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Ces « zones libres » en Europe qui privilégient les alternatives locales face au néolibéralisme global

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par Sophie Chapelle

Des élus volontaristes pourront-ils, demain, soutenir la relocalisation de l’économie, favoriser les aliments bios et locaux dans les cantines scolaires ou reprendre la main sur la gestion de l’eau ou de l’énergie ? L’accord de libre-échange signé entre l’Union européenne et le Canada – le Ceta – va leur compliquer la tâche en multipliant les contraintes légales. Face à cette menace, des centaines de collectivités locales, communes ou régions dans toute l’Europe, se sont déclarées « zones libres ». Leur résistance s’organise avec l’appui de citoyens et de mouvements.

De nouvelles règles de libre-échange entreront en vigueur dans les prochains jours, suite à la ratification le 15 février dernier de l’accord Ceta entre l’Union européenne et le Canada [1]. Les collectivités locales et leurs habitants sont en première ligne. Celles qui favorisent une relocalisation de l’économie, développent l’approvisionnement de leurs cantines avec des aliments biologiques et locaux ou remunicipalisent des biens communs comme l’eau ou l’énergie, redoutent que cet accord vienne entraver leurs choix politiques, en accélérant la libéralisation des services, l’industrialisation de l’agriculture et la déstructuration des filières locales. « L’essentiel des compétences concernant la transition écologique et sociale relèvent du niveau local, souligne Amélie Canonne de l’association Aitec et membre du collectif Stop Tafta-Ceta. Quand il s’agit de soutenir l’économie locale, d’assurer la restauration collective, d’organiser les transports, ce sont les collectivités locales qui le gèrent. »

Le Ceta vient ajouter une nouvelle couche de contraintes juridiques et pourrait compliquer davantage la mise en œuvre de politiques favorisant l’économie locale des deux côtés de l’Atlantique. Le chapitre 19 du Ceta prévoit notamment de nouvelles obligations et procédures dans la passation des marchés publics [2]. . « Dans les faits, celles-ci conduiront à un accroissement des publications légales et des dossiers techniques à produire, ce qui freinera l’accès des PME locales », craint Amélie Canonne. Les principes de non-discrimination et de transparence pourraient encourager encore un peu plus qu’aujourd’hui les acteurs publics à retenir le prix comme critère essentiel de sélection des offres, et à reléguer au second plan la plus-value sociale et environnementale. Face à ces menaces, de quelles manières les communes peuvent-elles résister ?

1er acte : se déclarer « communes libres »

Environ 2100 collectivités territoriales – de la commune rurale à des régions entières – en Europe se sont déjà déclarées « hors-Tafta », « hors-Ceta » ou « hors-Tisa » [3]. Une partie de ces collectivités, soucieuses de ne pas en rester à de simples déclarations, se sont réunies les 17 et 18 février à Grenoble, dans le cadre des deuxième rencontres paneuropéennes des villes contre les nouveaux traités de libre échange et pour des alternatives locales [4]. Une dynamique qui se révèle relativement forte en Allemagne, en Autriche, en Belgique et en France.

 

En France, des régions, des conseils généraux, et des centaines de communes se sont déclarées « libres » de ces accord commerciaux contraignants [5]. C’est le cas du 14e arrondissement de Paris où la maire, Carine Petit, « socialiste frondeuse », assume cette position, même si le Ceta divise le PS (notre article). « Nous avons toujours ouvert les portes de la mairie pour que les rencontres et les débats puissent se tenir. Nous devons réaffirmer dans chacune des collectivités locales ce droit à l’accès à l’information des citoyens », précise Carine Petit.

2e acte : continuer à favoriser les produits biologiques et locaux

Olivier Deleuze est maire écologiste de la commune bruxelloise de Watermael-Boitsfort en Belgique. « Les gens nous demandent avant tout que leurs enfants mangent bien à l’école, qu’il n’y ait pas de pesticides dans les espaces publics ou que des peintures sans métaux lourds soient appliquées sur les bâtiments publics », énonce t-il. Mais il constate la difficulté d’établir le lien entre ces politiques locales et les accords de libre-échange. « En déclarant notre municipalité « hors-Ceta », on tente de sensibiliser les citoyens sur le fait que ce type de traité peut empêcher nos communes de se fournir en produits bio et locaux dans les prix moyens », souligne t-il [6]. Comment un accord global de libre-échange peut-il remettre en cause un approvisionnement biologique et local ? Par les systèmes d’appels d’offre qui devront désormais s’ouvrir aux entreprises canadiennes au-dessus d’un certain montant. « Les règles de cette libéralisation ne s’appliquent pas en-dessous d’un plancher de 252 000 euros et ne devraient donc pas concerner les petites communes françaises. C’est surtout un changement majeur pour les petites collectivités du côté canadien où le plancher était plus haut », explique Amélie Canonne. Le nouvel accord pourrait cependant inciter les petites communes à constituer des appels d’offre communs afin d’atteindre ce plancher. 

