Agro-business

Aurélie Trouvé : « Il faut stopper la mise en concurrence sauvage de notre agriculture »

Agro-business

par Sophie Chapelle

Quel avenir pour l’agriculture ? Des fermes-usines rassemblant des milliers de vaches ou de porcelets ? Une participation massive des banques et fonds de pension dans le financement de l’agriculture ? Une dérégulation totale des marchés et une augmentation des importations ? L’économiste Aurélie Trouvé, qui a publié Le business est dans le pré, dresse le bilan des dérives de notre modèle agricole. Pour mieux comprendre les défis actuels et les mesures essentielles à mettre en œuvre pour inventer une autre agriculture. Entretien.

Basta! : Qui défend aujourd’hui la création de fermes-usines en France ? Pourquoi les acteurs du secteur agro-alimentaire cherchent-ils à promouvoir ce modèle ?

Aurélie Trouvé [1] : Quel est l’intérêt d’une ferme de 1000 vaches ? La diminution des coûts de collecte, tout simplement. Plus on a de grosses exploitations, plus elles sont concentrées dans l’espace, et collecter le lait revient moins cher. Ces fermes-usines permettent aussi de réaliser des économies d’échelle. Ce ne sont pas forcément des exploitations pérennes sur le long terme qui dégagent une forte valeur ajoutée, mais elles sont capables de fournir un grand volume, standardisé et avec des prix plus faibles.

Les acteurs de l’agro-industrie ont intérêt au développement de ces fermes-usines, qui leur permettent de faire des affaires. Prenons le cas du groupe français Sofiprotéol-Avril (dirigé par Xavier Beulin, président de la FNSEA, ndlr). Derrière ce géant français, il y a des producteurs d’oléagineux – de colza, soja et tournesol. Qui mange des tourteaux de soja ? Le bétail, quand il est élevé hors sol, c’est-à-dire hors pâturage. Moins les animaux pâturent – comme c’est le cas dans ces fermes-usines mais aussi dans bien d’autres exploitations –, moins les éleveurs sont autonomes. Et plus Sofiprotéol-Avril fait des affaires ! Ce conglomérat est aussi entré au capital de l’entreprise Biogemma, qui développe des OGM, ou de Glon Sanders, leader français des aliments composés pour animaux, ainsi que de tout un ensemble de sociétés qui ont un intérêt à développer l’agro-industrie (lire notre enquête sur Sofiprotéol).

A quel moment peut-on parler de « fermes-usines » ?

Aujourd’hui, la plupart des exploitations en France sont familiales, c’est-à-dire qu’il n’y a pas ou peu de salariés. A partir du moment où le travail salarié devient bien plus important que le travail familial, on quitte peu à peu ce modèle familial. L’étape suivante, c’est l’apport de capitaux extérieurs au monde agricole : on passe alors d’une exploitation familiale patronale avec des salariés, à une exploitation détenue par des financiers. C’est le cas de l’entreprise de BTP Ramery par exemple avec la ferme-usine des 1000 vaches en Picardie. Ou de Sofiprotéol-Avril qui, via sa filiale Sanders, est engagée dans un projet de maternité de 23 000 porcelets par an en Vendée (lire ici).

Ce modèle demeure encore marginal en France. Mais il se répand (voir la carte des fermes géantes en France). Si l’on continue ainsi, on se dirige vers le modèle des États-Unis, où la moitié de la production de lait provient de fermes de plus de 1 000 vaches. Il risque d’y avoir un emballement très fort vers des fermes usines si l’on ne met pas de barrières. Pourtant les citoyens n’en veulent pas, comme en témoignent les mobilisations contre ces projets.

Ces exploitations géantes existent-elles essentiellement outre-Atlantique ?

