Travailler autrement ?

L’histoire d’Emmanuelle, boulangère dans une Scop, qui a été licenciée, puis a mis fin à ses jours

Travailler autrement ?

par Nolwenn Weiler

Emmanuelle, boulangère, a mis fin à ses jours en octobre 2016. Elle venait d’être licenciée de la coopérative au sein de laquelle elle travaillait. Son suicide a été reconnu comme un accident du travail.

Quand elle est arrivée chez Trebara, en mars 2015, Emmanuelle V. était ravie. Ancienne animatrice reconvertie en boulangère, elle trouvait au sein de cette Scop (société coopérative et participative) un condensé de tout ce qui la faisait rêver. Des pratiques de boulange exigeantes avec un travail du levain naturel et une petite équipe organisée de façon collective.

« Il y a une forme d’excitation dans son entourage qui pense que c’est LE poste et LA structure pour Emmanuelle », résume son amie Katia Storaï. Mais c’est sans doute cette apparence d’idéal, et le décalage – cruel – entre le rêve et la réalité qui précipiteront le mal-être de la jeune femme, jusqu’à son suicide le 31 octobre 2016.

Les prud’hommes condamnent la Scop

« Le suicide d’Emmanuelle a été reconnu comme un accident du travail par la Sécurité sociale en avril 2018, explique son frère Alexandre V. J’avais demandé à son employeur de le déclarer comme tel quelques jours après la mort de ma sœur. Mais il avait refusé. » Avec une poignée d’amies d’Emmanuelle, Alexandre s’est donc lancé dans de longues et fastidieuses démarches administratives pour obtenir cette reconnaissance. L’Association d’aide aux victimes et aux organismes confrontés aux suicides et dépressions professionnelles (ASDPRO) les a aidés à constituer le dossier.

Numero national de prevntion du suicide 3114
Si vous ou l’un de vos proches a des pensées suicidaires, c’est un signal d’alarme. Des lignes d’écoute et des soutiens existent. Le 3114 est le numéro national de prévention du suicide. Il existe d’autres ressources d’aide à distance comme SOS Amitié, 09 72 39 40 50 et tchat. D’autres ressources sont à retrouver sur cette page.

« Nous avons aussi contacté la Fnath [Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés], qui nous a délivré quelques conseils », ajoute le jeune homme. Pour lui, il est évident que le licenciement d’Emmanuelle, annoncé de manière brutale, a précipité le passage à l’acte suicidaire. C’est aussi l’avis du médecin expert de la Sécurité sociale qui a conclu après enquête qu’« il existe une relation de causalité sans doute non exclusive, mais hautement probable entre le licenciement de Mme Emmanuelle V. et son décès ».

Une fois cette reconnaissance obtenue, Alexandre et les amies d’Emmanuelle décident d’attaquer l’entreprise Trebara aux prud’hommes pour licenciement abusif. Le verdict, qui tombe en février 2020, est sévère pour la Scop. « La Scop a délibérément violé les dispositions du Code du travail en matière de durée quotidienne du temps de travail », estiment les juges, soulignant que « la durée de travail quotidienne maximum de dix heures a été dépassée à de nombreuses reprises », excédant parfois quatorze heures, voire quinze heures.

Par ailleurs « la Scop n’apporte pas la preuve des insuffisances reprochées à Mme V., ni sur le plan de ses capacités professionnelles ni sur le plan de son comportement au travail » et ne dit rien non plus « du préjudice subi eu égard aux insuffisances de Madame V. » Quelques jours plus tard, Trebara a fait appel. La décision de seconde instance, rendue le 25 mai 2023, a confirmé le caractère abusif du licenciement d’Emmanuelle.