La directive européenne sur les marchés publics excluait déjà la mention de circuits courts dans les appels d’offres en raison de leur caractère jugé discriminatoire. Avec le Ceta, l’introduction dans l’appel d’offres d’un critère « issu de l’agriculture biologique » demeurera possible mais sans préciser la provenance, ce qui peut favoriser une agriculture industrielle éloignée des lieux de consommation. De nombreux élus ont trouvé des solutions pour contourner ces contraintes en fractionnant, par exemple, leurs commandes pour permettre aux petits producteurs de candidater à l’appel d’offre. Ou en utilisant le critère de « performance en matière d’approvisionnement direct des produits de l’agriculture » (lire notre enquête sur les cantines scolaires avec des repas 100% bio et locaux). L’État lui-même pousse les maires à développer les circuits courts en jouant avec les règles européennes [7].

3e acte : relocaliser l’économie

Le principe du « traitement national » prévu par le Ceta implique que les investisseurs étrangers doivent bénéficier au minimum des mêmes droits que les investisseurs locaux. « Les règles qui incitent à la discrimination positive au bénéfice d’entreprises locales sont interdites à tous les niveaux », précise Amélie Canonne. « Il en est de même pour les taxes à l’importation ou les subventions. » Certaines communes ont donc décidé d’agir en amont des appels d’offres en réalisant des consultations préalables afin de connaître les entreprises locales. Le 19 janvier dernier, Grenoble a ainsi organisé la première action de « sourçage » [8]. La municipalité a identifié les fournisseurs potentiels de la ville sur les travaux de maintenance des bâtiments municipaux – 665 biens soit environ 750 000 m2 nécessitant 8 millions d’euros de travaux par an. 49 entreprises ont été identifiées, autant de filières locales à structurer en ajustant la commande publique pour leur permettre d’y répondre. « Le premier levier est de relocaliser l’économie. Nous y parvenons grâce à la commande publique », assure Anne-Sophie Olmos, conseillère municipale de Grenoble et déléguée au contrôle de gestion externe.

A une vingtaine de kilomètres de Grenoble, la commune de La Buisse (3200 habitants) s’est aussi déclarée « zone hors-Tafta et hors-Ceta ». Le maire, Patrick Cholat, reconnaît volontiers que les débats sur les traités de libre-échange ne sont pas prioritaires dans les campagnes. Avec les autres élus municipaux, tous issus de la société civile, ils ont donc décidé d’être plus concrets en développant deux axes : l’autonomie énergétique et l’autonomie alimentaire. Pour impulser la dynamique en termes de production électrique, le conseil municipal a mis à disposition le toit d’un bâtiment public pour l’installation de panneaux photovoltaïques. « Suite à une réunion sur ce sujet, un groupe de citoyens a monté une société par actions simplifiée. Deux centrales citoyennes photovoltaïques fonctionnent aujourd’hui sur la commune », se réjouit le maire qui voit le projet essaimer dans les villes voisines. Sur le volet alimentaire, La Buisse est en train d’acquérir des terrains pour les allouer à des habitants ou des associations souhaitant développer la production locale et biologique.

4e acte : les services publics locaux sous « contrôle populaire direct »

Une clause du Ceta prévoit qu’en cas de litiges commerciaux, les différends entre les parties signataires soient jugés par la Cour internationale d’investissement, une sorte de tribunal d’arbitrage permanent qui risque de compliquer davantage la remunicipalisation des services publics [9]. Des villes envisageant par exemple de remunicipaliser leur gestion d’eau pourraient être poursuivies par les prestataires privés, comme ce fut le cas en Argentine [10].

En dépit des risques de lourdes indemnités à payer, de plus en plus de villes et de territoires s’engagent dans un processus de remunicipalisation de l’eau, de l’énergie, des cantines ou bien encore des transports en commun, pour résister à la dérégulation du commerce et de l’investissement. Lavinia Steinfort de l’organisation néerlandaise Transnational Institute a recensé plus de 800 cas dans le monde. En France, une centaine de communes, dont Paris, Rennes, Montpellier et Grenoble, ont lancé un processus de remunicipalisation de l’eau. Bastion de la multinationale Suez, Barcelone tente depuis quelques mois de reprendre la main sur son eau. Les élus de la coalition citoyenne Barcelona En Comú (« Barcelone en commun »), emmenée par Ada Colau élue maire en 2015, estiment que la remunicipalisation permettra de réduire le prix de l’eau, d’accroître les investissements et de lutter plus efficacement contre les fuites (notre article).

