Par Olivier Petitjean
Mis en ligne le 16 janvier 2019
Depuis le soutien à la recherche jusqu’à la prise en charge des dépenses de santé, une proportion importante des profits réalisés par l’industrie pharmaceutique provient en dernière instance des contribuables et des assurés sociaux.
Côté pile, l’industrie pharmaceutique est une championne du marché libre, de l’initiative privée et de la finance. Le cours en bourse des poids lourds du médicament atteint des records, de même que les dividendes et les rémunérations patronales (lire « 1000 milliards d’euros de profits en vingt ans : comment les labos sont devenus des monstres financiers »). Côté face, cependant, les fabricants de médicaments sont soutenus à bout de bras par les pouvoirs publics et la collectivité, à tous les niveaux de la chaîne de valeur et de distribution. Difficile de donner des chiffres précis et fiables, notamment parce que les laboratoires préfèrent garder le maximum de discrétion sur cette dépendance. Pourtant, ce sont bien les fonds publics, et non la « main invisible du marché », qui leur assurent des profits garantis d’année en année. Illustration avec quelques exemples.
On déplore souvent, non sans raison, le désinvestissement des États de la recherche, qui laisse le champ libre au privé. Les pouvoirs publics n’en restent pas moins d’importants financeurs de la recherche scientifique dans le secteur de la santé, et notamment de la recherche fondamentale. Les laboratoires publics jouent souvent un rôle crucial en amont du processus de développement des médicaments, sans en retirer eux-mêmes les bénéfices ultérieurs. Ce sont les firmes privées qui prennent le relais pour les phases de développement, de test et de commercialisation. Ou encore les chercheurs concernés sont encouragés par les autorités publiques elles-mêmes à « valoriser » leurs travaux en créant une start-up, destinée à être ultérieurement rachetée par un grand laboratoire pharmaceutique.
Les laboratoires publics jouent souvent un rôle crucial en amont du processus de développement des médicaments, sans en retirer les bénéfices.
Il reste extrêmement difficile d’évaluer le rôle des différents acteurs dans le développement des nouveaux médicaments, un processus long et complexe sur lequel les laboratoires gardent le secret maximal. Il a été souligné par exemple que le Sovaldi de Gilead, un médicament au prix particulièrement controversé (plus de 40 000 euros par traitement initialement en France), trouvait pour partie son origine dans des travaux réalisés à l’université de Cardiff. Les données manquent en France, mais une étude récente réalisée aux États-Unis estimait que tous les 210 médicaments approuvés entre 2010 et 2016 dans le pays avaient bénéficié d’une forme ou d’une autre de soutien financier de la part du National Institute of Health (NIH), l’agence publique de financement de la recherche en santé (1). Les sommes distribuées par le NIH au cours de la période s’élèvent à pas moins de 100 milliards de dollars. Ce qui n’empêche pas les pouvoirs publics américains et les contribuables de payer une deuxième fois, en acquittant les prix élevés exigés par les labos pour les médicaments qu’ils ont contribué à mettre au point.
L’Union européenne est également une source importante de soutien financier à la recherche pour les laboratoires pharmaceutiques. Son programme « Innovative Medicines Initiative » (IMI), lancé en 2009 puis renouvelée en 2014 pour un montant de 3,3 milliards d’euros sur 10 ans, a été souvent critiqué comme une forme de subvention cachée. Il permettrait aux entreprises pharmaceutiques de financer leurs recherches existantes plutôt que d’en lancer de nouvelles, et encouragerait les structures de recherche publique à se lier aux laboratoires tout en laissant à ces derniers les droits de propriété intellectuelle résultant de ces collaborations.
Certains laboratoires pharmaceutiques, à commencer par Sanofi, sont à l’origine des entreprises publiques. En l’occurrence, l’État français a soutenu le développement et la consolidation de son « champion national », puis l’a privatisé pour le plus grand bénéfice d’investisseurs privés qui ont pu valoriser son savoir-faire et ses acquis industriel et scientifique. Aujourd’hui encore, l’État français continue à soutenir le secteur pharmaceutique, y compris à travers des prises de participation, pour favoriser le développement des biotechnologies. En 2015, la Banque publique d’investissement (aujourd’hui Bpifrance) a financé plusieurs firmes hexagonales de biotechnologie pour un montant total de 206 millions d’euros. Non pas pour ancrer la présence du public dans ces entreprises, mais pour leur permettre de se développer et d’être rachetées plus tard par des investisseurs. Bis repetita à l’été 2018 avec la signature par Bpifrance d’un protocole d’accord pour créer InnoBio2, un fonds d’investissement commun avec des laboratoires privés comme Sanofi. Ce type de « partenariat public-privé » est souvent une façade pour subventionner des projets conçus par les industriels, et taillés pour satisfaire leurs besoins.