Passionnée par son métier

Entre Emmanuelle et Trebara, tout avait pourtant bien commencé. « Les premiers mois, Emmanuelle est vraiment contente d’être dans cette nouvelle boîte », explique Alexandre V. « En juin, soit trois mois après son embauche, il y a un repas à la maison au cours duquel plusieurs associés me disent à quel point ils sont contents qu’Emmanuelle soit là », se souvient son amie et ancienne colocataire Katia Storaï. « Ce travail, c’était un nouveau départ. C’était un pur bonheur, elle était toujours souriante quand elle en parlait », témoigne aussi, très émue, son amie Sabine. Emmanuelle a aussi un projet de très gros livre sur le levain naturel, qu’elle mène avec deux autres boulangers. « C’était une chercheuse, évoque son amie Léna*. C’est pourquoi ce projet de livre lui tenait tellement à cœur. »

« Emmanuelle était visiblement passionnée par son métier, elle a voyagé avec nous par curiosité et amour du pain, n’a jamais épargné sa peine lors de nos sessions d’écriture à trois », évoquent les coauteurs de ce livre qui ont choisi de dédier l’ouvrage de 700 pages – publié en 2021 – à la jeune femme [1]. « J’avais cette impression de me réaliser dans mon travail », écrit Emmanuelle dans un carnet retrouvé par ses amies après sa mort. « Durant les six premiers mois, je perçois clairement qu’Emmanuelle est très appréciée à Trebara, et qu’elle prend peu à peu sa place de quatrième de l’équipe, aux côtés des trois associés », résume Katia.

« Un premier événement déstabilise Emmanuelle en novembre 2015 », retrace son amie. Au cours d’un entretien d’évaluation qui ne dit pas son nom, les trois associés de la Scop lui disent qu’ils sont très contents de son travail, mais évoquent quelques points à améliorer, et lui demandent notamment d’améliorer sa rapidité. « Ils lui demandent de faire plus vite, mais sans répondre à ses demandes de transmission ou de formation », poursuit Katia. « Injonctions paradoxales : objectifs de résultats, mais pas de moyens », note la boulangère dans son carnet. Ces demandes sont d’autant plus difficiles à entendre que depuis trois mois, Emmanuelle est particulièrement engagée dans l’entreprise. Au début de l’été, le gérant a eu un accident du travail assez grave qui l’a contraint à cesser de travailler pendant six mois. Au cours de cette période, elle donne toute satisfaction à ses collègues, remarque l’avocate Isabelle Guimaraes : « Elle reçoit des félicitations pour son travail. »

Dédidace du livre Levains, un voyage historique, technique et critique pour ne pas nourrir idiot. Publié en 2021 et dont la genèse doit beaucoup à la volonté et l’énergie d’Emmanuelle.

En janvier 2016, le gérant reprend le travail et la cohabitation est parfois compliquée. « Elle regrettait la désorganisation générale, le côté débrouille, et une répartition du pouvoir inégalitaire, avec un gérant qui semblait garder le lead sur pas mal de décisions », résume Alexandre. Mais Emmanuelle choisit de tenir bon, parce que le projet lui plaît, qu’elle a envie d’y croire et qu’elle se dit qu’avec le temps, les choses pourront être améliorées.

« On parle d’un métier passion. On ne se plaint pas, on ne se met pas en avant, on donne beaucoup de sa personne. Emmanuelle s’est grillée là-dedans », intervient Sabine, qui a pu, comme médecin, observer ces mécanismes à de nombreuses reprises. Lena, qui évolue professionnellement dans le milieu de l’économie sociale et solidaire, partage ce point de vue : « On s’assoit sur ses difficultés, et on n’écoute pas les alarmes ».

Évitement de conflits et domination

« Dans le milieu de la boulange, être une femme n’est pas toujours évident, avance aussi Lena. C’est une profession majoritairement masculine. Il faut faire sa place et faire ses preuves… » « Il faut envoyer, appuie Katia, avec des outils de travail taillés pour les hommes. Je me souviens par exemple qu’une partie du four était trop haute pour Emmanuelle. »

Autrice d’un mémoire de master de sociologie sur les inégalités au sein des coopératives autogestionnaires, Katia explique que « dans ces entreprises, les femmes héritent de plus de tâches de polyvalence et de charge mentale dues à la désorganisation générale. Elles s’usent plus vite [2]. » « C’est difficile d’être en colère dans une petite structure, ajoute Sabine. On est tous un peu potes. Cela empêche une lecture claire des rapports de domination et cela pousse à éviter les conflits. »

À partir du mois de mars 2016, la mécanique de non-dits et d’évitement de conflits s’emballe, laissant Emmanuelle seule avec ses angoisses. « Alors que l’assemblée générale approche, Emmanuelle s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles de son intégration comme associée », se souvient Katia. Les statuts de la Scop stipulent pourtant clairement qu’au bout d’un an d’ancienneté, l’employeur a obligation de proposer l’entrée au sociétariat au salarié, lors de l’assemblée générale. « C’est surtout un enjeu explicite pour eux dès son entretien d’embauche », mentionne Katia.