« Quatre mairies ont réussi pour le moment à remunicipaliser le service de l’eau, confirme Isabel Vallet Sanchez, députée au Parlement de Barcelone du parti indépendantiste catalan Candidature d’unité populaire. Mais notre bataille porte aussi sur la remunicipalisation des écoles, des crèches, des déchets et des centres de santé. Face au Ceta, il ne faut pas simplement lutter contre la privatisation en remunicipalisant, mais créer des espaces de contrôle populaire direct des services. Il faut que les citoyens aient conscience de leurs droits sur les services publics. » C’est aussi la conviction de la grenobloise Anne-Sophie Olmos qui aspire à « démocratiser les biens communs ». « Les habitants pourraient par exemple rentrer dans la gestion des services publics via des Scic (sociétés coopératives d’intérêt collectif) », illustre t-elle. (Lire à ce sujet l’entretien avec le chercheur David Bollier, militant infatigable des biens communs).

5e acte : créer des lieux de contre-pouvoirs citoyens

Nathalie Perrin-Gilbert est maire du 1er arrondissement de Lyon. Réélue en 2014 sur une liste citoyenne, clairement revendiquée à gauche, elle considère que « pour être fort, il faut partager le pouvoir et la responsabilité avec les citoyens et associations ». Bien que son arrondissement dépende des services de Lyon et de la métropole, elle dispose de marges de manœuvre via les équipements de proximité. « Nous avons dédié une maison à des associations travaillant sur l’économie circulaire, en clair à un autre modèle économique : développement de monnaie locale, repair café, conseils de quartier, paniers bio... On veut en faire un lieu de contre pouvoir citoyen et permettre à des associations de se regrouper pour être plus fortes et agir. »

Une dynamique similaire est à l’œuvre dans la commune de Parla au sud de Madrid. Beatriz Arceredillo est élue municipale pour le mouvement citoyen Mover Parla. Bien que la ville se soit déclarée « hors Tafta » en août 2015, l’élue constate deux difficultés majeures. D’un côté, le gouvernement dirigé par le Parti Populaire (droite conservatrice) tend à la centralisation et à nier toutes voix dissidentes issues de l’administration locale. De l’autre, une grande partie de la population, très préoccupée par la crise économique et sociale du pays, peine à se mobiliser sur le front des traités de libre-échange. « Notre stratégie est de se centrer sur les plus jeunes et les femmes, souligne Beatriz Arceredillo. Nous tentons d’établir un centre autogéré, avec l’idée que ce soit un centre de culture, d’éducation, de formation où l’on puisse voir les effets négatifs des traités internationaux. »

6e acte : se regrouper et développer des échanges entre « zones libres »

Résister aux traités de libre-échange implique d’affronter l’influence de lobbies et de grandes entreprises privées. « L’enjeu, c’est de se grouper pour renverser la donne », affirme Carine Petit, la maire socialiste du 14e arrondissement. Elle propose de s’inspirer du Cities Climate Leadership Group (C40), un réseau mondial de 90 grandes villes – présidé depuis 2016 par Anne Hidalgo, la maire de Paris – qui vise à accélérer la mutation écologique de leur territoire. Se réunissant plusieurs fois dans l’année, ces élus des grandes métropoles mettent en commun leurs expériences pour résoudre des problèmes relatifs au trafic automobile, à l’efficience énergétique des bâtiments ou à la gestion des déchets. « Réaliser des groupements d’achat avec plusieurs métropoles pour des véhicules propres, cela fait partie des marges de manœuvre que les collectivités se redonnent de manière concrète », souligne Carine Petit.

En parallèle, Barcelone est en train de constituer un réseau mondial des villes « municipalistes » [11]. Un accord de collaboration a d’ores et déjà été signé entre Barcelone et Paris sur la question du tourisme, de la gestion de l’eau et de la mémoire historique. « Il s’agit maintenant de développer des échanges d’expériences et des projets en commun entre zones libres », appuie Nathalie Perrin-Gilbert, maire du 1er arrondissement de Lyon. Elle invite à réfléchir à plusieurs sur les questions foncières, sur l’eau mais aussi sur la culture comme bien commun. L’élue propose notamment d’ « adopter des clauses de réciprocité, en prêtant par exemple de l’ingénierie sur quelques jours, et réciproquement ».

« Le 14e arrondissement de Paris a fait le choix d’aider financièrement les coopératives d’agriculteurs bio d’Ile-de-France pour qu’elles puissent s’équiper en légumerie et répondre ainsi aux marchés publics », renchérit Carine Petit. Cette démarche volontariste aboutit aujourd’hui à 50 % de produits bio dans les cantines de l’arrondissement qui fournissent 7500 repas par jour. « Depuis les cuisines, on peut aussi changer les choses petit à petit. Échanger nos idées et bonnes pratiques est essentiel face aux risques de régressions spectaculaires pour l’environnement, la justice sociale et la citoyenneté que font peser le Ceta. Nous sommes dans une démarche où l’on montre que c’est possible. »

Sophie Chapelle

Photo : © Caroline Peyronel / Collectif Stop Tafta