Climat

Jean Jouzel : « Imaginer que les solutions technologiques nous sauveront du désastre est d’un extrême égoïsme »

Climat

par Nolwenn Weiler

Le nouveau rapport du Groupe international d’experts sur le climat (Giec) alerte avec force sur les conséquences du dérèglement climatique si rien n’est fait. Le silence des élites inquiète le climatologue français Jean Jouzel. Entretien.

Basta! : Le nouveau rapport du Giec, rendu public fin février, n’a pas suscité beaucoup de réactions. Comment expliquez-vous le silence qui entoure ces alertes sur le dérèglement climatique, qui concerne pourtant chacun.e d’entre nous ?

Jean Jouzel : J’espérais, compte tenu de l’échéance de l’élection présidentielle, que le sujet serait cette fois plus audible. Mais, hélas, la situation très critique en Ukraine a pris tout le devant de la scène médiatique. En même temps, c’est toujours un peu le problème avec cette question du dérèglement climatique. C’est une priorité mais qui passe toujours derrière d’autres priorités. La difficulté, c’est que, même si les conséquences se font déjà sentir, c’est un problème à long terme. Et nos politiques, comme nos médias, ont tendance à s’intéresser plutôt aux problèmes à court terme. Je comprends bien sûr les problèmes urgents que pose la guerre en Ukraine. Mais n’oublions pas qu’elle a une composante énergétique indéniable, et donc une certaine composante climatique dans la mesure où les combustibles fossiles sont les premiers contributeurs à l’effet de serre. La guerre nous rappelle l’urgence de la question de l’indépendance énergétique.

J’ajoute que, même avant le déclenchement de la guerre fin février, l’urgence climatique ne faisait pas partie des sujets à la Une des médias. Il était clair qu’on n’était pas partis pour une campagne électorale concentrée sur le changement climatique et les bouleversements environnementaux, et sociétaux que cela va provoquer. Ce serait pourtant tout à fait justifié que ce soit le cas. Le changement climatique va être au cœur du développement de nos sociétés dans les prochaines décennies. La neutralité carbone doit être inscrite dans notre développement.

Jean Jouzel est paléoclimatologue. Il a intégré le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) en 1994 et assuré la vice-présidence du groupe de travail sur les bases physiques du changement climatique de 2002 à 2015. Dernier ouvrage paru : Climat, parlons vrai, avec Baptiste Denis. Éditions François Bourin, 2020.

Je regrette que nos élites ne s’emparent pas de cette problématique du réchauffement climatique, qui est profondément politique puisque c’est un véritable changement de société qui se profile derrière cette crédibilité accordée à la parole des scientifiques pour aller vers la neutralité carbone. L’une des raisons de ce désintérêt, c’est leur défaut d’éducation. Peu d’entre eux sont en mesure de bien comprendre ce qui se joue, et de l’expliquer. Il faut donc mettre ces questions au cœur de nos systèmes éducatifs. C’est déjà un peu le cas dans le primaire et le secondaire. Mais pas du tout dans le supérieur. Nous le soulignons dans un rapport que nous venons de remettre à la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal ; et nous espérons que le prochain gouvernement en tiendra compte.

Ce nouveau rapport confirme ce que l’on sait déjà depuis longtemps à propos du dérèglement climatique, de l’effet de serre et de la responsabilité des activités humaines. Qu’apporte-t-il de nouveau en termes de constat et d’alarme ?

Il n’y a rien de fondamentalement nouveau. C’est un peu malheureux, mais il y a une continuité dans les rapports du Giec. Cette fois-ci, comme les fois précédentes, les scientifiques s’accordent sur les constats d’événements climatiques extrêmes – sécheresses, canicules, pluies, inondations – qui deviennent plus fréquents et violents. Par contre, il est dit cette fois-ci que les conséquences du réchauffement ont sans doute été sous estimées dans les rapports précédents.

