Retraite

La retraite minimum à 1200 euros, « progrès social » ou « annonce trompeuse » : l’exemple des agriculteurs

Retraite

par Sophie Chapelle

Une pension de base revalorisée à 1200 euros, c’est la promesse du gouvernement avec sa réforme des retraites. Une mesure similaire est déjà en vigueur dans l’agriculture, mais de nombreux retraités en sont exclus. Faut-il croire Élisabeth Borne ?

« Les salariés et les indépendants qui ont cotisé toute leur vie avec des revenus autour du Smic partiront désormais avec une pension de 85 % du Smic net, soit une augmentation de 100 euros par mois. » Le 10 janvier, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé une retraite minimum de « près de 1200 euros dès cette année », dans le cadre de sa réforme des retraites qui vise surtout à reculer l’âge légal de départ en retraite à 64 ans. « Cette réforme est juste et permettra des progrès sociaux », assure la Première ministre, s’appuyant sur cette annonce. Problème : une telle promesse avait déjà été faite aux agriculteurs. Une loi portée par la gauche, que le gouvernement Macron avait finalement soutenu, a même été votée pour qu’aucun agriculteur retraité ne perçoive une pension inférieure à 85 % du Smic (soit 1150 euros par mois). Près de 100 000 retraités sont pourtant toujours exclus de ce « progrès social ».

La déclaration d’Élisabeth Borne a été saluée par Les Républicains, courtisés pour soutenir l’allongement de l’âge de départ à la retraite. La députée Alma Dufour (La France insoumise) a de son côté qualifié la mesure d’« arnaque ». Et la Confédération paysanne lui a consacré un communiqué cinglant. Les 1200 euros minimum relèvent d’une annonce « trompeuse et digne d’une escroquerie à grande échelle, écrit le syndicat agricole. Elle ne concerne que les carrières complètes à 43 ans de cotisation, contre 42 aujourd’hui, et laisse donc de côté les carrières incomplètes ! Les paysannes et paysans ont déjà vécu ces effets d’annonce suivis de grande déception. » Qu’en est-il ?

Entrée en vigueur en 2020, une loi portée par le député communiste André Chassaigne prévoit que les cheffes d’exploitation agricole ayant une carrière complète bénéficient d’une retraite minimale de 85 % du Smic. Cette mesure avait été largement saluée : de nombreux agriculteurs retraités perçoivent de modestes pensions, 766 euros par mois en moyenne, inférieur de 10 % au seuil de pauvreté et de 5 % au montant du minimum vieillesse. « 85 % du Smic, c’est déjà ce que prévoit la loi Chassaigne dans le secteur agricole, mais c’est loin de concerner tout le monde et ça a provoqué d’énormes déceptions et frustrations », explique Emmanuel Marie, secrétaire national de la Confédération paysanne.

Véronique Léon, paysanne en Ardèche, qui a récemment pris sa retraite, touche par exemple seulement 920 euros par mois. « Je n’ai pas eu droit à la revalorisation sans doute parce que j’étais ’’au-dessus du plafond’’... Je n’ai pas réussi à obtenir davantage de précisions », dit-elle. Sa pension retraite a même baissé suite à l’augmentation de la Contribution sociale généralisée (CSG) en 2018. Son cas ne semble pas isolé. « On a reçu énormément de courriers d’agricultrices et agriculteurs qui ne comprenaient pas pourquoi ils restaient en dessous des 85 % du Smic, atteste le député André Chassaigne, joint par basta!. Entre l’annonce faite, ce qui a pu être voté dans ma proposition de loi et l’application du texte, on voit que l’atterrissage n’est pas le même que l’envolée. Il y en a qui atteignent les 85 % du Smic mais ce n’est pas massif. »

Un tiers des agriculteurs exclu

Selon Emmanuel Marie, la limite du projet de loi de l’époque tient aux critères mis en place qui « excluent de nombreux paysans et paysannes ». Lors du débat parlementaire, un amendement déposé par le gouvernement, et adopté, a mis en place un principe d’écrêtement afin « que les retraités qui touchent déjà au moins 85 % du SMIC ne puissent pas prétendre à un tel complément ». « Concrètement, c’est la totalité des pensions qui est incluse dans le calcul pour atteindre les 85 % du Smic, et pas uniquement la pension agricole », décortique André Chassaigne, très remonté à ce sujet. Ainsi, toutes les pensions résultant de bouts de vie professionnelle passés dans d’autres secteurs sont aussi comptabilisées.

Les femmes qui en plus de leur activité agricole, ont travaillé épisodiquement comme salariées ailleurs sont ainsi touchées par cette limitation. « La sociologie paysanne change, note Emmanuel Marie. Il y a de plus en plus de paysans et de paysannes qui ont fait un autre boulot avant. » Toutes les autres pensions – anciens combattants, pompiers volontaires, retraite d’élu, pensions de réversion... - sont également intégrées pour atteindre ce seuil de 85 %. D’après les calculs d’André Chassaigne, l’application de cet amendement a fait chuter d’un tiers le nombre de bénéficiaires de la garantie de retraite minimale (de 290 000 à 196 000 bénéficiaires).

