Pharma Papers

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Entretien : « L’histoire de la lutte contre le Sida montre qu’être offensif vis-à-vis des laboratoires ne se fait pas au détriment des patients, au contraire »

La lutte des malades du Sida pour obtenir des traitements efficaces et accessibles est emblématique des inévitables interactions entre défenseurs des patients et industrie pharmaceutique. Aides s’élève régulièrement contre les abus des labos, mais accepte aussi leurs financements. Entretien avec les responsables du plaidoyer de l’association, Adeline Toullier et Caroline Izambert.

Le film 120 battements par minute raconte le combat de l’association Act Up contre les entreprises pharmaceutiques, qui retardaient l’arrivée des traitements pour des raisons commerciales. Comment ont débuté les relations entre les associations de malades du Sida et les laboratoires ?

Caroline Izambert : Le film est une bonne piqure de rappel pour montrer que quand il le faut, nous devons être vigilants et offensifs vis-à-vis des laboratoires. L’histoire de la lutte contre le Sida montre qu’être offensif ne se fait pas au détriment des patients, au contraire. Si nous disposons de bons traitements aujourd’hui, c’est justement parce que nous avons marqué les laboratoires à la culotte en dénonçant les traitements pas forcément innovants ou les prix excessifs.

Adeline Toullier : Dans les années 1990, l’État est particulièrement désengagé dans la lutte contre le VIH. Cela marque profondément les postures et les modes opératoires des associations de patients. Du fait de cette défaillance de l’État dans le champ du VIH, les associations font le choix de prendre l’argent des laboratoires pour améliorer la prise en charge des malades. Avec, s’agissant de Aides, des garde-fous. D’abord, le financement des laboratoires est maintenu à un niveau bas pour ne pas en dépendre. Ensuite, nous sommes financés par plusieurs laboratoires pour conserver notre indépendance vis-à-vis de chacun. Comme lorsque nous avons pris position dans les années 1990 contre Roche et la lenteur de l’annonce des résultats des premières phases de l’essai du Saquinavir : l’attitude de ce labo était contestable du point de vue de l’intérêt des patients et de leur accès aux soins.

EurosForDocs, qui reprend les données de la base Transparence santé, révèle que les laboratoires ont dépensé en tout 637 857 euros au bénéfice de Aides depuis 2012, soit 106 309 euros par an, ce qui en fait la huitième association de patients la plus financée par l’industrie pharmaceutique (lire aussi notre article « Les associations de patients, des alliés précieux pour l’industrie du médicament et des implants médicaux »). Quelle part cela représente-t-il dans le budget de l’association ?

Adeline Toullier : Depuis 2012, notre budget est d’environ 40 millions d’euros par an. En 2018, il est de 44 millions d’euros. La moitié provient d’un financement public (1), l’autre du privé. Cette année, nous avons reçu 279 000 euros de la part de l’industrie pharmaceutique. Cela peut sembler beaucoup mais à l’aune de notre budget, cela en représente seulement 0,6 % : c’est très faible. Nous avons choisi que la part des financements émanant de l’industrie pharmaceutique ne prenne pas trop d’ampleur. Dans la recherche de financements, nous avons un souci permanent de garantir notre liberté de ton, pour que cela ne compromette pas nos mobilisations, notamment sur le prix des médicaments.

Pourquoi ne pas mettre un terme, tout simplement, à ce financement de la part des laboratoires pharmaceutiques ?

Adeline Toullier : Pour l’heure, ils nous permettent de financer des projets comme les universités des personnes séropositives. Ce sont des universités populaires durant lesquelles nous formulons des recommandations, notamment sur le plan thérapeutique. Ou encore, des missions fleuves en Guyane, pour réaliser une tournée en pirogue de dépistages dans cette zone où l’épidémie a atteint un stade important. Mais la réflexion est en cours au sein de France assos santé, qui agrège plusieurs associations de patients comme Aides, et dont le financement public assure la pérennité. Dans les statuts de France assos santé, il y a la volonté de réduire la place de l’industrie pharmaceutique dans le financement des associations d’usagers de la santé, voire de la supprimer. Pour certaines associations, cela représente toutefois une part extrêmement importante de leur budget, sans laquelle elles mourraient. Elles n’ont pas un modèle financier comparable à Aides qui nous permet de rester debout sur nos deux pieds même sans financement de l’industrie pharmaceutique.

