Logement

Charges démesurées, délabrement : des propriétaires pointent la gestion douteuse des syndics

Logement

par Benoît Collet

Dans les tours de Grigny 2, les habitants vivent depuis des années dans des conditions très dégradées. Les copropriétaires pointent la gestion catastrophique, souvent entachée d’irrégularités, de leurs syndics privés.

Quand, en 1974, les parents de Neven Gospodnetic achètent un grand appartement sur plans à Grigny 2, la famille est conquise par les promesses des promoteurs : piscine, centre commercial à ciel ouvert, proximité avec la nature et le grand lac de Viry-Chatillon que l’on peut contempler depuis les balcons des résidences. Quelques dizaines d’années plus tard, Neven en hérite alors que la copropriété est en pleine déliquescence.

Dans sa tour, des marchands de sommeil comme Dominique F. louent à la découpe des appartements T5. Les rats grouillent dans les caves au point que de nombreux propriétaires n’osent plus s’y aventurer. Les lumières des parties communes tombent régulièrement en panne, et personne n’a vu un personnel d’entretien depuis longtemps. Les occupants font parfois le ménage eux-mêmes sur leur palier, même s’ils paient théoriquement quelqu’un pour le faire. L’ascenseur des étages impairs est hors-service depuis plusieurs années.

« On ne sait même pas si on va pouvoir allumer les radiateurs »

Le rêve promis s’est effondré. Les propriétaires les plus aisés ont rapidement quitté le navire, effrayés par la gestion kafkaïenne d’une copropriété parmi les plus grandes d’Europe. Les assemblées générales de copropriétaires débutaient à 18h dans un gymnase de la ville pour se finir au milieu de la nuit. Au fil des ans, seuls les occupants les moins aisés sont restés. Cumulant les impayés, le syndic s’est enfoncé dans la spirale infernale de l’endettement. Aujourd’hui, la copropriété de Neven Gospodnetic en cumule 900 000 euros, dont 300 000 euros d’impayés de chauffage.

«Cet hiver, on ne sait même pas si on va pouvoir allumer les radiateurs », s'inquiète Neven Gospodnetic, habitant et copropriétaire à Grigny 2, qui s'est penché sur la gestion opaque des syndics.
Neven Gospodnetic
« Cet hiver, on ne sait même pas si on va pouvoir allumer les radiateurs », s’inquiète Neven Gospodnetic, habitant et copropriétaire à Grigny 2, qui s’est penché sur la gestion opaque des syndics.
© Benoît Collet

« C’est à dire que cet hiver, on ne sait même pas si on va pouvoir allumer les radiateurs », soupire le quinquagénaire. Pour sortir de l’impasse, la copropriété de Grigny 2 est divisées en plusieurs syndics en 2021. Depuis cette date, le syndic Convergence est aux manettes dans son immeuble. Mais la situation ne s’améliore pas. « Depuis que je suis sous la gestion de cette entreprise, la dette de la copro a augmenté de 33 %, et nos charges de 36 % », raconte une voisine de Neven. Malgré le délabrement de leurs immeubles, les propriétaires continuent de payer d’importantes charges : 5000 euros par an pour un 110 m².

Perplexe, Neven Gospodnetic décide de mettre son nez dans la gestion de Convergence. Il constate des irrégularités dans la réélection de son syndic lors de l’assemblée générale de 2022. Le syndic s’est auto-reconduit pour trois ans au lieu de la seule année annoncée. Le propriétaire soupçonne aussi l’utilisation de fausses procurations (faites par des propriétaires pour être représentés à l’assemblée générale).

Neven Gospodnetic décide alors de porter l’affaire devant les tribunaux. En mai dernier, le tribunal d’Évry annule la réélection de Convergence, mais déboute le propriétaire qui demandait aussi de pouvoir consulter la feuille de présence de l’assemblée générale – documents indiquant les personnes présentes aux assemblées de copropriété – pour vérifier la validité des votes.

Exploitation de la misère

Son mandat annulé, Convergence organise malgré tout les nouvelles élections syndicales, alors même qu’elle n’a aucune légitimité légale pour le faire. La société l’emporte, « avec des votes farfelus de personnes qui avaient voté contre eux la première fois et pour eux la deuxième fois », estime Neven. Prochaine étape pour lui, une deuxième assignation devant le tribunal d’Évry pour contester cette nouvelle élection. « On se demande si on va pas finir pas traîner l’affaire au pénal », poursuit-il. Avec d’autres locataires, il se rend début septembre devant les locaux de Convergence pour exiger la feuille de présence des dernières élections. Ils se heurtent à une porte close. Contacté à plusieurs reprises par mail et par téléphone, le syndic Convergence n’a pas non plus donné suite à nos sollicitations.