Les retraités agricoles en situation d’invalidité éligibles ?

« Un retraité paysan qui était maire ne pouvait pas bénéficier de l’augmentation de sa retraite agricole parce qu’il cotisait à l’Ircantec », alertait André Chassaigne le 1er décembre 2022 à l’Assemblée nationale. L’Ircantec gère la retraite complémentaire des« agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques », celles et ceux qui ne sont pas fonctionnaires. Un amendement a été adopté en juin pour mettre fin à cette situation. Au mois de septembre, le député communiste a fait adopter la même disposition pour les élus agricoles qui siègent dans les chambres d’agriculture ou à la mutualité sociale agricole. « Il faut que petit à petit, on détricote tout cela », défend-il.

« Les choses se modifient peu à peu par rapport au premier texte, appuie Jean-Paul Nicolas, membre de la commission des anciens de la Confédération paysanne. Les invalides arrivant à l’âge légal de la retraite sans carrière complète étaient exclus jusqu’à maintenant. Il semble que cette situation va enfin être prise en compte. »

À la suite de la présentation de son projet de réforme des retraites, le cabinet d’Élisabeth Borne a précisé que les conditions d’accès des agriculteurs à cette pension minimum allaient être élargies : les exploitants partis à la retraite au titre de l’invalidité ou du handicap y seraient désormais éligibles, soit 45 000 retraitées supplémentaires « qui bénéficieront d’une revalorisation de l’ordre de 1000 euros par an ». « Le gouvernement s’est gardé sous le coude quelques avancées mais pour l’instant, ce n’est pas le cas », réagit André Chassaigne.

Les femmes, premières lésées

Il reste d’autres trous dans la raquette. Pour bénéficier de 85 % du Smic, il faut avoir une carrière complète à la tête d’une exploitation. « Les premières lésées, ce sont les femmes », dénonce Emmanuel Marie. Les raisons sont multiples. D’une part, les agricultrices retraitées n’ont pas, très souvent, tous les trimestres nécessaires : parmi les 155 000 femmes agricultrices retraitées, 40 000 ont une carrière incomplète selon les données du ministère de l’Agriculture.

Par ailleurs, une agricultrice a la plupart du temps connu différents statuts : aide familiale ou conjointe collaboratrice [1]. Résultat, la majorité des femmes ayant fait valoir leurs droits à retraite pour des carrières complètes avec ce type de statut touchent moins de 600 euros de pension mensuelle, soit largement en dessous du seuil de pauvreté.

Pour revaloriser ces pensions, une deuxième loi, là encore portée par André Chassaigne, a été votée en décembre 2021. Elle se traduit par une augmentation moyenne de 100 euros, soit une retraite minimum de 700 euros par mois pour les conjoints et aides familiaux à carrière complète.

« Plusieurs femmes ont témoigné dans des courriers de l’augmentation de 100, 120 voire 150 euros par mois de leur pension, rapporte André Chassaigne. Ce n’est pas rien même si j’ai bien conscience qu’il y a à faire. » La Confédération paysanne a salué cette « mesure de justice sociale », mais rappelle que nombre de producteurs vivent leur retraite « avec une pension en dessous du minimum vieillesse, de 906,81 euros par mois ».

En outre-mer, la moitié des retraites agricoles inférieures à 333 euros par mois

« Rien n’est dit sur les habitantes des territoires d’outre-mer, dont le niveau de pension est pourtant indigne », ajoute Emmanuel Marie. Un retraité agricole ultra-marin sur deux touche une retraite inférieure à 333 euros par mois ! « Ils ont des retraites encore plus indignes qu’en métropole. Celles et ceux qui ont arrêté leur carrière à cause du chlordécone sont doublement pénalisés », souligne le secrétaire national de la Confédération paysanne. « La loi prévoit l’alignement des pensions au niveau des pensions en métropole, sous réserve bien sûr qu’ils respectent les critères », nuance André Chassaigne.

Pour le député, l’annonce des 1200 euros minimum de retraite implique d’« être extrêmement attentif ». « Il faut veiller à ce que le texte soit très précis, à éclairer ce qu’on met dans les 85 % du Smic. Je suis très dubitatif sur les critères qui vont être mis en place pour y avoir accès. Qu’en sera t-il pour les femmes avec des carrières interrompues ? Ou pour celles et ceux restés au chômage pendant plusieurs années ? »

Pour Emmanuel Marie, cette mesure est même un piège. « Le gouvernement cherche à la fois à diviser les actifs et les retraités sur le mode "Travaillez plus si vous voulez continuer d’avoir comme les aînés". Et à diviser entre les actifs : "Regardez les méchants statuts privilégiés alors qu’on fait tout pour que vous ayez le minimum", dit-il. La réalité, c’est qu’on est loin du compte » pour enfin attribuer une pension digne à toutes et tous.

Sophie Chapelle

Photo de une : Manifestation des gilets jaunes le 7 janvier 2023 à Paris/©Serge d’Ignazio