Pharma Papers

Lobbying et mégaprofits :
tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher.
Laboratoires pharmaceutiques,
lobbying et mégaprofits

Une industrie dopée au « secret des affaires »

Le secret et le contrôle des informations sensibles sur les médicaments sont au cœur même du modèle commercial de l’industrie pharmaceutique. Pas étonnant dans ces conditions qu’elle ait été la première à invoquer ouvertement le secret des affaires.

Le droit à l’information en matière de santé serait-il menacé ? Dans le cadre de leur enquête sur les « Implant Files », les journalistes du quotidien Le Monde avaient sollicité la liste des implants médicaux homologués en France. Liste qui lui a été refusée par l’établissement public concerné, le LNE/G-MED, puis par la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Quelques semaines plus tôt, l’un des avocats des victimes du Levothyrox, qui mettent en cause le changement de formule du médicament par le laboratoire Merck, avait révélé des faits similaires. Il avait sollicité auprès de l’Agence du médicament le dossier d’autorisation de mise sur le marché du Levothyrox. Ce qu’elle a fait, au bout de plusieurs mois, mais en « censurant » plusieurs éléments essentiels du dossier, au nom du secret des affaires.

C’est en 2016 que l’Union européenne a adopté, sous l’influence très active des industriels, sa directive sur le secret des affaires, transposée en France au cours de l’été 2018. La mesure a provoqué une levée de boucliers parmi les journalistes, les syndicats, les associations, et tous ceux qui craignaient que pour tout ce qui touche les entreprises, le secret devienne la règle et le droit à l’information l’exception. Les décideurs européens et français leur ont répondu que le texte contenait suffisamment de garde-fous pour empêcher les abus, et qu’il n’y aurait pas recul eu égard aux règles de transparence et d’accès aux documents administratifs en vigueur. Pourtant, les révélations de cet automne semblent bien confirmer les craintes de la société civile.

Dans les deux cas, les sollicitations de l’avocat et des journalistes avaient été adressées dès le printemps 2018, c’est-à-dire avant que la directive soit formellement transposée en droit français, mais les réponses ont tardé jusqu’à l’automne. Plus troublant encore : dans les deux cas, ce n’est pas une entreprise qui a directement invoqué le secret des affaires, mais une autorité publique chargée de réguler le secteur ou de faire respecter des règles de transparence de base. Comme le souligne Mediapart, la sanctuarisation du secret des affaires ne fait que renforcer une tendance déjà forte en France à invoquer le « secret commercial » pour refuser de rendre publiques des informations sur les relations entre État et secteur privé, comme les contrats de PPP ou ceux relatifs à la privatisation des autoroutes. Le Monde a annoncé son intention de saisir la justice administrative contre la décision de la Cada.

Ce n’est pas un hasard si le secteur du médicament et de la santé est le premier à avoir eu publiquement recours au secret des affaires en France.

Comment les labos cultivent le secret

Ce n’est pas un hasard si le secteur du médicament et de la santé est le premier à avoir eu publiquement recours au secret des affaires en France. On pourrait même se demander si celui-ci n’est pas, avec les brevets, un des ingrédients essentiels qui permet à « Big Pharma » d’afficher des taux de profit à faire pâlir d’envie les autres industries. Les labos l’utilisent dans leurs négociations avec les gouvernements sur le prix des médicaments, en acceptant de consentir toutes sortes de remises « confidentielles » tout en continuant à afficher un prix facial très élevé. Cette confidentialité leur permet ensuite de négocier avec les gouvernements suivants sur la base du prix officiel consenti par le premier pays, et non du prix réel (lire « Comment est fixé le prix d’un médicament, et comment les industriels parviennent à l’influencer »).

Le prix réel des médicaments est loin d’être le seul type d’information sur lequel l’industrie pharmaceutique chercher à maintenir son contrôle. Elle maintient également délibérément le secret sur le véritable coût de la recherche-développement de ses médicaments, ce qui lui permet d’exiger des autorités publiques des prix élevés injustifiés, censés récompenser un effort d’ « innovation » souvent sujet à caution (lire « Hausse des prix : les mauvais arguments des labos »).

L’enjeu pour les labos est de maintenir le rapport de forces favorable que leur donne le contrôle de l’information.

Il en va de même pour les données relatives aux essais cliniques réalisés sur animaux et humains, qui permettraient aux patients et aux professionnels de mieux connaître tous les effets (y compris indésirables) des nouveaux médicaments. Actuellement, les patients et les professionnels ne peuvent connaître que ce que les labos veulent bien qu’ils sachent. Nécessaires pour obtenir une autorisation de mise sur le marché, ces informations sont également cruciales pour les fabricants de génériques qui veulent mettre sur le marché une copie moins chère à expiration du brevet, ou encore pour les gouvernements qui souhaiteraient mettre en œuvre une licence obligatoire (suspension du brevet), comme cela a été le cas dans le domaine du Sida par exemple. Durant la durée du brevet (20 ans), ces données cliniques sont protégées par le secret commercial. L’Union européenne a même été plus loin en accordant aux labos l’exclusivité de ces données pour une dizaine d’années supplémentaires. Et certains craignent que la mise en œuvre du secret des affaires ne conduise à revenir sur les modestes avancées en matière de transparence sur ces essais cliniques obtenues ces dernières années.

Dans un cas comme dans l’autre, on est bien loin des risques d’espionnage industriel mis en avant par les milieux économiques pour justifier l’instauration du « secret des affaires ». L’enjeu pour les labos est ailleurs : maintenir le rapport de forces favorable que leur donnent les brevets et le contrôle de l’information relative aux médicaments, et continuer à négocier avec les pouvoirs publics, pays par pays, à l’abri des regards du public. Autrement dit, biaiser encore un peu plus les règles d’un jeu qu’elle a su largement manipuler à son profit depuis des années.