C’est une spécificité de l’Ouest américain. Mais elles existent dans beaucoup de pays, où elles sont financées par des multinationales. Le groupe français Danone a ouvert à la fin des années 1990 une ferme de 32 000 bovins dans le désert d’Arabie Saoudite. En Chine, le géant suisse Nestlé et l’entreprise néozélandaise Fonterra ont prévu d’investir dans une dizaine de fermes regroupant chacune des milliers de vaches ! Il s’agit pour ces multinationales de maitriser toute la chaine alimentaire, de la production jusqu’à la distribution.

Est-ce une forme de financiarisation de l’agriculture ?

La financiarisation, c’est le fait que le secteur financier – banques, fonds de pension, assurances-vie – puisse capter une partie de la richesse créée par l’activité agricole. Cela se traduit notamment par le développement des marchés à terme : des acteurs financiers parient sur les prix alimentaires et, par ce biais, captent une partie de la richesse créée par l’agriculture (lire notre article : Les banques françaises continuent-elles de « spéculer sur la faim » ?). Mais cela passe aussi par le développement des assurances privées pour les agriculteurs. L’investissement d’acteurs financiers dans la création de fermes-usines participe aussi à cette financiarisation.

Quelles sont les conséquences pour ceux qui travaillent dans ces exploitations géantes ? Et pour la qualité des produits agricoles ?

La ferme des 1000 vaches en Picardie est trois fois moins créatrice d’emplois par litre de lait produit qu’une ferme classique. Sur le plan environnemental, un méthaniseur est prévu pour traiter les effluents d’élevage. Mais que va-t-on faire du digestat, le résidu des déjections non intégrées par le méthaniseur, qui risque de polluer les nappes phréatiques ? Ce déchet ultime va être transporté vers d’autres sites, avec son lot de nuisances sonores, d’émissions de gaz à effet de serre, d’accidents. On marche sur la tête ! Sur le plan sanitaire, la concentration du troupeau augmente les risques d’épidémies, ce qui implique un recours abondant aux vaccins, sérums et antibiotiques. Malgré les seuils réglementaires, ces substances peuvent se retrouver dans le lait et la viande consommés. Aujourd’hui, la moitié de la production mondiale des antibiotiques est destinée aux animaux [2] !

En quoi les traités de libre-échange, comme le traité Tafta en cours de négociation entre l’Union européenne et les États-Unis, risquent-t-ils d’accélérer cette industrialisation de l’agriculture ?

Le traité en cours de signature entre l’Europe et le Canada (l’accord Ceta) prévoit une baisse d’environ 90 % des droits de douane. C’est une catastrophe ! Si on harmonise nos droits de douane vers le bas, c’est nous qui serons perdants. Et que va-t-on mettre en concurrence ? Notre agriculture, avec une production laitière canadienne produite pour moitié par des usines de plus de 1000 vaches. La production agricole aux États-Unis est hétérogène, mais l’agriculture y est plus mécanisée qu’en Europe, plus intensifiée en engrais ou en OGM. Ils ont un degré de concentration, de spécialisation de leur agriculture, et d’énormes structures qui sont sans commune mesure avec les nôtres. C’est une concurrence sauvage qui nous attend, y compris sur des productions comme les céréales.

Les normes sanitaires et environnementales risquent aussi d’être harmonisées vers le bas. Dans le cas des OGM, le lobby américain des biotechnologies a œuvré pour augmenter la liste des plantes génétiquement modifiées autorisées à la consommation et à la culture en Europe. La volaille désinfectée avec des solutions chlorées fait partie des sujets de préoccupation. Si ce traité passe, ce sera une immense incitation à industrialiser davantage l’agriculture européenne.

Les pouvoirs politiques soutiennent-ils ce modèle en France et en Europe ?