«Les responsables de la situation ce sont ces syndics », pour Chantal Lebaupin, copropriétaire depuis 2017, vivant au 20ème étage d'une des tours de Grigny 2, où prospèrent logements indignes et marchands de sommeil.
Chantal Lebaupin
« Les responsables de la situation ce sont ces syndics », pour Chantal Lebaupin, copropriétaire depuis 2017, vivant au 8e étage d’un des immeubles de Grigny 2.
© Benoît Collet

Chantal Lebaupin, qui vit depuis 2017 au 8e étage d’un des immeubles de Grigny 2, ressent le même sentiment d’injustice et d’exaspération. La propreté de son appartement tranche avec la déliquescence du hall de l’entrée et l’odeur de pisse de chat qui flotte dans l’ascenseur. À son arrivée dans les lieux, l’ancienne éducatrice spécialisée avait été conquise par la vue dégagée sur le lac de Viry-Chatillon entouré d’une forêt. Comme une sensation de pleine nature à 30 minutes de Paris. Avec de petits moyens, Chantal Lebaupin n’avait pas tellement d’autres solutions que de venir s’installer à Grigny. Elle y a donc acheté son 60 mètres carré 50 000 euros, un prix parmi les plus bas d’Île-de-France.

Assez vite, elle déchante : pannes d’ascenseurs et dégâts des eaux à répétition, pertes de courrier, un local poubelles qui recrache toutes ses ordures tant il n’est jamais vidé. La dégradation de leurs copropriétés a aussi amené son lot d’exploitation de la misère humaine. À partir du début des années 2000, des marchands de sommeil commencent à profiter de la situation pour acheter des logements et les louer à la découpe.

« Les responsables de la situation ce sont ces syndics »

« Ce n’est que l’écume du problème, les responsables de la situation ce sont ces syndics », s’énerve Chantal Lebaupin. En janvier dernier, un gros incendie s’est déclaré dans son immeuble, endommageant sévèrement trois appartements. « Notre gestionnaire de copropriété fait traîner les choses. Pareil pour un dégât des eaux qui a noyé le sixième étage il y déjà plusieurs mois. Il n’a toujours pas fait pas les travaux », s’indigne encore la retraitée. Dans son immeuble, les propriétaires paient 300 euros de charge par mois, pour un service complètement défaillant.

Constatant ces dysfonctionnements à répétition, Chantal Lebaupin décide de se plonger dans la loi de 1965 qui régit les syndics de copropriété. « En 2019, je me rends compte qu’une fausse procuration a circulé, au nom d’un copropriétaire qui ne sait ni lire ni écrire et qui m’avait confié préalablement son pouvoir, à moi seule », se rappelle la retraitée. Avec d’autres copropriétaires, elle se rapproche d’une avocate et une première plainte contre X est déposée la même année au tribunal d’Évry pour « faux et usage de faux ».

Piscine, centre commercial à ciel ouvert, proximité avec la nature et le grand lac de Viry-Chatillon que l'on peut contempler depuis les balcons des résidences : les promesses de Grigny 2 se sont évaporées.
Rêve immobilier
Piscine, centre commercial à ciel ouvert, proximité avec la nature et le grand lac de Viry-Chatillon que l’on peut contempler depuis les balcons des résidences : les promesses de Grigny 2 se sont évaporées.
© Benoît Collet

Cette plainte est toujours en cours d’instruction par le parquet. « Le syndic refuse systématiquement de fournir les feuilles de présence malgré l’obligation légale de le faire. La seule que nous soyons parvenue à obtenir jusqu’à présent est celle relative à l’AG 2021. Avant, même des ordonnances du juge et le déplacement d’un huissier et d’un commandant de police n’y avaient pas suffi », enchaîne Hélène Massin-Trachez, l’avocate des copropriétaires.

« La feuille de présence permet de vérifier la véracité des votes, les présents, les absents les abstentions dans les assemblées générale », explique l’avocate. Pour vérifier à qui appartient les appartements, et donc qui est bien en mesure de voter, les syndics doivent joindre une annexe aux procès verbaux. « Aucun syndic de Grigny 2 ne la joint », nous précise Hélène Massin-Trachez.