La boulangère « interroge ses collègues, et notamment le gérant sur ce point, mais elle ne parvient pas à avoir de réponses », dit Katia. Pour l’Association d’aide aux victimes et aux organismes confrontés aux suicides et dépressions professionnelles (ASDPRO), qui a réalisé une analyse fine de la situation de travail d’Emmanuelle V., « cela instille des doutes sur sa place et son avenir à Trebara où elle s’est beaucoup investie. Son anxiété augmente au fur à mesure du temps qui passe et des non-réponses. »

À cet inconfort très stressant s’ajoute en juillet un pic d’activité dû au départ imprévu d’un salarié. La fatigue et l’agitation d’Emmanuelle augmentent. Elle arrive en vacances complètement épuisée. « Il y a ce côté militant qui fait qu’on ne compte pas ses heures, quitte à sacrifier sa santé », insiste Lena.

La surprise du licenciement

À son retour de vacances, le 22 août, un associé l’informe qu’ils ne vont pas pouvoir continuer à travailler avec elle. « Elle ne comprend pas ce qui se passe, elle est sidérée, abasourdie, elle n’en revient pas », se souvient Katia. « Les motifs avancés sont assez hallucinants, remarque l’avocate de la famille V., Isabelle Guimaraes. On lui dit qu’elle a commis des erreurs, à savoir qu’elle a trop cuit une fournée de pains et trop hydraté une pâte. On lui reproche également de ne pas avoir su communiquer avec ses collègues. Mais on n’a aucun élément à l’appui de cela, je n’ai pas d’explications. Comment, du jour au lendemain, peut-on considérer que quelqu’un qui a assuré pendant des mois devienne soudainement incapable d’accomplir son travail ? »

« C’est tombé comme ça. Mademoiselle vous ne répondez pas aux besoins de l’entreprise. Vous hydratez trop les pâtes, vous faites trop cuire le pain. J’ai cru que c’était une blague. Je suis tombée des nues », écrit Emmanuelle dans l’un de ses carnets. « Cette éviction de son lieu de travail en dehors de toute procédure disciplinaire ou de la procédure de licenciement, alors qu’elle est, par ailleurs, reconnue pour son professionnalisme, l’a plongée dans une confusion dont attestent les conséquences visibles sur sa santé : arrêt de travail, cauchemars mettant en scène le travail, anxiété, insomnies... », relève l’association ASDPRO.

Autour d’Emmanuelle, tout le monde s’interroge sur les raisons de cette disgrâce. « Il résulte de la chronologie de la relation de travail entre Madame V. et le gérant que ce dernier ne supporte pas son désaccord sur l’aspect antidémocratique de la Scop », analyse Isabelle Guimarraes. « Il apparaît donc que l’encadrement à la Scop Trebara est basé sur une personnalité, le fondateur, plutôt que sur un collectif : pour Mme V. prendre conscience de ce fait constitue la perte d’une illusion, l’illusion d’un partage de responsabilités décisionnelles associé au partage de la compétence », analyse de son côté l’association ASDPRO.

Des alertes non prises en compte

Contacté par basta! pour un entretien, l’un des avocat de Trebara, Laurent Péquignot a répondu : « le secret professionnel ne me permet pas d’échanger avec vous sur ce dossier ». « Aucune des personnes présentes actuellement n’était dans la Scop au moment des faits », nous ont fait savoir les associés actuels. Ils ne connaissent donc pas le dossier. Dans les conclusions qui ont précédé la seconde audience prud’homale, en février 2023, la défense de l’entreprise refuse les arguments avancés par les soutiens d’Emmanuelle, qui avaient convaincu les juges en première instance.

La défense conteste notamment la réalité des propos accusateurs tenus contre la Scop dans les comptes-rendus des entretiens avec Emmanuelle V., considérant qu’il s’agit là, au même titre que les témoignages de ses amies « de documents de complaisance qui devront être écartés en raison de la trop grande partialité de leurs auteurs ».