Alors que Gilead a financé Aides à hauteur de 159 000 euros en 2014 selon EurosForDocs, depuis 2015, l’association a reçu « seulement » 29 858 euros de sa part avec un dernier don qui remonte au 25 avril 2017. Comment expliquer que le laboratoire producteur du traitement contre le VIH Truvada ait coupé le robinet ?

Caroline Izambert : Cette année, nous n’avons rien reçu de la part de Gilead. L’an dernier, nous nous sommes opposés à Gilead qui prétend prolonger son exclusivité de commercialisation du Truvada en utilisant une extension de brevet au-delà des 20 ans habituels, le certificat complémentaire de protection (CCP). Nous savions qu’il y aurait des conséquences financières pour l’association. C’était pensé et assumé : compte tenu des parts de financements provenant des laboratoires, cela ne provoque pas d’angoisse. Le comportement de Gilead revient à un détournement de la propriété intellectuelle qui retarde l’arrivée des génériques, et qui implique des coûts extrêmement élevés pour les États européens. Et notamment pour le système de santé français, qui rembourse à 100 % les médicaments antirétroviraux aux patients atteints du VIH. Nous avons eu du nez : ce CCP a été cassé par la justice européenne. Nous l’avons ironiquement fêté en juillet sur le stand de Gilead à l’occasion de la conférence scientifique internationale sur le VIH/Sida 2018 à Amsterdam.

Le reste à charge en France est peu élevé, ce qui rend difficile la prise de conscience sur le prix des médicaments. Quelle est la position de Aides à ce sujet ?

Caroline Izambert : Nous avons une sensibilité historique au prix car dans les pays du Sud, ces tarifs exorbitants sont un réel obstacle à l’accès aux soins. En France, même si les patients ne sortent pas de leur poche l’argent pour financer le coût d’un traitement contre le VIH, nous nous y attaquons car il y a quelque chose de choquant à voir que l’argent va aux laboratoires plutôt qu’à la création de postes de soignants, par exemple. Alors indirectement, cela influe aussi sur l’accès aux soins. Nous devons être d’une vigilance de chaque instant concernant l’ensemble des innovations thérapeutiques et nous demander si elles représentent un intérêt réel pour le patient ou s’il s’agit de « me-too » de plus, si le prix est justifié et quelle est la transparence en matière d’essais cliniques.

Le 21 novembre, vous avez envoyé une lettre ouverte à l’Inserm et au CNRS pour demander un renforcement des mesures de transparence des résultats des études cliniques, qui vérifient l’efficacité et la tolérance des traitements. Dans quelle mesure le fait que ces études soient financées en majorité par l’industrie pharmaceutique joue-t-il un rôle dans ces manquements ?

Caroline Izambert : Avec d’autres associations de patients, Prescrire et l’UFC Que choisir, nous appelons à ce que les résultats des essais cliniques soient systématiquement renseignés, pour qu’il y ait une réelle transparence. Car pour l’heure, on n’a pas de trace de la plupart des essais cliniques aux résultats négatifs et donc défavorables à l’industrie pharmaceutique, qui les finance pour la plupart. Depuis les années 1990, nous avons lutté pour que les patients soient au courant des essais thérapeutiques disponibles. L’information ne doit pas être le monopole des médecins et des laboratoires.

Lettre ouverte à l’Inserm et au CNRS (PDF, 568 Ko)

NOTES

  • (1) Via la gestion des établissements médico-sociaux comme les centres de dépistage ou d’accueil et d’accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues.