Bien commun

L’Arctique, soumise au réchauffement climatique, résistera-t-elle à la convoitise des pétroliers ?

L’Arctique se réchauffe rapidement. En février, la température y a grimpé de 5°C au dessus de la moyenne. La fonte des glaces entraîne des réactions en chaîne qui bouleversent les écosystèmes du Grand Nord et leurs habitants. Un désastre pour certains, une aubaine pour d’autres : une ruée générale sur les ressources de l’Arctique – du pétrole aux stocks de poissons en passant par les minerais – se prépare, sur fonds de tensions frontalières. Le sommet international consacré aux forages pétroliers extrêmes qui se tient cette semaine en France et rassemble les grandes compagnies pétrolières, décidera en partie de l’avenir du l’Arctique.

Impossible, dans l’Arctique, d’échapper à la réalité du changement climatique. La région située à l’intérieur du cercle polaire se réchauffe deux fois plus vite que le reste de l’hémisphère nord. Chaque année, les médias internationaux font leurs grands titres sur le nouveau record de fonte de la banquise. D’ici deux décennies, l’océan Arctique sera totalement libre de glaces durant l’été. Ce mois de février 2016 a vu de nouveaux records de température : 5ºC de plus que la normale selon la NASA, voire 10ºC à certains endroits. Les régions polaires vont-elles bientôt se retrouver « dépossédées de leur hiver », comme le craignent les habitants de Fort Yukon, en Alaska ?

Pour certains, néanmoins, l’ouverture de l’Arctique a plutôt le caractère d’une aubaine que d’une catastrophe. Dans un rapport de 2014, le sénateur André Gattolin (EELV) évoque « un emballement parfois irrationnel mais bien réel lié aux opportunités offertes par la fonte de la banquise ». Les multinationales pétrolières et minières, en particulier, se promettent d’exploiter les vastes ressources restées jusqu’ici inaccessibles sous les glaces. La région abriterait pas moins de 30% des réserves récupérables globales de gaz naturel, et 13% des réserves récupérables de pétrole. Des chiffres incertains qui ont cependant poussé des firmes comme Shell à se lancer dans la prospection offshore dans l’océan Arctique malgré les difficultés et les risques pour l’environnement. S’y ajoutent des réserves potentiellement considérables de diamants, d’or, de fer, d’uranium et d’autres métaux.

« Ce qui s’y passe n’est pas sans importance pour le reste du monde »

« Aussi vaste, froid, éloigné et dépeuplé que soit l’Arctique, ce qui s’y passe n’est pas sans importance pour le reste du monde », explique le journaliste canadien Edward Struzik dans son livre Future Arctic [1], qui tente de dresser le portrait de cette région en pleine mutation. D’abord parce que « les changements déjà en cours dans l’Arctique constituent une indication de ce qui va se passer dans d’autres régions du monde ». Aussi parce que la fonte de l’Arctique fait sentir ses répercussions dans la planète tout entière, à travers l’élévation du niveau des océans ou la modification des courants marins et aériens, dont le Gulf Stream, qui permet à l’Europe occidentale d’être relativement plus douce que l’Amérique du nord et l’Asie aux mêmes latitudes. Sans oublier ses effets en retour sur les équilibres climatiques : émissions de méthane dues à la fonte du permafrost, moindre réflexion de la lumière solaire...

La fonte des glaces ne constitue que l’aspect le plus spectaculaire des profonds bouleversements que connaît aujourd’hui l’Arctique. Risques accrus de tempêtes voire de cyclones, feux de forêts massifs – comme ceux qui ont carbonisé 6% du territoire de l’Alaska et 4% de celui du Yukon en 2004, ou provoqué des centaines de morts en Sibérie en 2012 et 2015 –, accroissement des précipitations en automne et fonte précoce des neiges au printemps… Ces phénomènes climatiques inédits se traduisent, par effet de cascade, en bouleversements écologiques et sociaux, dont les premières victimes sont les Inuit et les autres populations autochtones du Grand Nord. La chasse et la pêche, importantes à la fois culturellement et pour la survie même de ces communautés, deviennent de plus en plus difficiles, aggravant l’insécurité alimentaire qui règne depuis toujours dans la région.

Un Arctique bientôt méconnaissable

L’évolution de la biodiversité, en particulier animale, illustre la profondeur des transformations en cours. Les ours polaires sont touchés de plein fouet par la fonte des glaces, qui constitue leur terrain naturel pour chasser le phoque – source de 90% de leur alimentation. Ils se retrouvent concurrencés par les grizzlys. Leurs interactions de plus en plus fréquentes produisent une nouvelle espèce hybride. Pumas et coyotes s’aventurent également pour la première fois dans le grand Nord canadien sur les traces des cerfs et des élans, leurs proies traditionnelles, désormais mieux adaptés à ces paysages en mutation que les caribous.

La disparition de la barrière de glace permet aux saumons du Pacifique et aux orques de remonter eux aussi vers les eaux de l’Arctique. Ces derniers, jusqu’alors inconnus dans ces contrées, s’attaquent aux narvals et aux bélugas, que les Inuit ont d’autant plus de mal à capturer. Tous ces nouveaux arrivants amènent avec eux des maladies jusqu’ici inconnues dans la région polaire. Des dizaines de millions d’oiseaux migrent chaque été depuis le monde entier vers l’Arctique pour profiter de l’abondance de nourriture et de la lumière, de paysages préservés et de l’absence relative de parasites et de prédateurs. Aujourd’hui, au moins 40% de ces espèces d’oiseaux seraient en déclin.

Certaines espèces animales emblématiques sont ainsi au centre de débats politiques et scientifiques majeurs autour de l’enjeu climatique. Des controverses ont accompagné la classification par l’administration américaine de l’ours polaire comme espèce menacée, ainsi que le projet d’ouverture de l’Alaska National Wildlife Refuge à la prospection pétrolière. Les industriels se prévalent d’études « scientifiques » suggérant, par exemple, que la menace climatique qui pèse sur les ours blancs est surestimée car ces derniers vont rapidement devenir végétariens pour s’adapter, en se nourrissant de baies sauvages plutôt que de phoques [2] !

Les débats sont similaires en ce qui concerne les caribous. Leurs populations ont connu des fluctuations importantes au cours de l’histoire, mais la tendance actuelle est au déclin précipité. Le troupeau dit de Barthurst (Nunavut et Territoires du nord-ouest au Canada) aurait vu sa population tomber de 450 000 animaux en 1986 à seulement 32 000 en 2009, et peut-être 16 000 aujourd’hui. Sur l’île de Baffin, dans l’archipel arctique canadien, où ArcelorMittal vient d’ouvrir une mine de fer géante, la population de caribous a chuté de 180 000 à 16 000 individus. Les chiffres ne sont pas meilleurs de l’autre côté du Groenland, parmi les rennes de Norvège et de Russie.

Les activités industrielles, aussi dangereuses que le réchauffement

« Les caribous sont aux Inuit, aux Dene et aux autres peuples de l’Arctique ce que le bison était pour les Indiens d’Amérique du Nord, rappelle Ed Struzik. Lorsque les bisons ont disparu des Grandes Plaines, les cultures des tribus et des Premières nations se sont effondré, et ne s’en sont jamais totalement remises. » Pas étonnant dans ces conditions que le groupe nucléaire français Areva ait subi une telle levée de boucliers avec son projet de mine d’uranium de Kiggavik, dans le Nunavut (Canada), en plein dans la zone de reproduction du troupeau de Beverly [3].

L’Arctique a déjà changé plusieurs fois de climat au cours des millénaires écoulés, et l’histoire longue montre que les espèces animales sont capables de s’y adapter. Le problème pour les ours polaires et les caribous est que le réchauffement actuel est beaucoup plus rapide – quelques décennies – que dans le passé. Les changements qui en découlent se conjuguent aux effets de l’activité humaine – la chasse, et surtout les activités industrielles. Forages pétroliers et gaziers, mines, routes, infrastructures et base militaires contribuent à détruire ou déstabiliser davantage des habitats déjà fragilisés.

Le spectre d’un désastre environnemental majeur

Outre les hydrocarbures et les mines, d’autres secteurs économiques, comme ceux de la pêche et du transport, convoitent l’Arctique. Le premier lorgne sur les vastes stocks de poisson que recèlent les fonds sous-marins relativement inexploités, y compris dans la vaste zone au centre de l’océan Arctique qui ne dépend d’aucune juridiction nationale. Le second se réjouit de l’ouverture de routes maritimes beaucoup plus courtes entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du nord, celle du « Passage nord-est » par la Russie et celle du « Passage nord-ouest » via le Canada.

Ces activités comportent des risques environnementaux majeurs. Greenpeace a déjà sonné l’alarme sur les dégâts causés par la pêche industrielle autour de l’archipel norvégien de Svalbard, qualifiés de « Galapagos arctiques », au nord de la mer de Barents. Ce sont évidemment les risques liés à l’exploitation pétrolière qui focalisent l’attention. Les tentatives de Shell d’explorer les eaux de la mer des Tchouktches, au large de l’Alaska, ont suscité une immense controverse internationale. Shell a fini par déclarer abandonner ces recherches « pour le futur prévisible », après une dépense de plusieurs milliards de dollars.

Total, Engie et EDF également présents dans le Grand Nord

Outre le caractère décevant de la campagne de prospection en 2015, les dirigeants de la firme anglo-néerlandaise, qui avaient évoqué des gisements potentiels représentant « plusieurs fois le golfe du Mexique » ont mis en cause les coûts élevés de ces opérations et les incertitudes politiques. La mobilisation des écologistes a cependant joué un rôle. Selon le Guardian, cette annonce de Shell avait aussi pour objectif de permettre à l’entreprise de mieux influencer le débat sur le climat et la transition énergétique à l’approche de la COP21 [4].

De nombreux projets similaires sont abandonnés ou mis en sommeil dans un contexte de baisse du cours des hydrocarbures. Pour autant, l’exploitation pétrolière et gazière se poursuit dans d’autres zones de l’Arctique. La compagnie russe Gazprom exploite ainsi depuis 2013 le gisement pétrolier offshore de Prirazlomnoye, dans la mer de Kara. Les compagnies françaises ne sont pas absentes de cette ruée vers le Grand Nord. Le groupe français Total développe en partenariat avec le russe Novatek un énorme projet gazier dans la péninsule de Yamal. Engie (ex GDF-Suez) détient des droits pétroliers et gaziers au large de l’île de Baffin, au Canada. EDF est active dans les eaux norvégiennes via sa filiale Edison. La firme pétrolière italienne Eni vient d’ouvrir une plateforme pétrolière offshore dans l’Arctique norvégien, le projet Goliat.

Carte des concessions pétrolières et gazières dans l’Arctique (source : WWF)

Les conséquences de la marée noire de l’Exxon Valdez sur les côtes méridionales de l’Alaska, en 1989, se font encore sentir, malgré des opérations de nettoyage qui auront coûté au total plus de deux milliards de dollars. Le risque d’accidents pétroliers dans l’Arctique s’accroît avec la multiplication des forages. Personne ne dispose des moyens ni des technologiques nécessaires pour y faire face. Avec des conditions beaucoup plus difficiles, l’Arctique ne bénéficie même pas du dixième des moyens déployés en 2010 pour colmater, avec beaucoup de peines, la marée noire de Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique. On ne sait même pas comment séparer efficacement le pétrole de la glace en cas de marée noire…

Conflits frontaliers sur et sous la banquise

Malgré ces risques, les États riverains – Russie, Norvège, Danemark (via le territoire autonome du Groenland), Canada et États-Unis (via l’Alaska) – se précipitent aujourd’hui pour cartographier de vastes zones polaires, dans l’espoir de les ajouter à leur territoire et d’y découvrir de précieuses ressources naturelles. Depuis le début des années 2000, Canada et Russie s’affrontent pour la souveraineté sur le pôle Nord. En 2007, les Russes ont envoyé des plongeurs planter un drapeau au fond de l’océan sous le pôle Nord, devant les caméras de la télévision nationale. Les relations se sont également tendues entre Canadiens et Danois autour d’un îlot inhabité de l’archipel Arctique, l’île Hans – chacun des deux pays envoyant à tour de rôle ses soldats occuper symboliquement le terrain et y planter un drapeau. Canada et États-Unis se disputent une partie de la mer de Beaufort. Le statut des passages du nord-est et du nord-ouest – eaux intérieures, eaux territoriales ou détroit international – fait également débat.

Au-delà de gesticulations militaires sans conséquence, aucun de ces différends ne paraît de nature à dégénérer au point de remettre en cause le cadre de coopération mis en place il y a vingt ans avec le Conseil Arctique, une instance diplomatique sans réel pouvoir contraignant qui regroupe les huit États riverains du cercle polaire (États-Unis, Canada, Danemark, Islande, Finlande, Suède, Norvège et Russie) ainsi que des représentants des populations autochtones. Les pays concernés avancent cependant leurs pions, à l’image du Canada qui installe une base militaire à Nanisivik, au nord de l’île de Baffin. Si, entre les États souverains de l’Arctique, tout se règle par le dialogue, il n’en va pas forcément de même vis-à-vis des acteurs extérieurs, comme en témoigne la détention en 2013 par la Russie de trente militants de Greenpeace qui ont tenté d’aborder la plateforme offshore de Prirazlomnoye.

L’Arctique, un bien commun mondial ?

D’autres pays sont venus progressivement rejoindre ce grand ballet géopolitique, à commencer par la Chine. En 2013, le Conseil Arctique a admis comme nouveaux « observateurs permanents » la Chine, mais aussi le Japon, la Corée du sud, Singapour, l’Inde et l’Italie [5]. Autant de pays plutôt éloignés de la région polaire, mais intéressés par ses ressources et ses routes maritimes… Certains acteurs souhaitent l’adoption d’un traité international sur l’Arctique dans le cadre des Nations unies. Ce traité leur apparaît comme le seul moyen efficace de protéger la région dans le contexte de la fonte programmée de la banquise. Une perspective plutôt mal vue par les grands États du cercle polaire, ni par les populations autochtones, qui n’apprécient pas toujours que les écologistes viennent leur donner des leçons.

Dans les années 1960, un traité international avait été signé en pleine guerre froide, suite à la mobilisation de l’opinion internationale, pour sauver – déjà – les ours polaires, alors menacés par une chasse intensive. Autre exemple : le traité international sur l’Antarctique, qui donne au continent austral le statut de réserve naturelle et scientifique internationale et y interdit toute activité militaire et toute forme d’exploitation de ses ressources. Cependant, les différences entre les deux régions polaires sont nombreuses, à commencer par leur degré d’éloignement des grands pôles économiques mondiaux et le nombre de gens qui y vivent : environ trois millions de personnes vivraient à l’intérieur du cercle polaire Nord, dont les deux tiers en Russie, tandis que l’Antarctique est un désert.

Ruée vers le pétrole offshore « extrême » ?

« La fin de l’Arctique tel qu’il a existé pendant toute la période moderne est devant nous aujourd’hui, conclut Edward Struzik. Ce à quoi il ressemblera à l’avenir dépend en partie de nos choix politiques, en tant que gens du Nord ou gens du Sud, sur ce que nous voudrions qu’il soit. » L’un de ces choix concerne la poursuite, ou non, des efforts de prospection pétrolière offshore dans des conditions extrêmes. Confrontée au déclin programmé de ses réserves traditionnelles et à la contestation de son impact climatique, l’industrie pétrolière joue désormais l’un de ses va-tout dans la poursuite de ces gisements offshore « extrêmes » présentés comme potentiellement fabuleux, mais particulièrement difficiles à exploiter. C’est le cas des gisements de l’Arctique, mais aussi de ceux du « pre-sal » au large des côtes brésiliennes ou encore de celui de Kashagan en mer Caspienne (le français Total est impliquée dans les trois). Avec toujours les mêmes problèmes : délais à répétition, dépassements budgétaires, incidents environnementaux, scandales et conflits politiques. Sans parler des conséquences pour le climat de leur future exploitation.

Ces projets relèvent de la fuite en avant : ce ne sont pas des investissements économiques « rationnels », mais des paris extrêmement risqués sur l’avenir. Au-delà de la chute conjoncturelle du prix des hydrocarbures, la viabilité financière des forages de Shell d’Eni ou de Total en Arctique, n’est pas assurée. Seule la découverte d’un gisement gigantesque pourraient leur permettre de rentabiliser leurs investissements... Tout en déclenchant une ruée massive vers le pétrole arctique, maintenir le secteur pétrolier à flot pour des décennies et remettre en cause toute perspective de réduction des émissions globales de gaz à effet de serre. Beaucoup d’observateurs pensent que c’était le pari de Shell, qui justifiait aux yeux de ses dirigeants et de ses actionnaires un investissement de plusieurs milliards de dollars.

La COP21 a-t-elle substantiellement changé la donne ? Pas si sûr. À l’invitation de Total, le gratin de l’industrie pétrolière et gazière offshore mondiale se réunit à Pau du 5 au 7 avril pour un sommet international intitulé MCE Deepwater Development. Son objectif reste, selon les militants écologistes, de favoriser l’extension des forages offshore « toujours plus loin, toujours plus profond ». Une coalition d’organisations et de mouvements (dont Bizi !, Attac, les Amis de la terre ou 350.org) appellent à empêcher la tenue de ce sommet, qu’elles jugent « stratégique » pour l’avenir des énergies fossiles et des objectifs affichés par la communauté internationale dans le cadre de la COP21. Si l’avenir de la planète se joue pour partie dans l’Arctique, l’avenir de l’Arctique se joue aussi dans nos choix.

Olivier Petitjean

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Source des illustrations : Krichevsky CC (une) ; Wikimedia commons (carte de l’Arctique) ; Jake Vince CC (glaces brisées) ; US Navy (ours polaires) ; Backbone Campaign CC (manifestations de kayakistes contre Shell).

À lire : Edward Struzik, Future Arctic. Field Notes from a World on the Edge, Island Press, 2015, 216 pages. http://islandpress.org/book/future-arctic.
Ainsi que ses contributions régulières au site Yale Environment 360.

 Voir aussi la carte « Partager l’Arctique » proposée par le site Visionscarto.net