Être prof en 2012

À l’heure du cartable numérique et de la « fast school »

Être prof en 2012

par Léo Boniface

À l’image de notre société, le temps scolaire ne cesse de s’accélérer. Il faut apprendre plus, plus vite. Les bons élèves suivent. Les autres décrochent. Les cerveaux se lassent et zappent. Comment faire pour capter l’attention d’enfants de 8 ans dans ces conditions ? Certains prônent le tout numérique, le stylet plutôt que la craie, l’écran à la place du tableau. Au risque d’accélérer encore davantage le rythme scolaire. Au détriment des liens sociaux et affectifs ?

Alice passera-t-elle en CM1 ? Fin mai, mes collègues et moi nous sommes retrouvés pour décider des passages dans la classe supérieure. L’institutrice spécialisée a présenté les résultats des tests qu’elle a fait passer à Alice. 11 % de réussite en mathématiques. 47 % en français. Comment fera-t-elle pour suivre un CM1 si les notions de CE2 sont très peu acquises ? Question plus importante encore : un maintien, comme on dit, lui sera-t-il bénéfique ? Les énormes difficultés de compréhension et de logique que présente Alice pourront-elles être en partie comblées avec un an supplémentaire au même niveau ?

Difficile de savoir. En maternelle, quand on demandait à Alice : « Comment tu t’appelles ? », elle répondait : « Comment tu t’appelles ? » Sa maîtresse lui disait alors : « Moi, je m’appelle Carole. » Et Alice répétait : « Moi, je m’appelle Carole. » C’est dire le point de départ ! Et le chemin qu’Alice a parcouru depuis la maternelle, malgré tout.

Car, aujourd’hui, Alice communique, même si elle reste fermée, timide. Elle vient à l’école avec le sourire, alors qu’elle y allait à reculons, en début d’année. Elle récite ses poésies sans erreur, et demande même à passer devant tout le monde. Mais Alice est lente, très lente. Elle ne tient pas les cadences imposées à l’ensemble de la classe. Et dans ce temps qui s’accélère, je n’arrive pas à trouver les minutes pour m’occuper d’elle, pour lui expliquer l’énoncé du problème qu’elle n’a pas compris.

L’école à l’ère du zapping

C’est que l’on court, quand on est instit, quand on est élève. Ils n’ont que 8 et 9 ans, mais déjà des emplois du temps de ministre. À l’école, on leur propose du chant, du rugby, du cinéma, des sorties culturelles… à côté des multiples compétences qu’ils doivent ingurgiter. On passe d’une activité à l’autre, au pas de course, à l’image de la vie en dehors de l’école. À l’image de la vitesse de notre société. On court, tous ensemble, sur une sorte de tapis roulant. Ceux qui n’ont pas le rythme tombent. Tout le monde doit suivre à la même vitesse, alors que chaque enfant est foncièrement différent. Quand Louise a compris en quinze minutes le principe des divisions, il faudra au moins quatre jours à Alice pour qu’elle débute sa compréhension.

D’un côté, donc, une accélération du temps pour pouvoir faire un maximum d’activités en vingt-quatre heures hebdomadaires. De l’autre, la concentration des élèves qui se réduit d’année en année. Pour certains, quinze minutes chrono. Pas plus. Puis les mains de Rémi s’agitent, triturent son taille-crayon, sa bille ; ses jambes se balancent, sa chaise est sur deux pieds, et son regard passe de droite à gauche, au-dessus, en dessous. Après quinze minutes d’une nouvelle activité, Rémi a déconnecté. Comme une douzaine d’autres élèves. Sur 24, c’est énorme. Ceux qui n’arrivent pas à se concentrer sont ceux qui ne réussissent pas à l’école, alors que leurs capacités d’apprentissage sont parfois très bonnes.