Soupçons de pratiques de facturation douteuses

De son balcon fleuri, la retraitée montre les balcons des étages du dessous, encombrés de vieux matelas posés devant des fenêtres crasseuses. « Cet appartement par exemple, on sait tous très bien qu’il est sur-occupé mais on ne peut pas contacter le propriétaire. On ne sait pas qui c’est. Sans la feuille de présence, on n’a aucun moyen de le savoir, » regrette Chantal Lebaupin, en regardant vers l’appartement en question. « Les difficultés rencontrées dans la gestion des copropriétés sont notamment un manque de transparence et de communication entre les syndics et les copropriétaires », poursuit l’avocate Hélène Massin-Trachez. Également contacté par téléphone et par mail, IME gestion n’a pas donné suite à nos demandes.

Quel peut bien être l’intérêt d’un syndic à s’accrocher d’une telle façon à la gestion de tours dégradées, qui risquent en permanence le placement sous administration judiciaire, comme c’est le cas des dix bâtiments les plus endettés de Grigny 2, promis à la démolition en 2027 ? Les copropriétaires interrogés dans cet article n’ont pas la réponse. Ils soupçonnent cependant des pratiques de facturation douteuses.

Les services d'hygiène de la mairie de Grigny vérifie l'état des logements avant qu'ils soient mis en location. Ici, les sanitaires d'un des appartements que les fonctionnaires ont visité.
Logement indigne
Les services d’hygiène de la mairie de Grigny vérifie l’état des logements avant qu’ils soient mis en location. Ici, les sanitaires d’un des appartements que les fonctionnaires ont visité.
Mairie de Grigny

« Dernièrement, On a eu droit à un devis de 15 000 euros pour repeindre le parking. Nous l’avons peint nous-mêmes, ça nous est revenu à 3500 euros », s’agace Chantal Lebaupin. Depuis des années, les copropriétaires demandent à ce que les contrats commerciaux soient renégociés, sans succès.

« Le montant des charges est effarant. Au regard de l’état de certaines copropriétés, on comprend mal pourquoi les montants payés par les copropriétaires sont si élevés. Cela ne peut pas être uniquement justifié par les impayés de charges. Le fait que la comptabilité présentée par les syndics soit bien tenue ne signifie par pour autant que les factures payées correspondent à la prestation fournie. Il serait intéressant de comparer immeuble par immeuble les différents contrats de maintenance suivant le syndic en charge », commente quant à elle Hélène Massin Trachez.

« Les faits dénoncés par les copropriétaires soulèvent évidemment la possibilité de pratiques frauduleuses relevant de l’abus de confiance et de faiblesse », pointe Philippe Rio, le maire de Grigny, joint par téléphone. Dans un courrier daté du 28 septembre dernier que basta! a pu consulter, la mairie alerte la préfecture sur le sujet. « La gestion de Convergence questionne la Ville depuis plusieurs années. Il y a urgence à mener un audit comptable afin de comprendre le poids des honoraires réellement facturés par le syndic », peut-on y lire.

Pour Philippe Rio, les pratiques de Convergence mettent à mal l’investissement financier public pour rétablir l’équilibre financier de Grigny 2. En 2016 l’État y lançait son « opération nationale de requalification des copropriétés dégradées (ORCod) ». Six ans après, l’établissement public foncier d’Île-de-France avait déjà racheté 900 logements aux copropriétaires pour les transformer en logements sociaux. « On injecte des millions d’euros publics dans Grigny 2 et les syndics privés, qui touchent des aides à la gestion de l’Agence nationale de l’habitat, sabordent les opérations de requalification », pointe encore le maire.

Malgré les alertes de la mairie, le combat de Neven Gostponetic et Chantal Lebaupin reste celui du pot de terre contre le pot de fer. Les deux Grignois sont fatigués par l’inertie des pouvoirs publics et de la justice. « On est pris au piège, nos biens ne valent plus rien. L’établissement public foncier me propose 110 000 euros pour un 110 m². Avec ça, je ne peux même pas m’offrir un studio dans une ville voisine », se désole Neven.

Cette gestion opaque favorise l’apparition de marchands de sommeil. Et pèse sur les propriétaires en difficulté qui tentent de sous-louer de bonne foi une chambre à un.e étudiant par exemple. Chantal Lebaupin ne désarme pas, malgré les 40 000 euros de frais de justice dépensés de sa poche : « C’est épuisant, mais je n’ai pas d’enfants. Autant que cet argent serve à améliorer les choses. »

Benoît Collet

Suivi

L’article a été mis à jour le 19 octobre suite à des précisions et corrections apportées par l’avocate des copropriétaires, Hélène Massin Trachez, sur les procédures en cours.