Analyse

À l’approche des élections, les assassinats et les attentats contre le mouvement social se multiplient en Colombie

Analyse

par Blandine Juchs

À quelques jours des élections législatives du 13 mars et des présidentielles de mai, et quelques mois à peine après des mobilisations sociales historiques, la Colombie fait face à une dramatique recrudescence de la violence.

Mercredi 19 janvier 2022, un attentat à la voiture piégée a fait un mort et plusieurs blessés dans la petite ville de Saravena, tout près de la frontière avec le Venezuela. Les coopératives de transport et le siège social des organisations syndicales et communautaires étaient visées. Et ce, seulement dix jours après qu’une grenade a endommagé l’entrée du siège social de l’entreprise communautaire locale qui assure la distribution d’eau aux habitant.e.s (ECAAAS). Les attentats ont été revendiqués par des groupes répondant aux noms de « Front 28 » et « Front 10 » des « FARC-EP », en référence aux FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), mouvement de guérilla marxiste née en 1964, censée avoir déposé les armes [1]. Mais s’agit-il vraiment des héritiers de la guérilla ?

Le mois de janvier 2022 s’est ainsi achevé avec un lourd bilan : 13 leaders sociaux et 3 ex-combattants signataires des accords de paix assassinés, 13 massacres, 24 homicides, 98 menaces de morts, 58 tentatives d’homicides, 25 dénonciations de harcèlement politique, 17 disparus et 16 déplacements massifs dans plusieurs départements du pays. De manière générale, la violence contre le mouvement social en Colombie a augmenté depuis les accords de paix de 2016.

L’Arauca, département de l’est de la Colombie, est en tête de ce macabre décompte avec 67 morts en un mois. Ivan Duque, le président colombien, a envoyé deux bataillons militaires dans cette région déjà hautement militarisée et s’est déplacé en personne dans l’Arauca pour passer les troupes en revue sous l’œil des caméras. Selon Sonia Lopez, directrice de la Fondation Joel Sierra de défense de droits humains, « l’État colombien se présente comme neutre dans un conflit entre bandits, alors qu’il est le premier responsable ». La présence de multinationales pétrolières comme la OXY en Arauca a provoqué le déplacement des paysans sans leurs donner d’alternative ni de dédommagements conséquents. Selon Dixon Torres, un des paysans ayant perdu ses terres aux profits de la compagnie, « le problème en Colombie, ce ne sont pas les guérillas ce sont les inégalités sociales ».

Une guerre sans fin

Le département d’Arauca est connu pour ses organisations communautaires. Depuis 1963, la coopérative Coagrosarare s’occupe de la production agraire, incluant un abattoir dans cette région d’élevage, et des dizaines de magasins communautaires distribuant la production. À Saravena, ville de 50 000 habitant.es, les services de distribution d’eau et d’assainissement urbain sont assurés depuis plus de trente ans par ECAAAS, une entreprise communautaire contrôlée par les habitant.es., qui fournit aussi depuis deux ans les maisons en gaz. À ce réseau de coopératives s’ajoutent des associations locales et des médias communautaires.

Dans l’Arauca, la guerre n’a jamais cessé. Il existe aujourd’hui de nombreuses organisations qui répondent au nom de FARC. Connue comme la plus vielle guérilla d’Amérique latine, les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du Peuple (FARC-EP), ont signé un accord de paix avec le gouvernement colombien en 2016. Le terme de « dissidences » est alors apparu pour nommer les troupes restées en arme qui refusent la réincorporation à la vie civile, soit par désaccord sur l’accord de paix, soit par manque de confiance en ses conditions d’application.

Alors que les FARC signataires de l’accord de paix ont constitué un parti politique en 2016, une partie d’entre elles ont repris les armes en 2019, avec à leur tête Ivan Marquez, ex-négociateur en chef de l’accord de paix. Marquez et d’autres figures de la frange radicale, comme Jesus Santrich, un des sénateurs du nouveau Parti, ont alors annoncé que l’accord signé en 2016 n’était pas respecté et qu’ils formaient la guérilla de la Segunda Marquetalia (Deuxième Marquetalia) faisant référence au village de naissance des FARC en 1964. À ce tableau il faut ajouter l’Armée de libération nationale (ELN), guérilla d’inspiration castriste fondée également en 1964, très présente en Arauca. Le gouvernement colombien a mis fin unilatéralement au dialogue de paix avec l’ELN en 2019.

Le récit du gouvernement, relayé massivement par divers médias, comme Le Monde en France, explique qu’il s’agirait d’une guerre entre certains secteurs de la guérilla des FARC et la guérilla de l’ELN pour le contrôle des routes du narcotrafic. Cependant de nombreux indices laissent croire que ce sont les organisations sociales et leurs projets qui sont dans la ligne de mire.

Le narcotrafic au service de la guerre

Un communiqué public du « Front 10 » (ex-FARC) diffusé le 24 janvier explique qu’ils feront la guerre à l’ELN et à ceux qu’ils considèrent comme ses « représentants » dans des coopératives, ONG et associations, déclarant comme objectifs militaires des hôpitaux, des stations de radio locales et des associations agricoles.