Comme en première instance, les avocats contestent le dépassement de la durée légale de travail de même que le caractère soudain du licenciement. Ils renoncent en revanche à insister sur un argument avancé dès 2017 par le gérant de la Scop, lors de l’enquête menée par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) dans le dossier « accident du travail », à savoir que Emmanuelle avait des problèmes personnels, et psychologiques, qui n’avaient pas de lien direct avec son travail. « C’est habituel de la part d’un employeur d’affirmer à titre de défense que l’origine du mal-être au travail d’un ou d’une salariée est personnelle afin de tenter de s’exonérer de toute responsabilité », répond Isabelle Guimaraes.

« Dans l’histoire professionnelle d’Emmanuelle V., plusieurs alertes de souffrance professionnelle aiguë auraient pu et dû éviter l’irréparable. Mais en l’absence d’évaluation des risques professionnels, et en l’absence, en conséquence, de mesures de prévention du risque professionnel d’atteinte à la santé mentale, tel que reconnu par la CPAM, le drame n’a pu être évité », défend de son côté l’association ASDPRO.

Pour mettre en évidence la responsabilité de la Scop, les soutiens d’Emmanuelle avaient envisagé d’obtenir la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Ils avaient pour cela sollicité le soutien d’ASDPRO et de la Fnath. « Nous étions épuisés par toutes les démarches menées depuis six ans, et n’avons pas pu aller au bout de la reconnaissance de faute inexcusable », regrettent-ils aujourd’hui. Les délais sont désormais dépassés.

Licenciée pour « insuffisance professionnelle »

À la fin du mois d’août 2016 se tient un premier entretien en vue d’une rupture conventionnelle. Mais les associés refusent de négocier, estimant que le préjudice moral n’est pas fondé, et que la somme réclamée par Emmanuelle en guise de dédommagement de ce préjudice mettrait en péril l’équilibre financier de la Scop. Quelques semaines plus tard, la boulangère est convoquée, par courrier, à un entretien préalable au licenciement. « Il y a eu une dernière tentative de la part des associés de négocier une rupture conventionnelle, évoque Marianne, une amie d’Emmanuelle qui l’accompagnait ce jour-là. Cela la déstabilise parce qu’elle s’attendait à avoir enfin des éléments précis sur ce qui lui était reproché. »

Le 21 octobre 2016, la Poste dépose chez Emmanuelle une lettre de licenciement. La jeune femme découvre avec stupéfaction qu’elle est licenciée pour « insuffisance professionnelle », contrairement à ce qui avait été mentionné lors de l’entretien du 10 octobre, à savoir la faute grave. « À travers ces mots, c’est la qualification, le professionnalisme et l’identité d’Emmanuelle qui sont remis en question », évoque Katia. « C’est ça qui l’a tellement atteinte, le fait qu’on puisse dire qu’elle était insuffisante au niveau professionnel », ajoute son avocate.

« La formulation reste très vague par rapport aux griefs de son employeur, ce qui la plonge dans une grande détresse », analyse ASDPRO. Après cinq jours difficiles, Emmanuelle se fait hospitaliser dans un état d’anxiété intense. Elle s’entretient avec plusieurs psychiatres, à qui elle parle, à chaque fois, du licenciement. « Elle craignait de ne pas retrouver de boulot, elle disait qu’ils allaient la griller dans le réseau de pain bio en Bretagne », explique Katia. Cette angoisse semble étreindre Emmanuelle jusqu’à ses derniers instants. Juste avant de se suicider, elle laisse un message pour ses amies et se demande « comment trouver un poste en boulangerie quand on vous qualifie d’insuffisance professionnelle (merci Trebara) ? »

Nolwenn Weiler

Photo d’illustration : ©Simon Gouin

Suivi

Mise à jour du 25 mai 2023 : Cet article a été actualisé le 25 mai 2023, suite à la décision de seconde instance des Prud’hommes.

Notes

[1Levains, un voyage historique, technique et critique pour ne pas nourrir idiot, Éditions Seconde mouture, 2021.

[2Voir « Coopératives autogestionnaires : des idéaux à l’épreuve des réalités du travail et des inégalités », master en sciences humaines et sociales, École des hautes études en sciences sociales, 2018.