Les activités humaines apparaissent sans équivoque comme une menace pour notre humanité et la nature qui l’entoure. Notre fenêtre de tir est étroite. Il nous reste de moins en moins de temps pour mettre en place des solutions. Si l’on veut une société résiliente, il faut vraiment travailler sur l’adaptation ; avec par exemple des villes plus végétalisées pour mieux encaisser les canicules. Mais l’une des conditions de l’adaptation, c’est que le réchauffement soit atténué. Ce serait plus facile pour les jeunes d’aujourd’hui de s’adapter à un réchauffement de 1,5 °C, comme le stipule l’accord de Paris, que de 2°C. Or, là, on est sur des trajectoires qui nous emmènent vers un réchauffement de 3°C pour la seconde partie de ce siècle ! Ces dix prochaines années, les émissions risquent d’augmenter de 15 % alors qu’il faudrait qu’elles diminuent de 45 % pour avoir des chances d’aller vers cet objectif de 1,5 °C.

Il y aura bientôt des élections présidentielle et législatives en France. Quelles seraient les premières mesures à mettre en œuvre par le président nouvellement élu et son gouvernement ?

On sait très bien que les premiers émetteurs sont les combustibles fossiles, puis la déforestation, la fabrication de ciment. Il y a aussi d’autres gaz à effet de serre comme le méthane et le protoxyde d’azote, causés par le secteur agricole et notamment l’élevage industriel. La France a beaucoup à faire de ce côté-là.

La loi « Climat et Résilience » (adoptée le 22 août 2021, ndlr) est là. J’y adhère complètement. Elle nous met sur la voie de la neutralité carbone. Au niveau européen, les ambitions sont encore plus élevées : l’objectif, c’est moins 55 % d’émissions carbone d’ici 2030. Mais les lois ne suffisent pas. Il faut concrétiser tout ce qui y est écrit. Or, côté français, le contenu de la loi n’est pas suffisant pour nous mettre sur la trajectoire affichée dans les objectifs. Par ailleurs, je regrette que cette loi ne s’appuie pas plus sur les travaux de la convention citoyenne, qui n’ont été pris en compte qu’à la marge. Les propositions de la convention, qui étaient très pertinentes et très ambitieuses, sont passées par les ministères et chacun d’entre eux disait que les propositions étaient très bien, tout en affirmant ne pas vouloir tenir compte de celles qui concernaient directement leur ministère. Et chacun d’entre eux a été entendu. Résultat : à la fin, il ne reste rien des travaux des citoyen. C’était pourtant une opportunité pour notre pays d’aller de l’avant.

Quelles autres échelles politiques pourraient être mobilisées ? Les solutions technologiques vous semblent-elles intéressantes à étudier ?

Le gouvernement ne peut pas tout. Les échelles locale et régionale sont évidemment très importantes car c’est là que se fera l’essentiel de l’adaptation. Se loger, se nourrir, se déplacer : c’est au niveau local que cela se passe car les réalités ne sont pas les mêmes en bord de mer ou dans les Alpes pour ne citer que ces exemples.

Quant aux solutions technologiques, je n’y suis pas favorable. D’abord parce qu’elles nous font perdre un temps précieux en se plaçant dans cette logique qui prétend que quand le problème sera là, on trouvera une solution. C’est dangereux et c’est faux. Personne n’arrêtera l’augmentation du niveau de la mer, ni l’acidification des océans. Il faut arrêter d’imaginer que l’on va, sans cesse, dominer la nature, et s’en faire plutôt une alliée.

La géo-ingénierie est identifiée comme « à risque » dans le dernier rapport du Giec. Pensons par exemple au « management » du rayonnement solaire, que l’on pourrait atténuer par l’envoi d’aérosols dans la stratosphère. Si pour une raison quelconque, comme une guerre par exemple, on devait stopper l’envoie d’aérosols, le réchauffement repartirait immédiatement à la hausse, avec des conséquences terribles. C’est vraiment mettre une épée de Damoclès au-dessus de la tête des jeunes. C’est d’un extrême égoïsme de la part de nos générations que d’imaginer que ces solutions technologiques nous sauveront du désastre.

On ne peut pas imaginer un monde dans lequel l’effet de serre continuerait à augmenter indéfiniment. La seule solution c’est d’atteindre la neutralité carbone. Et ce n’est pas dans 30 ans qu’il faudra s’y mettre. C’est tout de suite. C’est très clair. On parle quand même de la moitié de la population mondiale, c’est à dire 3 milliards d’habitants qui sont à risque à cause des évènements climatiques, dont 1 milliard dans les régions côtières à cause de l’élévation du niveau de la mer.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo de Une : Déforestation à Madagascar, 2016, Cunningchrisw, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Photo de Jean Jouzel : ©Pierre Jayet