Santé au travail

Dans les usines ou les bureaux, ces médecins du travail qui tentent, malgré les pressions, de protéger les salariés

Santé au travail

par Sarah Bosquet

Ils sont les premiers à constater l’impact des nouvelles organisations du travail et de l’intensification des tâches sur la santé des salariés. Les médecins du travail identifient les pathologies, de la douleur musculaire à la dépression, mettent des mots sur les souffrances des salariés, prodiguent des conseils… Mais l’écoute bienveillante ne suffit pas toujours à installer un rapport de confiance, de nombreux médecins du travail étant salariés d’associations patronales. Plusieurs dispositions du projet de Loi travail pourraient marquer une nouvelle rupture entre médecins et salariés. Reportage dans le Loir-et-Cher auprès d’une médecin du travail engagée.

La journée du Dr Bernadette Berneron commence au téléphone, dans sa voiture qui serpente sur une route du Loir-et-Cher. Ce matin, c’est d’abord une assistante sociale qui l’appelle pour se renseigner sur le dossier d’un salarié éligible à « l’allocation amiante », puis une infirmière qui l’alerte sur le risque suicidaire d’un autre employé. Bernadette Berneron est médecin du travail, un métier aussi menacé que méconnu. Elle exerce à Romorantin, dans un des quatre centres de « service de santé inter-entreprises » du département.

Fille d’agriculteurs, Bernadette Berneron voulait d’abord devenir infirmière ou assistante sociale. Quelques dizaines d’années plus tard, elle fait partie de ces rares médecins du travail engagés qui osent s’exprimer pour dénoncer les pressions des employeurs. Le 8 juin dernier, cela lui a valu une audience devant l’Ordre national des médecins. Avec son confrère Dominique Huez, lui aussi mis en cause [1], elle faisait appel de l’avertissement de l’Ordre régional – qui l’accuse peu ou prou d’avoir rédigé de certificats de complaisance. Soutenue par plusieurs centaines de personnes, elle estime qu’elle a simplement constaté le lien entre problèmes de santé et conditions de travail de salariés. Bref, rien de plus que son métier.

Depuis 2007, et la modification d’un article du code de la santé, des employeurs se plaignent de l’ingérence, selon eux, de certains médecins et contestent leurs diagnostics, en saisissant l’Ordre de médecins du travail. La base du métier consiste pourtant à établir des certificats médicaux qui peuvent permettre aux salariés de faire reconnaître une maladie professionnelle auprès de la sécurité sociale, rappelle Pascal Marichalar, sociologue auteur d’une enquête sur la profession [2]. Ces pressions d’employeurs se multiplient. « Aujourd’hui, on aurait environ 300 plaintes d’employeurs [3] sans aucun fondement juridique… Ces mises en cause de quelques médecins font peur aux autres », observe le sociologue.

Multiplication des troubles musculo-squelettiques

Sandrine, l’infirmière avec qui Bernadette travaille, est venue la soutenir à Paris. Dans les locaux de Romorantin, elles suivent à elles deux près de 5000 salariés, employés du tertiaire ou du secteur industriel. La majeure partie d’entre eux travaille dans les usines du coin. « On a de plus en plus de visites d’embauche, parce qu’il y a de plus en plus de contrats de six mois ou moins », note le Dr Berneron. En principe, tout signataire d’un contrat doit rencontrer la médecine du travail au moins une fois pour la visite d’embauche, puis pour des visites périodiques. Celles-ci représentent environ la moitié des examens médicaux réalisés par les deux femmes.

Aujourd’hui, Sandrine commence par celle d’un ouvrier polyvalent de 25 ans. Ses tests d’audition et de vision sont impeccables. « Les gens qui arrivent par l’intérim sont en général en meilleure santé…Ce sont souvent les jeunes, qui ont intérêt à être très productifs pour se faire embaucher », explique Bernadette. Arrive ensuite un soudeur, qui travaille 8 heures par jour debout. A 49 ans, il vient d’être opéré d’une hernie discale. Une réaction à l’opération a amplifié ses douleurs : il souffre des jambes et boîte. « Si sa maladie professionnelle est reconnue par la CAF, il aura une petite compensation et pourra partir à la retraite à 60 ans », explique le Dr Berneron.