Ils ne le soutiennent pas directement. C’est plutôt de la lâcheté. Tout en se cachant derrière des discours promouvant l’agroécologie, les emplois ou les installations, les responsables n’ont pas le courage en France de mettre en place une véritable politique agricole qui stoppe la dérive actuelle de l’agriculture productiviste. D’autres pays comme l’Allemagne au niveau fédéral, les Pays-Bas ou le Danemark, ont fait le choix d’une agriculture productiviste, d’un élevage de plus en plus hors sol, concentré, spécialisé. Le modèle qu’ils préconisent est de moins en moins familial, avec des taux d’endettement hallucinants. Au Danemark, les exploitations ne sont même plus transmissibles ! Elles tiennent parce qu’il y a des subventions publiques ou des exonérations fiscales très fortes.

Prenons l’exemple des quotas laitiers, ces mécanismes qui permettent de plafonner la production pour ne pas produire trop de lait. Ces quotas laitiers vont être supprimés fin mars au nom du libre marché. Les Pays-Bas, le Danemark et l’Allemagne font partie des pays qui ont soutenu la fin des quotas, sans mettre en place d’autres mécanismes, convaincus qu’ils sont plus compétitifs en raison de l’industrialisation de leur élevage, qu’ils vont pouvoir capter des parts de marché à l’extérieur et sortir gagnants de l’affaire. Les responsables politiques n’ont pas été capables, au niveau européen, de demander une régulation de marché qui permette aux agriculteurs d’avoir des revenus minimums et stabilisés, et de ne pas subir de surproduction et de concentration géographique. D’un côté, il y a la volonté de certains États d’aller vers le productivisme, de l’autre, il y a de la lâcheté sans contre-offensive politique.

Derrière cette course à l’agrandissement à outrance, quel est le rôle des politiques agricoles ?

Continuons avec l’exemple du lait : il a été libéralisé presque d’un coup. Auparavant les prix garantis permettaient de rémunérer les producteurs a minima, de stabiliser les prix et de les déconnecter des cours internationaux. Les quotas laitiers, malgré leurs limites, permettaient de freiner les effets de la concurrence sauvage. Et soudainement, ces prix garantis ont été baissés, les prix en France ont été alignés sur les cours internationaux qui font maintenant le yoyo, et les quotas supprimés. C’est la loi du libre marché. Toute l’agriculture s’en trouve fragilisée. Un des conséquences a été la crise laitière de 2009, qui a accéléré la disparition des exploitations agricoles. Et qui entraine la concentration et la spécialisation des régions. C’est une aberration sur le plan social : des régions vont être désertées du point de vue de la production laitière, ce qui implique des destructions d’emplois non seulement dans l’agriculture mais aussi dans les industries agroalimentaires.

C’est un impact de la politique agricole commune (Pac), dans son volet « dérégulation des marchés ». Un autre problème, tout aussi flagrant, est l’inégalité dans la distribution des aides...

Un chiffre donne un aperçu de la situation : un agriculteur bio perçoit en moyenne deux fois moins d’aides par hectare qu’un agriculteur en production « conventionnelle ». Plus on est une grande exploitation, plus on pollue, moins on crée d’emplois et... plus on touche d’aides de la Pac par hectare ! Ces aides ne sont pas du tout distribuées en fonction des services rendus par l’agriculteur – emplois créés, protection de l’environnement –, mais comme des rentes au capital : elles sont versées par hectare, quel que soit l’état des prix. C’est pour cela qu’aujourd’hui en Ile-de-France, un céréalier a environ 100 000 euros de revenus par an, dont 60 000 euros de subventions publiques. Contre un éleveur laitier ou de bovins viande qui dans le même temps touche à peine 20 000 euros.

Le bio gagne malgré tout des parts de marché en France. Avec 5,5 % de ses surfaces agricoles cultivées en bio, la France possède la troisième surface bio d’Europe, derrière l’Espagne et l’Italie. N’est-ce pas un indicateur que nous sommes sur la bonne voie ?