Mais apprendre nécessite du temps. Le temps de la manipulation, de l’incorporation, de la mémorisation. Le temps de la réutilisation et de l’adaptation à une nouvelle situation, à un autre contexte. Le temps de l’erreur, de la correction et de l’amélioration. Comment faire, donc, face à des enfants qui se lassent et zappent ? Comment faire pour capter leur attention ? La première solution consiste à réduire la durée de nos séances : changer d’activité toutes les quinze minutes. Séquencer pour éviter l’ennui et renouveler la motivation.

La technologie contre la préhistoire

Autre solution prônée de plus en plus lors de la formation des maîtres : introduire la technologie à l’école, les écrans qui captivent, les fenêtres avec lesquelles on jongle. La révolution s’appelle le tableau numérique. Le stylet plutôt que la craie. Les ordinateurs plutôt que les livres et les cahiers. La technologie contre la préhistoire. Un tableau blanc interactif, où le professeur peut projeter et animer des graphiques, des cartes, des vidéos, des textes. Devant chaque élève, un ordinateur relié en wifi avec l’ordinateur du prof. Parmi toutes les prouesses qui peuvent être réalisées : l’évaluation flash. Après avoir expliqué son cours, l’instit demande à chaque élève de répondre à un petit questionnaire. Au bout de cinq minutes, les résultats s’affichent sur l’écran du professeur. Il sait exactement qui a compris la notion.

Le soir, l’élève emmène son ordinateur avec lui. C’est son cartable numérique. Ses parents reçoivent par e-mails ses résultats. De beaux graphiques qui disent précisément comment l’enfant évolue, au fil des jours. Le numérique, « la » solution miracle : l’école s’adapte à l’omniprésence des écrans dans l’univers familial. Puisque l’ordinateur est la seule façon de captiver l’enfant, développons-les dans nos salles de classe. Et aidons nos enfants à améliorer leurs compétences informatiques : ils seront ainsi plus « compétents » dans le monde de demain. « L’usage du numérique à l’école valorise la créativité de l’élève, la confiance en soi et l’autonomie », explique Jean-Michel Fourgous, député UMP des Yvelines et rapporteur pour l’Assemblée nationale [1].

Mais écrire, parler, communiquer, toucher, manipuler… autrement que par l’intermédiaire d’un ordinateur, ça, on n’est pas sûrs qu’ils sauront ! La dépendance à l’objet commencera dès le primaire. Une véritable aubaine pour les vendeurs de technologie. Jean-Michel Fourgous est d’ailleurs le créateur de l’entreprise Sigmund, spécialisée dans les logiciels de gestion des ressources humaines. L’équipement de nos classes avec des tableaux numériques, des ordinateurs et des tablettes reviendrait à 10 milliards d’euros. Un nouveau marché aussi pour les éditeurs…

Ralentir

Si l’on ne croit pas au numérique à tout-va, il faut revoir les rythmes scolaires. Réfléchir aux journées, à leurs répartitions. À nos exigences et aux objectifs de l’institution. Réduire les programmes, définir l’essentiel. Ralentir.

En attendant, Alice devra suivre le rythme de l’école, qui lui convient si mal. Redoubler un an pour tenter de remonter sur le tapis roulant. Ce sera aller contre les conseils de l’Éducation nationale, qui lutte contre les « maintiens ». Un enfant qui redouble, c’est une année scolaire en plus à payer. De l’argent « perdu »…

Quelques jours après notre réunion, je parle d’Alice avec une collègue. « Mais tu sais qu’Alice et ses deux sœurs ont vu leur père frapper leur mère, petites ? Une des filles a même été tapée. Je crois que c’est Alice. Mais pas de la petite violence, hein ? Parce que le papa, je crois, est allé en prison. » Alice est-elle suivie psychologiquement ? Je ne crois pas. Comment réussir à l’école avec une blessure aussi forte qui n’est pas soignée, considérée ? Qui avait noté cette part de la vie d’Alice depuis son entrée en maternelle ? Nous, instits, avons des programmes à terminer.

Léo Boniface

Photo : CC / Cybrarian77

Notes

[1Cité dans l’hebdomadaire La Vie, 29 mars 2012.