Des « troubles musculo-squelettiques » – les « TMS » – au burn-out, les maladies professionnelles sont répertoriées dans un classement. Cette liste fait l’objet de rapports de force permanents entre associations de malades, médecins, employeurs et pouvoirs publics. Les premiers souhaitent y intégrer de nouvelles pathologies tandis que les employeurs essaient d’en limiter le nombre au maximum. Sur le terrain, l’augmentation de la précarité, l’intensification du travail, les nouvelles formes de management et d’évaluation des salariés déconnectée des réalités du travail, dans un contexte de multiplication des délocalisations et des plans sociaux, font bondir le nombre de burn-out, de dépressions et de TMS constatés par les médecins du travail. Les TMS représentent ainsi environ 85 % des pathologies reconnues.

Mettre des mots sur les souffrances des salariés

Fibrose, douleurs névralgiques, acouphènes, syndrome dépressif… Au fil des visites, Bernadette met des mots sur les souffrances des salariés et lit à haute voix les courriers qu’elle écrit aux médecins traitants, tout en donnant quelques conseils : « Vous savez, vous n’avez pas à donner un diagnostic médical à votre employeur, et lui n’a pas à vous le demander… ». Beaucoup de salariés de Romorantin sont passés par l’ancienne usine Matra. Elle a employé jusqu’à 4000 personnes. « C’était le fleuron de la région, quelque chose de géant. On avait le treizième mois, une participation dans l’entreprise... », raconte avec nostalgie un peintre industriel venu pour une visite d’embauche. Prise de la tension, contrôle du poids, stéthoscope, test de souplesse… Pendant les visites, la médecin enchaîne les gestes, les blagues et les questions : « Vous ne toussez pas trop ? Vous ne mouchez pas couleur de la peinture ? Et les mains, pas d’allergies ? ».

Ici comme ailleurs, les rachats d’entreprises ont eu des conséquences sur l’organisation du travail. « Les nouvelles organisations du travail sélectives et maltraitantes, la pression qui va avec l’augmentation du chômage, ont un impact visible sur la santé des gens », remarque Bernadette Berneron. « On est passés du prototype à la production en série, avec une cadence à respecter, mais sans changer d’outils et de moyens », raconte une salariée qui travaille dans l’industrie automobile. Elle souffre, entre autres, d’une hernie. Seule femme de son service, elle a déposé un recours aux Prud’hommes pour discrimination sexiste. « Cette dame est représentative de ces salariés qui sont frustrés et ont l’impression de ne pas pouvoir bien faire leur travail. C’est aussi la seule à avoir résisté à la signature d’un avenant qui voulait les obliger à changer de contrat, en supprimant les heures mieux payées du dimanche », explique Bernadette Berneron. « Même syndiquée, vous êtes isolée, et vos conditions de travail sont difficiles… Vous devriez prendre rendez-vous avec l’inspection du travail », conseille la médecin.

Sans relation de confiance, pas de prévention

« Vous alternez peinture et décrochage ? A quelle heure vous embauchez ? » Bernadette est curieuse et, à force d’expérience, incollable sur les métiers des industries locales. « C’est l’intérêt d’aller en usine : on peut observer tous les petits gestes que les salariés passent leur temps à inventer ». Dans leurs bureaux de Romorantin, Sandrine et Bernadette reçoivent aussi des personnes employées dans des maisons de retraite ou dans des commerces. Comme cette femme passée par un poste de coursière dans un laboratoire d’analyse médicale, une des entreprises qui s’est plaint du Dr Berneron auprès de l’Ordre, et qui fait l’objet de procès aux Prudhommes par plusieurs salariés. « C’était l’horreur là-bas, personne ne se parle, le chef vous traite comme une merde, tout le monde a la trouille ». Les langues se délient progressivement au gré de la consultation.

