Inégalités

Alimentation : pourquoi produire plus ne résoudra pas la faim dans le monde

Inégalités

par Sophie Chapelle

Les agriculteurs et agricultrices produisent suffisamment pour nourrir le monde entier, contrairement à ce qu’avancent la FNSEA et certains éditorialistes. Le système agricole est bien défaillant, mais autoriser la culture des jachères ne fera qu’aggraver le problème.

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L’édito de Sophie Chapelle

Peut-être habitez vous dans une ville ou un village dont le panneau signalétique d’entrée a été mis à l’envers. L’action menée ces derniers jours par les syndicats agricoles FNSEA et Jeunes Agriculteurs a été reproduite dans des centaines de communes françaises, avec deux mots d’ordre : « On marche sur la tête » et « Pas de transition sous pression ».

« Le mouvement veut dénoncer les incohérences politiques auxquelles est soumise l’agriculture française. “Toujours plus de normes, d’interdictions, de restrictions à respecter’’ », a ainsi expliqué la journaliste de L’Opinion, Emmanuelle Ducros, lors d’une chronique sur Europe 1, le 22 novembre dernier. Avant d’ajouter : « Un exemple, l’obligation de laisser 4 % des terres agricoles européennes en jachère, très mal comprise du monde agricole. C’est la PAC [Politique agricole commune, ndlr] qui l’impose. Absurde, disent-ils quand 900 millions de personnes manquent de nourriture dans le monde. »

L’idée que la France doit produire plus car des millions de gens meurent de faim, est un poncif des tenants de l’agriculture productiviste. Certes, la faim ne cesse de croître partout dans le monde. Mais le paradoxe est le suivant : alors qu’environ 820 millions de personnes dans le monde se trouvent en situation d’insécurité alimentaire, la production de denrées agricoles permettrait aujourd’hui d’en nourrir douze milliards, résume Olivier De Schutter dans son dernier ouvrage, Changer de boussole. La croissance ne vaincra pas la pauvreté (éditions Les Liens qui libèrent, 2023). En France, près d’une personne sur trois a du mal à se payer trois repas par jour. Pour les 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, la nourriture est potentiellement une variable d’ajustement. Dans le même temps, d’après l’Ademe, 10 millions de tonnes de nourriture consommable sont gaspillées chaque année – soit 150 kilogrammes par personne et par an. Comment expliquer cette absurdité ?

Un système agricole défaillant

Bulletin de la FAO sur l’offre et la demande de céréales
La quantité de céréales produites à l’échelle mondiale en 2023 est suffisante pour répondre à la demande, avec des stocks records. Novembre 2023.
FAO

« Le problème n’est plus la production. L’insécurité alimentaire est aujourd’hui essentiellement liée à des questions de pouvoir d’achat et de protection sociale », précise Olivier De Schutter dans un entretien à Politis. « Les agriculteurs et agricultrices produisent plus qu’assez pour nourrir le monde entier », appuie un rapport d’Oxfam publié en septembre 2022. Les données publiées en novembre 2023 par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) attestent qu’entre les niveaux de production prévus et les stocks disponibles, il y a suffisamment de céréales disponibles en 2023 pour répondre à la demande mondiale. Toujours d’après la FAO, la disponibilité alimentaire à l’échelle mondiale est d’environ 2950 kilocalories (kcal) par personne et par jour sur la période 2018-2020, quand les apports énergétiques recommandés sont en moyenne de 2360 kcal par jour.

Dans les faits, une alimentation correcte demeure inaccessible aux populations les plus pauvres, dont une partie de la paysannerie elle-même, pointe le rapport « Qui veille au grain ? », publié par Les Greniers d’Abondance. Ce dernier souligne que les trois quarts des personnes souffrant de la faim dans le monde sont des travailleurs agricoles. L’Inde, par exemple, est à la fois le premier exportateur mondial de riz et le pays où le plus d’humains souffrent de la faim. Dans son livre La France qui a faim (Seuil, 2023), l’anthropologue Bénédicte Bonzi décortique les défaillances du système. Ses conclusions sont claires : « La production de nourriture ne fait pas défaut. C’est la répartition qui est inégalitaire. »