Il faut lier ce chiffre à la demande croissante et au dynamisme de la Fédération des agriculteurs biologiques. Mais ces derniers ne sont vraiment pas aidés par les politiques. Le gouvernement et les collectivités locales pourraient faire beaucoup plus : d’abord en redistribuant davantage les aides du premier pilier de la Pac en fonction de critères environnementaux plus stricts, mais surtout en mettant beaucoup plus d’argent sur le second pilier et les mesures agro-environnementales qui vont pour partie aux agriculteurs bio. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a évoqué un grand plan en faveur des circuits courts de consommation. Eh bien, allons-y ! Investissons pour qu’il y ait du bio et des circuits courts dans toutes les cantines de France ! Ce serait vraiment un moyen de rendre le bio accessible à tout le monde. C’est tout-à-fait faisable.

On trouve de plus en plus de produits bio dans les supermarchés, mais les marges des distributeurs ne cessent aussi d’augmenter. Comment agir ?

La question de la régulation des marges de la grande distribution se pose pour tous les produits, en bio ou pas. Comme il n’y a plus de prix minimum garantis, la grande distribution peut faire du chantage au prix pour les producteurs. Le prix du lait a diminué pour le producteur, il reste stable pour les consommateurs. Un rapport du cabinet Ernst & Young réalisé pour la Commission européenne en 2013 montre très clairement que la part de la richesse créée qui va au producteur est de plus en plus faible. Et que celle captée par la grande transformation et distribution est de plus en plus importante, dans tous les pays de l’Union européenne. C’est la loi du plus fort. La régulation des marges en aval demande de rompre avec l’idéologie du libre marché. Il faut revoir totalement notre façon de réguler les marchés agricoles.

Les alternatives en matière agricole et alimentaire – Amap, filières courtes, permaculture, coopératives... – qui se multiplient sont-elles les prémisses d’un futur modèle alternatif ?

Elles incarnent déjà un modèle alternatif, mais qui n’est pas dominant. C’est cela le problème. Comment faire en sorte qu’il le devienne ? Reprenons l’exemple du lait. 15 % de la collecte concerne des produits « sous appellation de qualité », des circuits courts ou du bio. Les 85 % restants, c’est du lait conventionnel standard. Comment faire en sorte que ces 15 % représentent beaucoup plus ? D’abord, il faut redistribuer davantage les aides de la Pac en faveur de ces systèmes alternatifs. Que l’on suive la logique : plus on offre des services environnementaux, plus on crée d’emplois par hectare, et plus on touche des aides. Il faut également stopper la mise en concurrence sauvage en refusant tous les accords de libre-échange.

L’enjeu, c’est aussi de remettre en place des outils de régulation qui permettent au producteur d’avoir une stabilité dans les revenus. Sans cela, on est forcément dans une logique de court-terme, sans possibilité de se projeter. Revenir à la prairie, à des systèmes autonomes, plus économes en intrants, en engrais, en pesticides, en machines, tout en gardant des rendements intéressants, c’est possible. Mais cela demande beaucoup d’innovation. Les aides ne doivent plus être calculées chaque année à l’hectare, mais varier par exemple en fonction du prix. C’est ce que font les États-Unis aujourd’hui, en versant des aides en fonction du revenu. L’Europe est la seule à continuer à déréguler au maximum son secteur agricole. Partout dans le monde, on observe une re-régulation : ils ont compris que le libre marché ne fonctionnait pas.

Propos recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle

Aurélie Trouvé, Le business est dans le pré : les dérives de l’agro-industrie, Éditions Fayard, février 2015. Pour le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur lalibrairie.com.

Photos :
 Une : moisson de soja / CC United Soybean Board
 Fair Oak Farms aux Etats-Unis et ses 40 000 vaches / CC J Anna Koczan
 Happening contre le TTIP et le Ceta à Berlin, octobre 2014 / CC Stop TTIP

Notes

[1Aurélie Trouvé est ingénieur agronome, maître de conférences en économie et spécialiste des questions agricoles et alimentaires. Elle a été coprésidente d’Attac France de 2006 à 2012, elle est aujourd’hui co-présidente du Conseil scientifique de l’association altermondialiste.