Idem pour ce salarié rescapé d’un infarctus : avec une fausse nonchalance, il commence par raconter cette douleur qui jaillit dans son dos un dimanche. Une fois allongé pour la prise de tension, le gaillard laisse couler quelques larmes. « Après un passage à l’hôpital, c’est normal d’être angoissé, vous avez cru que vous alliez y passer… Il faut que vous digériez tout ça », l’apaise la docteure. « On va prolonger votre arrêt, parce que pour un cardiaque, reprendre le travail en été, c’est vraiment déconseillé. Votre état de santé nécessitera un mi-temps thérapeutique ou un changement de poste », conclut-elle.

« Vous voyez, si j’étais resté moins de vingt minutes avec lui, je ne l’aurais pas vu s’effondrer, et il ne m’aurait pas dit combien il adore son métier », glisse le Dr Berneron, une fois la porte refermée. « Si vous ne posez pas les questions qui permettent d’ouvrir la boîte de Pandore, il n’y aura jamais de soucis. Vous pouvez vous contenter de prendre la tension, de remplir le dossier et ça va très vite. Pour connaître les vrais problèmes, il faut un peu de temps, car souvent, les gens sont timides. Si je dis “Bon, tout va bien ?”, ce n’est pas pareil que “Et le travail, comment ça va ?”. Il faut avoir une écoute bienveillante ».

« Les salariés ont peur que ce qu’ils disent soit retenu contre eux »

Pour le sociologue Pascal Marichalar, le problème de confiance vient du statut des médecins du travail autant que de leurs pratiques. La plupart des médecins du travail sont des salariés de droit privé [4] : 90 % sont employés par une des 250 associations patronales, les « services inter-entreprises », les autres dans les « services autonomes », où ils sont alors salariés directement par l’entreprise [5]. « Le fait qu’ils soient salariés d’associations patronales n’inspire pas la confiance, remarque Pascal Marichalar. Globalement, les salariés ont peur que ce qu’ils disent soit retenu contre eux ». De fait, l’avis d’aptitude ou d’inaptitude est souvent utilisé par les employeurs pour justifier un maintien dans l’emploi, ou l’inverse, synonyme de licenciement.

Comme l’a observé le sociologue, les médecins qui se battent pour exercer librement ne peuvent pas faire cavaliers seuls : ils sont dépendants du soutien de salariés syndiqués, d’autres médecins, et de services de l’État comme l’inspection du travail. Dans les faits, les entreprises arrivent très souvent à imposer leur vision de la santé au travail – compatible avec l’amélioration de la productivité. « J’ai pris mon indépendance en 1982, quand j’ai fait ma formation d’ergonomie… Mais avant, je croyais vraiment que mon métier était de conseiller au mieux salariés et employeurs, à égalité », se souvient Bernadette Berneron. « Beaucoup de médecins n’osent pas s’élever contre l’autorité et acceptent de modifier leurs écrits médicaux. Moi je n’aurais jamais pu travailler en service autonome, il y a trop de contradictions à gérer ».

Loi travail : une inversion de la logique de santé au travail

Les relations de confiance pourraient être rendues encore plus compliquées par la « loi travail », en première lecture au Sénat. Le projet de loi initial, présenté à l’assemblée le 17 février dernier, a provoqué de vives réactions, jusqu’à l’Ordre National des médecins. La suppression du caractère obligatoire de la visite d’embauche pour les salariés du tertiaire – l’article 44 du texte – cristallise les inquiétudes. « Si on supprime l’assise règlementaire de la visite périodique, la prévention médicalisée au travail, ce sera terminé », se scandalise Dominique Huez, vice-président de l’A-Smt. « A ce jour, le législateur n’est même pas capable de dire quand se fera la première visite obligatoire, ni qui la fera ».