Les jachères, dans le viseur de la FNSEA

S’attaquer aux terres agricoles laissées en jachère fait pourtant partie des priorités de la FNSEA. La France s’est faite le relais de cette demande en portant la proposition le 20 novembre 2023, en conseil des ministres de l’Agriculture de l’Union européenne, de déroger à cette obligation de la politique agricole commune. En mars 2022 déjà, la Commission européenne avait laissé la possibilité « à titre exceptionnel » aux États membres de cultiver les jachères, en pointant la nécessité d’accroitre le potentiel de protection agricole de l’Union européenne face aux impacts de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Le gouvernement français avait ainsi pris dans la foulée un arrêté pour autoriser le broyage et la fauche des « surfaces d’intérêts écologiques ».

Pourtant, « la science témoigne clairement du rôle essentiel des jachères : amélioration de la qualité des eaux, lutte contre l’érosion, restauration des sols, protection intégrée des cultures, séquestration du carbone et bien sûr, accueil de la faune sauvage », alertait Alain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue de protection des oiseaux, dès mai 2022. « L’alouette des champs, la perdrix grise ou encore l’œdicnème criard, trois espèces en très mauvais état de conservation survivent notamment grâce aux jachères. »

Au sein même de la profession agricole, cultiver les jachères n’est pas une option qui fait consensus. « L’Union européenne est globalement autosuffisante au niveau de la production d’aliments de base, sauf pour ses approvisionnements en maïs venant d’Ukraine », témoignait Jean-Bernard Lozier, cultivateur dans l’Eure et membre de la Confédération paysanne [1]. « Pour la France, la production de blé ou de maïs est suffisante pour couvrir la consommation intérieure à plus de 150 % en moyenne. » De plus, observe t-il, ce n’est pas sur les jachères qu’on comblerait les éventuels déficits d’approvisionnement. « Ce qu’on met en jachères dans les régions de grandes cultures, ce sont les terres les moins productives et elles ne représentent que peu de surfaces. » Si elles constituent moins de 2 % de la surface agricole utile française, ces jachères demeurent des territoires indispensables pour la préservation de la biodiversité.

Produire plus d’agrocarburants

En réalité, si la FNSEA tient à cultiver ces terres en jachère, ce n’est pas tant pour nourrir les humains que les voitures ! « Ces surfaces pourraient permettre de produire, particulièrement la biomasse nécessaire pour la transition énergétique », précise ainsi le syndicat dans son communiqué. Entendez par là : produire des agrocarburants.

Or, c’est précisément ce détournement de la vocation nourricière des terres agricoles qui participe à la crise alimentaire mondiale. « La moitié des terres arables dans le monde servent aujourd’hui à produire des agrocarburants, du fourrage et d’autres produits, comme les textiles, plutôt qu’à nourrir les êtres humains » rappelle Oxfam. D’après le Financial Times, la quantité totale de cultures utilisées annuellement pour les agrocarburants équivaut à la consommation de calories de 1,9 milliard de personnes. Chaque jour, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé – l’équivalent de 15 millions de miches de pain – en éthanol destiné aux voitures, et 10 % de sa production céréalière est utilisée comme carburant.

Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, insiste en appelant « à une véritable respiration normative ». En pratique, cette pause a déjà été appelée par Emmanuel Macron lors d’un discours prononcé en mai 2022 : « On s’est donné les objectifs 2050, 2030 pour décarboner, réduire les phytos, etc. Moi, j’appelle à la pause réglementaire européenne.  » Depuis, « toute l’Union européenne a enclenché la marche arrière sur l’environnement », déplore Stéphane Foucart dans les colonnes du quotidien Le Monde. On peut citer entre autres le report sine die de la réforme de la réglementation sur les produits chimiques, la réautorisation pour une décennie du glyphosate et le rejet du règlement SUR qui visait à réduire de moitié l’usage des pesticides d’ici à 2030.

« La lutte contre le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité ne souffre aucune pause » nous confiait il y a quelques semaines le juriste Dorian Guinard, alors que les conséquences de l’utilisation des pesticides sur les écosystèmes n’ont jamais été si bien documentées scientifiquement.

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Sophie Chapelle

Photo : Une rizière à Madagascar / CC Aiky Ratsimanohatra

Notes

[1Entretien publié dans la revue Campagnes solidaires N° 382, en juin 2022.