Racisme social

Coupe du monde : ces dizaines de Brésiliens tués au nom du foot business

Racisme social

par Mehdi dos Palmares

Expulsions forcées, disparitions, assassinats, répression policière, flambées de violences... La situation se détériore au Brésil depuis quelques semaines. Les protestations contre la Coupe du monde de football se multiplient, alors que la police militaire s’est installée dans les favelas de Rio, où de vastes programmes de transformation urbaine sont engagés depuis quelques années. La voix des habitants des favelas, longtemps ignorée, s’élève aujourd’hui contre cette « colonisation policière ».

Depuis le 22 avril 2014, Copacabana, le fameux quartier touristique de la ville de Rio de Janeiro, est le théâtre d’une flambée de violences entre les unités de la police militaire et les habitants des favelas de la région. Tout a commencé suite à l’assassinat par balles de Douglas Rafael da Silva Pereira, 26 ans, connu sous le nom de DG, dont le corps a été découvert dans une crèche de la favela Pavão-Pavãozinho-Cantagalo. Cette favela est située sur la colline qui surplombe les deux quartiers les plus touristiques du pays : Copacabana et Ipanema. Le jeune danseur, célèbre pour avoir participé à plusieurs émissions de télé, avait tourné dans un court métrage, « Made in Brazil » produit en 2013 par le collectif Contraa parede (« contre le mur »). Sa propre exécution par la police y était mise en scène ! Ce film de six minutes montre la réalité des jeunes des favelas et leur quotidien dans une ville qui se prépare à accueillir l’événement le plus médiatisé de la planète.

Loin des caméras des médias conventionnels, plus préoccupés par l’image du pays que par le sort de ses citoyens de seconde classe, la mort de DG a mis le feu aux poudres. Des habitants ont témoigné avoir vu des agents des unités de police pacificatrices (UPP) sortir du lieu du crime, portant des gants chirurgicaux. Selon la mère de DG, Maria de Fátima, des policiers auraient tué et torturé son fils puis nettoyé la scène de crime. Des manifestations contre les UPP ont été organisées au lendemain de sa mort, le 23 avril 2014, par les habitants de la favela, persuadés que certains policiers l’ont assassiné. Comme d’habitude, la police a réprimé le mouvement de protestation, mais, cette fois-ci, l’affrontement entre manifestants et policiers a laissé un mort. Le jeune Edilson Silva dos Santos, 27 ans, connu sous le nom de Mateuzinho, habitant de la même favela, qui a reçu une balle dans la tête.

Les favelas : des collines au fort potentiel touristique

Les indicateurs de sécurité publique sont alarmants à Rio de Janeiro. Il ne s’agit pas de la « guerre médiatique » contre les narco-trafiquants. Ce sont les actions des unités de police pacificatrices qui sont fortement en cause. Depuis le 19 décembre 2008, jour d’implantation de la première UPP dans la favela Santa Marta, la police militaire occupe progressivement l’ensemble des favelas de la zone sud de la ville. Cela répond à la décision du gouvernement de l’Etat de Rio, dans le cadre de la préparation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016 : engager la police dans une guerre de contrôle des territoires pauvres délaissés depuis des décennies par les pouvoirs publics, et permettre ainsi la mise en œuvre d’une politique de la ville, intéressée par ces collines au grand potentiel touristique (lire aussi notre article : Comment la Coupe du monde de foot place la ville de Rio en état d’exception).

Cette logique répressive s’accompagne d’un vaste programme de transformation urbaine dirigée vers le tourisme de masse. L’armée de terre (composante des forces armées brésiliennes) et la police militaire de l’État de Rio ont ainsi occupé le complexe de la Maré, un ensemble de favelas – 140 000 habitants – de la zone nord de la ville de Rio de Janeiro, le 30 mars 2014, un dimanche, en 15 minutes. Moins de deux semaines après cette impressionnante opération, le 12 avril, des manifestants tentent d’investir les principaux axes routiers de la ville proches du complexe : la « Ligne Rouge », qui dessert l’aéroport international par où arriveront les touristes, la « Ligne Jaune » et l’« Avenue Brésil ». Un jeune âgé de 20 ans est alors tué par les forces de l’ordre dans la favela Vila dos Pinheiros vers 8h du matin. Selon l’armée, la victime aurait réagi lors d’un contrôle. Le jeune travaillait pour un atelier de lavage de voitures. Selon des habitants, il se dirigeait vers son lieu de travail quand, après avoir vu un homme courir dans la rue, il aurait pris peur et s’est mis lui aussi à courir. « Ce n’était pas un bandit [le terme bandit est employé par les médias à propos des membres des gangs œuvrant dans le trafic de drogue, ndlr]. L’action de l’armée est horrible ici. Ils ne laissent plus les gens sortir dans la rue », a déclaré Nessia Santos, une habitante de la favela, au principal journal du pays O Globo.