Autre changement : alors qu’avec l’avis d’aptitude, les médecins sont censés évaluer les risques encourus par le salarié avant qu’il ne soit embauché sur un poste donné, la loi les obligerait désormais à porter une attention particulière aux salariés « à risque » et à « s’assurer de la compatibilité de l’état de santé du travailleur avec le poste auquel il est affecté ». « Cela revient à dire que la visite d’aptitude d’une personne devrait prendre en compte les risques pour la santé des "tiers"… et que l’on ait la capacité de prévenir des "décompensations psychopathologiques" », s’indigne le médecin Dominique Huez. « Cela relève du fantasme, et c’est une inversion de la logique de santé au travail. Quels sont les critères ? Cela reviendrait à prendre en note tous les éléments qui s’écartent des normes de nos sociétés… comme les dépressions par exemple ».

Un seul point du projet de la Loi travail est jugé potentiellement positif : l’entrée des salariés dans les conseils d’administrations des services inter-entreprises. Jusqu’alors, seuls les patrons pouvaient présider ces CA. Le texte prévoit une alternance chefs d’entreprises-salariés aux postes de présidents et de trésoriers.

Un métier en voie de disparition ?

Sur le secteur du Dr Berneron, le nombre de médecins du travail a été divisé par deux en dix ans. En France, c’est toute une génération qui part en retraite. En 2015, on comptait environ 5600 médecins sur le territoire français, mais les candidats sont de moins en moins nombreux [6]. « C’est notamment la conséquence du "numerus clausus" [7] mais aussi parce qu’être médecin du travail, c’est souvent considéré comme avoir raté ses études… C’est aussi de notre faute, on n’a aussi pas assez défendu notre métier. Pendant l’affaire de l’amiante, par exemple, beaucoup trop de médecins se sont tus ». Résultat : obligés de suivre un nombre croissant de salariés, les médecins du travail ont de moins en moins de temps à consacrer aux visites en entreprises et aux études de postes, qui en théorie doivent représenter un tiers du temps du travail. Ce manque de moyens chronique et la perspective des pressions des employeurs achèvent de décourager les étudiants en médecine.

Une fois par mois, Bernadette Berneron tient une consultation « Souffrance et travail » au CHU de Tours. Elle forme également des infirmières qui veulent se spécialiser dans ce domaine [8]. En attendant l’annulation de son avertissement par l’Ordre et la version finale du projet de Loi travail, Bernadette Berneron continue de blaguer et de vanter son métier : « La santé des salariés, c’est une énigme passionnante. Mon but, ce n’est pas de faire des miracles, c’est d’écouter assez pour donner quelques clefs aux gens afin qu’ils puissent agir ».

Sarah Bosquet

Dessin : Rodho

Notes

[2« Médecin du travail, médecin du patron ? » édité aux Presses de Sciences-Po

[3Décompte de l’Association santé et médecine du travail (A-smt), engagée dans lutte contre la modification du Code de la santé publique et le texte de la Loi travail.

[4Sauf les médecins employés dans la fonction publique

[5En 1946, une loi crée le métier, dont le but est alors d’« éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». Dès le départ, le cadre est ambigu : le lien de subordination du salariat doit se combiner à l’indépendance liée au statut de médecin. Le fait que les médecins du travail soient employés par des patrons ne doit donc pas les empêcher de respecter le secret médical.

[6Source INSEE

[7Le nombre limité d’étudiants admis en deuxième année de médecine, défini par décret,

[8A noter que depuis 2002, du fait de la loi dite de « modernisation sociale », les médecins du travail d’aujourd’hui sont censés travailler en « équipes pluridisciplinaires » avec des infirmières, des toxicologues, des ergothérapeutes, des psychologues.