Climat

« La jet-set climatique et ses ultrariches visent la normalisation du capitalisme vert »

Climat

par Rédaction

Comment la « jet-set climatique » oriente-t-elle la COP28 ? Elle s’assure « que ses solutions, à base de marchés carbone paraissent comme les seuls outils ’’crédibles’’ », analyse Edouard Morena, auteur de Fin du monde et petits fours.

La « jet-set climatique » n’inclut pas seulement les ultrariches engagés sur les questions climatiques par le biais de leur fondation. Elle englobe aussi toute une nébuleuse de think tanks, cabinets de conseil, experts en communication, consultants, qui gravitent autour de ces ultrariches et participent à la normalisation du capitalisme vert.

Portrait d'Edouard Morena
Édouard Morena
Maître de conférences en science politique à l’University of London Institute de Paris. Il est l’auteur de Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte, 2023).

Tout le débat qui se déroule à la COP28 sur la création d’un marché carbone mondial volontaire [1] s’inscrit pleinement dans la vision portée depuis une vingtaine d’années par les acteurs que j’étudie dans le livre. Le format même des COP – à travers les annonces et initiatives lancées en parallèle aux négociations qui mélangent à la fois gouvernements, entreprises, grosses fondations, etc. – constitue un bon indicateur de la « réussite » de ces acteurs. La gouvernance climatique qu’ils promeuvent n’est plus seulement centrée sur les États et les accords entre États, mais sur les acteurs privés et publics par le biais de partenariats qui les unissent. Elle est fondée sur des engagements volontaires, et non pas des contraintes étatiques.

Les COP sont devenues un outil stratégique pour ces élites afin de normaliser des « ajustements réalistes » plutôt que des changements structurels ; changements qui intègrent des enjeux – pourtant essentiels – de justice sociale. Il ne s’agit pas de nier le besoin urgent de transition, mais plutôt de s’assurer que leurs solutions, à base de marchés carbone, d’engagements volontaires, d’innovation, de partenariats public-privé, d’aides massives aux entreprises, paraissent comme les seuls outils « crédibles » et disponibles pour faire face au dérèglement climatique. Ce « réalisme » là, on le retrouve aujourd’hui à la COP28.

Dépolitiser le débat

Lorsqu’on s’intéresse aux centaines de « communicants stratégiques » et autres experts en relations publiques qui gravitent autour de ce genre d’événement, on constate qu’ils travaillent souvent à la construction d’un récit de l’action climatique qui joue sur les registres de la peur et de l’espoir, sur l’urgence et l’optimisme. Tout en mettant l’accent sur l’urgence de la situation, rapports du GIEC et exemples d’événements climatiques extrêmes à l’appui, ils insistent sur les opportunités économiques et sur le rôle positif des entreprises, des investisseurs, de Jeff Bezos, Michael Bloomberg, Bill Gates et autres entrepreneurs-milliardaires-philanthropes comme fers de lance de la transition bas carbone.

Il suffit de regarder les discours d’Al Gore – notamment à la COP28 – qui repose toujours sur le même format. Il commence par mettre l’accent sur la gravité de la situation, en montrant les images d’icebergs qui se détachent et qui renvoient à l’urgence de la situation et de la crise, avant de mettre en avant « ses » solutions en les présentant comme les seules réalistes et capables de faire face à la crise en cours.

Cette combinaison conduit à faussement dépolitiser le débat et à marginaliser des voix alternatives centrées sur la justice climatique. Elle « naturalise » les solutions centrées sur les acteurs privés, les investisseurs, les mécanismes de marché, en les présentant comme une traduction en actes de la science du climat.

Des élites favorables à la sortie des énergies fossiles

Tout en insistant sur le rôle des acteurs privés, les élites climatiques critiquent les États. Ceux-ci sont présentés, dans leurs discours, comme inefficaces et peu agiles. En parallèle, ces mêmes élites font pression sur ces mêmes États pour qu’ils soutiennent par le biais d’aides en tous genres – crédits d’impôt, subventions aux entreprises, prêts garantis… – les entreprises et investisseurs ; pour qu’ils prennent à leur charge les risques associés à la transition. Les profits éventuels, eux, sont pour les acteurs privés.

Les élites climatiques poussent à fond à la COP28 pour que l’élimination progressive des combustibles fossiles figure dans la déclaration finale. Ce qu’ils souhaitent, c’est avoir une sorte d’échéance pour la sortie des fossiles, car ce signal fort va valoriser leurs investissements dans le secteur des renouvelables et de la transition bas carbone.

De fait, j’ai le sentiment qu’à Dubaï, il y a une forme d’alignement entre élites climatiques et mouvement climat sur cette question précise de la sortie des fossiles. Mais là où il y a une différence, et de taille, c’est sur le type de transition que l’on veut. La vision de la transition portée par les élites (et qui domine actuellement le débat climatique), met l’accent sur les marchés, les technologies, les engagements volontaires et les « milliardaires-philanthropes-sauveurs-de-la-planète ». Le mouvement climat, quant à lui, accorde une place plus centrale aux enjeux de justice : responsabilités historiques, pertes et dommages, transition juste…

Fort heureusement, cette voix alternative se fait de plus en plus entendre. En dépit des efforts des élites pour l’empêcher, on assiste à une (re)politisation de l’enjeu climatique. D’autres visions de la transition climatique que celles portées par la jet-set climatique se font entendre.

Edouard Morena, maître de conférences en science politique à l’University of London Institute in Paris.
Propos recueillis par Sophie Chapelle

photo de une : Table ronde lors de la Innovate4Climate Finance & Markets Week à Barcelone, les 24 et 25 mai 2017. CC BY-NC-SA 2.0 Deed

Notes

[1En dépit des enquêtes récentes qui ont montré que l’écrasante majorité des crédits carbone fondés sur un sous-jacent forestier ne correspondait en réalité à rien, comme celle de The Guardian