Tuée à 72 ans lors d’une action policière

Trois jours plus tard, le 15 avril 2014, Terezinha Justino da Silva, une femme âgée de 67 ans, habitante de la même favela, est tuée par balles vers 22h en sortant d’une pharmacie du coin. Un nom de plus dans la macabre série. Le 27 avril 2014, Arlinda Bezerra das Chagas, une femme âgée de 72 ans, est tuée par balles dans le complexe Alemão, un ensemble de favelas voisin du Complexe de la Maré. Elle aurait succombé aux blessures par balles suite à un échange de tirs entre des agents de l’UPP et des hommes armés. Suite à sa mort, de violentes manifestations éclatent aux alentours de la favela. Les unités de police pacificatrices sont renforcées par le « Bope » (le bataillon d’opération spéciale qui agit dans les favelas) pour réprimer la manifestation (voir la vidéo). Le jour de l’enterrement de Dona Dalva, plusieurs habitants de la favela accusent l’UPP d’être à l’origine de sa mort, en rappelant le cas des victimes de la favela Pavão-Pavãozinho-Cantagalo.

Face à cette dramatique répression, la voix des habitants des favelas, longtemps ignorée, commence donc à se faire entendre contre cette « colonisation policière » et les expulsions forcées. Ce mouvement n’a pas commencé quelques mois avant la Coupe du monde. Pendant les révoltes de l’été 2013 (lire notre article), alors que les manifestations du centre-ville étaient violemment réprimées, mais sans tirs à balles réelles, 13 morts sont recensés dans la nuit du lundi 24 juin 2013, dans le complexe de la Maré, lors d’affrontements entre les unités spéciales du « Bope » et des manifestants. Parmi les victimes, un policier tué dans un échange de tirs. Les autres victimes étaient, selon la police, liées au crime organisé. L’ONG « Observatoire des Favelas » a cependant dénoncé diverses violations des droits de l’Homme. Le 2 juillet 2013, une marche en mémoire des victimes a été organisée sur l’« Avenue Brésil », en face du complexe. Son slogan : « Un État qui tue, plus jamais ». Un dessinateur brésilien très populaire, Latuff, résume bien, alors, la situation : « Des balles en caoutchouc contre les manifestants, de vraies balles contre les favelas ! ». C’est à partir de là que le fossé se creuse entre, d’un côté, le discours officiel de la police abondamment repris par les grands médias, et, de l’autre, la voix des habitants des favelas. Le 2 mars 2014, le même slogan est scandé lors d’une marche à Copacabana en mémoire de victimes tuées par les UPP et contre la répression policière : « Une police qui tue, plus jamais. »

Une femme de ménage traînée par une voiture de police sur 350 mètres

Cette vague de protestations contre la police militaire s’est accentuée suite à la disparition de l’ouvrier Amarildo de Souza, père de 6 enfants, depuis le 14 juillet 2013, après qu’il ait été détenu par des agents de l’UPP en face de sa maison, dans la plus grande favela de ville, Rocinha. Cette affaire a pris des proportions nationales et provoqué une indignation générale. Elle est devenue un symbole des disparitions causées par la police depuis l’implantation des UPP. La campagne « Oú est Amarildo ? » a été massivement partagée dans les réseaux sociaux et accompagne depuis l’ensemble des manifestations. S’y ajoute le cas de Claudia Ferreira da Silva, une femme de ménage de 38 ans, renversée et trainée sur 350 mètres par une voiture de l’UPP, le 16 mars 2014 ! Les terribles et choquantes images de cet accident ont renforcé la profonde défiance contre la police militaire de Rio.

Depuis le début des manifestations étudiantes contre l’augmentation des prix des transports publics en juin 2013, l’image de cette police se dégrade chaque jour. Le mouvement #NãoVaiTerCopa (« La Coupe n’aura pas lieu ») est de plus en plus populaire dans les réseaux sociaux (voir leur page Facebook). Des protestations contre la Coupe du monde de football sont régulièrement organisées dans les principales villes du pays. Le 28 avril dernier, des mouvements sociaux de Rio de Janeiro ont empêché le déroulement de l’événement « Dialogues Gouvernement-Société Civile : Coupe 2014 », avec la présence du ministre Gilberto Carvalho venu débattre des répercussions et opportunités que la Coupe du monde apporte au Brésil. Ce « dialogue » s’est déroulé au siège du Syndicat des Banquiers (voir la vidéo).

8350 familles pauvres expulsées de leurs maisons

Au-delà du débat qui oppose ceux qui sont favorables ou opposés à l’événement sportif, il est certain que pour Douglas Rafael da Silva Pereira, Edilson Silva dos Santos, Terezinha Justino da Silva, Arlinda Bezerra das Chagas, Claudia Ferreira da Silva, Amarildo de Souza et pour d’autres innocents morts dans les favelas de Rio de Janeiro, la Coupe du monde n’aura pas lieu. Ainsi que pour José Afonso de Oliveira Rodrigues, Raimundo Nonato Lima Costa, Fábio Luiz Pereira, Ronaldo Oliveira dos Santos, Marcleudo de Melo Ferreira, José Antônio do Nascimento, Antônio José Pitta Martins e Fabio Hamilton da Cruz, ces ouvriers morts dans les chantiers des nouveaux stades. Sans oublier les 8350 familles pauvres expulsées de leurs maisons, pour qui la Coupe du monde n’aura pas lieu non plus.

Mehdi dos Palmares

Illustration : Latuff

A voir :
 Copa Para Quem ?, un webdoc sur les conséquences sociales de la Coupe du Monde de football, réalisé par Maryse Williquet et Clémentine Delisse, deux journalistes indépendantes.

 Le dossier consacré à la coupe du monde sur le site d’Autres Brésils