Le cas des Fronts 28 et 10 dans le département d’Arauca est particulièrement complexe. Les communiqués de l’ELN, de la Segunda Marquetalia ainsi que le témoignage de certains membres du Front 28, coïncident sur le fait que les actuels commandants du Front 28 auraient déserté les FARC bien avant les accords de paix utilisant depuis, leurs connaissances militaires à des fins lucratives. Les organisations victimes des attaques doutent des réelles intentions de ces groupes. Selon les dénonciations de plusieurs familles paysannes, ils offriraient près de 2500 euros (dix fois le salaire minimum colombien) à des familles afin de semer la feuille de coca, la matière première de la production de la cocaïne.

Ces faits font craindre une recrudescence de cette économie dans la région. Les organisations sociales s’étaient concrètement positionnées contre la production de feuille de coca en en éradiquant la culture, sans aide gouvernementale et en mettant en place des cultures alternatives. C’est avec l’aide des coopératives de productions agricole de plantain, de cacao et d’élevages que l’économie de la région est parvenue à se débarrasser de ce fléau. Ironie du sort, en 2019 le gouvernement Duque, en compagnie de l’ONU, a déclaré le département d’Arauca libre de la culture de coca et a tenté de s’attribuer cette victoire.

Des centaines d’activistes assassinés
Une commémoration en 2019 avec une liste géante des militants et militantes du mouvement social assassinés en Colombie depuis les accords de paix de 2016.
© DR

Cependant avant 2007, la production de coca du département d’Arauca ne représentait que 2,2 % des cultures en Colombie. Les terres des plaines d’Arauca sont les moins favorables du pays pour produire des arbustes de coca selon les données des Nations unies. Quant au trafic, les données émises depuis Washington confirment que 90 % de la cocaïne qui arrive aux États Unis via l’océan Pacifique ou les routes de l’ouest de Caraïbes a pour source première la Colombie. La fabrication de la pâte base est un processus artisanal réalisé par des paysans, tandis que la production de la cocaïne se fait dans des laboratoires sous contrôle de réseau de narcotrafic. Cette différenciation est importante puisque l’essentiel de l’effort de lutte contre le narcotrafic se fait contre la paysannerie, qui bien qu’elle constitue le point d’origine de la chaîne en est le maillon le plus faible et bénéficie le moins de ce commerce.

Il semble pourtant improbable que le motif principal de la confrontation actuelle soit la production ou le trafic de drogue, presque insignifiant dans la région. Cette guerre entre narcotrafiquants pourrait bien être un écran de fumée afin de dissimuler une attaque contre les mouvements sociaux.

Menaces sur le mouvement social

Pour accentuer le doute sur les raisons profondes des agissements du Front 28, celui-ci a, dans une série de menaces proférées par vidéo sur YouTube, repris à son compte les discours du bureau du procureur qui accusent régulièrement des membres des organisations sociales d’être liées à l’ELN, le mouvement « concurrent ». Le porte-parole des mouvements paysans d’Arauca, Adelso Gallo, a ainsi été emprisonné en 2020, accusé de faire la promotion des intérêts politique de l’ELN dans le mouvement social. Son mouvement, une organisation légale avec pignon sur rue, le Congrès des Peuples, a dénoncé l’affaire comme un montage judiciaire visant à délégitimer les mobilisations sociales. C’est le cas aussi de José Murillo qui s’oppose aux plans de développement de l’entreprise pétrolière OXY sur son territoire en exigeant le respect des coopératives de la région. Tous deux sont maintenant en liberté, la juge saisie de l’affaire ayant jugé trop restrictive une détention préventive face aux preuves présentées.

Dans une série de conférence diffusée publiquement, les acteurs sociaux de la région tentent d’expliquer la situation, et partagent plusieurs informations troublantes comme un possible lien direct des forces militaires colombiennes, et étasuniennes, avec le « Front 28 », lui permettant de bénéficier d’armes, d’argent et de formation. Cette guerre qui a fait 67 morts en quelques jours à peine, semble servir les intérêts du gouvernement colombien, et ce pour deux raisons.

En premier lieu, accroître le contrôle gouvernemental et la présence de ses troupes à la frontières vénézuélienne. L’armée colombienne joue ainsi un rôle important dans la guerre hybride de Washington contre le gouvernement de Nicolas Maduro, ses bases militaires accueillant l’armée étasunienne dans la région. Ensuite, neutraliser les organisations sociales qui s’opposent frontalement à sa politique. L’État colombien les considère comme un véritable ennemi intérieur dans le cadre de sa politique contre-insurrectionnelle. Les porte-paroles de ces organisations sont la cible régulière d’attaques judiciaires, politiques et d’assassinats.

Le gouvernement n’ayant aucune intention de respecter les accords de paix avec les FARC, ni de poursuivre les négociations avec la guérilla de l’ELN, il lui convient donc de délégitimer les groupes insurgés afin de dépolitiser le conflit, le faisant passer pour un conflit entre délinquants, narcotrafiquants et terroristes. La guerre et la peur ont souvent joué en faveur du gouvernement d’extrême droite au pouvoir actuellement alors que pour la première fois de l’histoire, un gouvernement de coalition de centre gauche menace de prendre la présidence en mai 2022.

Blandine Juchs est membre du Projet accompagnement solidarité Colombie PASC

Notes

[1Pour Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia-Ejército del Pueblo (Forces armées révolutionnaires de Colombie-Armée du peuple), guérilla communiste née en 1964 du regroupement de plusieurs milices d’autodéfense paysannes.