le rapport, qui se base sur un calcul détaillé du réseau Tax Justice Network, se concentre sur les entreprises états-uniennes car seuls les États-Unis obligent leurs entreprises à fournir ces informations. Si les multinationales d’autres pays étaient incluses, le montant des pertes fiscales serait faramineux !

A chaque nouvelle régulation, une nouvelle niche fiscale

L’essentiel des bénéfices transférés par les multinationales des États-Unis dans des territoires connus pour leurs avantages fiscaux se retrouve dans cinq pays, dont trois membres de l’Union européenne : aux côtés des exotiques Bermudes, trônent des pays bien moins lointains mais tout aussi fiscalement avantageux, comme la Suisse, les Pays-Bas, le Luxembourg, et l’Irlande. Ces États offrent des possibilités de montages financiers particulièrement attractifs pour des grandes entreprises et leurs filiales qui veulent échapper à l’impôt, comme Basta! l’a déjà détaillé au sujet d’une grande entreprise suédoise de meubles, des multinationales du Net, ou encore des multinationales pétrolières et minières.

Les choses semblent toutefois avancer, lentement. Un an après le Luxleaks, qui avait révélé les centaines d’accord fiscaux confidentiels (les tax ruling) offerts par le Luxembourg à des multinationales, la Commission européenne a annoncé il y deux semaines les premières sanctions contre de gros profiteurs de ces accords fiscaux, comme la chaîne de cafés Starbucks au Pays-Bas et le groupe automobile Fiat au Luxembourg. Ces deux sociétés écopent d’une amende de 20 à 30 millions chacune. Apple, en Irlande, est également visé. Mais il y a quelques jours, un rapport du réseau Eurodad, qui regroupe une quinzaine d’organisations de la société civile européenne, montre que ces progrès sont contrebalancés par la création de nouvelles niches fiscales. L’Irlande a ainsi instauré de nouveaux avantages fiscaux cette année : des régimes préférentiels d’imposition pour les revenus des dépôts de brevets (les patent box). Le Luxembourg a abandonné son régime préférentiel réservé aux holdings, mais en a introduit un nouveau sur l’innovation. Son ministre des Finances, Pierre Gramegna, a même contesté les conclusions de l’enquête européenne visant Fiat.

Une obligation de transparence allégée

Face à ces fausses promesses, les ONG appellent le G20 à prendre des mesures réellement efficaces lors de sa prochaine réunion. Il pourrait par exemple créer un organisme fiscal international sous l’égide des Nations unies, et adopter des obligations de transparence élargies. L’OCDE avait proposé en octobre des obligations de « reporting » pour les grandes multinationales. Les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse les 750 millions d’euros devraient ainsi transmettre aux autorités fiscales de leur siège toutes les informations sur leurs filiales dans tous les pays. Un seuil qui permet d’exclure de ces contrôles « la plus grande partie des grandes entreprises », souligne Manon Aubry, responsable de plaidoyer à Oxfam France. Elle demande aussi une véritable publicité des informations.

« Communiquer ces informations uniquement aux services fiscaux neutralise l’effet dissuasif pour les entreprises. Les services fiscaux ont de faibles moyens. Sans compter que l’échange des informations des administrations fiscales des pays où siègent des entreprises avec d’autres pays n’est pas du tout automatique. » En France, Tracfin, l’agence spécialisée dans le renseignement et l’action contre les circuits financiers clandestins, n’emploie qu’une centaine d’agents. Ainsi, même avec cette obligation, la plupart des pays en développement n’obtiendront pas d’informations sur les multinationales, tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’accords fiscaux avec les pays de leurs siège.

Des députés français encore plus frileux

Pour Oxfam, le principe de transparence serait bien plus efficace si toutes les grandes multinationales rendaient public le montant de leurs ventes, de leurs bénéfices et de leurs impôts pour chacun des pays où elles sont implantées. Ainsi, Total ne pourrait plus omettre de déclarer ses filiales aux Pays-Bas comme elle l’a fait lors de sa grande opération transparence d’il y a six mois (voir notre article). Cette contrainte de publicité a d’ailleurs déjà été imposée aux banques française par la loi bancaire de 2013.

C’est pourtant la version allégée de l’obligation de transparence que les députés français s’apprêtent à voter définitivement vendredi à l’Assemblée nationale. L’amendement au projet de budget 2016 déposé par un groupe de députés socialistes « ne va pas plus loin que la proposition de l’OCDE » regrette Manon Aubry. Les multinationales ne se conformant pas à ces obligations risquent une amende maximale de... 100 000 euros. Ridicule ! « Les entreprises dont le chiffre d’affaires annuel dépasse 750 millions d’euros pourront continuer à dormir tranquilles », ironise le député européen vert Pascal Durand, qui dénonce « une mesure essentiellement cosmétique ».

« Grâce à une majorité grandissante au sein du Parlement européen et à la mobilisation de la société, nous pouvons gagner la bataille de la transparence dans l’année qui vient. Alors pourquoi tant d’empressement du gouvernement français à vouloir adopter une mesure bien moins ambitieuse que celle défendue à Bruxelles ? », s’interroge aussi la députée européenne écologiste Eva Joly. Les députés européens ont voté en juillet un texte plus ambitieux, qui abaissait notamment le seuil à partir duquel les entreprise devaient publier les informations : 100 millions d’euros de chiffres d’affaires ou un effectif de 500 salariés. En France, gouvernement et majorité socialiste sont bien moins ambitieux.

Rachel Knaebel