L’État français continue à soutenir financièrement le développement de firmes biotechnologiques.
Les États ne sont pas les seuls pourvoyeurs de fonds à l’industrie pharmaceutique. Les collectivités locales leur accordent aussi de généreuses subventions et d’autres formes d’avantages financiers ou matériels. Les chiffres ne sont pas rendus publics en France, mais ils le sont partiellement aux États-Unis. La base de données « Subsidy Tracker » permet ainsi de retrouver la trace de 3,3 milliards de dollars d’aides publiques diverses au bénéfice de l’industrie pharmaceutique, dont 177 millions pour Sanofi.
Le brevet reste la pierre angulaire des profits des entreprises pharmaceutiques. On oublie parfois que ce mécanisme est, à la base, l’octroi temporaire d’un monopole sur une invention, consenti par les pouvoirs publics, dérogeant aux règles de la « libre concurrence ». Ce privilège est offert aux laboratoires pour des raisons d’intérêt général : faciliter la commercialisation de médicaments utiles, dans le cadre d’objectifs de santé publique. Mais ce système reposant à l’origine sur un échange donnant-donnant s’est trouvé de plus en plus perverti, les labos étant autorisés à déposer des brevets sur des « inventions » développées en partie par la recherche publique, ou ne présentant pas de caractère vraiment innovant. Les labos cherchent aussi de plus en plus à prolonger leur monopole à travers différents artifices juridiques ou en décourageant l’arrivée de la concurrence des génériques. Ce qui n’empêche pas les gouvernements des pays d’origine des multinationales du médicament de défendre bec et ongles les droits de leurs « champions » face aux pays du Sud qui, pour des raisons de santé publique, voudraient passer outre les brevets sur des médicaments essentiels.
Le sujet a particulièrement défrayé la chronique en France avec la controverse sur le « crédit impôt recherche » (CIR). Ce dispositif a été initialement mis en place pour soutenir la recherche et le développement en France, en permettant aux entreprises qui investissent dans ce domaine de déduire de leur ardoise fiscale un partie des frais engagés. Son champ a été considérablement élargi à partir de 2012, ce qui a donné lieu à beaucoup d’abus. Certaines entreprises auraient ainsi déclaré comme « recherche » des activités relevant au mieux du marketing. Le CIR – qui représentait un manque à gagner de 5,5 milliards d’euros pour le fisc français en 2017 – a été déplafonné la même année malgré les nombreuses critiques dont il faisait l’objet. Un rapport très officiel du Sénat sur le sujet a même été purement et simplement censuré au nom du secret fiscal.
Sanofi, au moment même où le groupe supprimait des centaines d’emplois en France, touchait autour de 130 millions d’euros par an au titre du Crédit impôt recherche.
Résultat de ces controverses : les montants exacts reçus au titre du « crédit impôt recherche » (ainsi que du « crédit impôt compétitivité emploi ») ne sont presque plus rendus publics par les entreprises concernées. On sait toutefois que Sanofi, au moment même où le groupe supprimait des centaines d’emplois en France, notamment dans ses équipes historiques de R&D, touchait autour de 130 millions d’euros par an au titre du CIR, une niche censée… soutenir la recherche.
La France n’est pas la seule à offrir ce genre d’avantages aux laboratoires pharmaceutiques. Les Pays-Bas ont par exemple créé un dispositif fiscal dit « boîte innovation » très prisé des industriels du médicaments, car réduisant la taxation des revenus issus de brevets. Celui-ci aurait coûté 1,7 milliard d’euros au fisc néerlandais en 2017. Un dispositif similaire au Royaume-Uni aurait coûté au Trésor britannique 3,5 milliards de livres sterling (3,9 milliards d’euros) en 2016 (2).
Au-delà des crédits d’impôts, les entreprises pharmaceutiques bénéficient aussi d’autres formes de soutien à leur « compétitivité », comme le CICE en France, ou encore les allégements de cotisations sociales pour les bas salaires. Pour son « véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises », l’Observatoire des multinationales a calculé par exemple, en partenariat avec le bureau d’études Basic, que Sanofi bénéficie d’allégements de cotisations sociales annuels de l’ordre de 5 millions d’euros en France, et que son recours au travail précaire représente un « coût sociétal » supplémentaire pour la collectivité de 26 millions d’euros par an.
La fixation du prix des médicaments et de leur taux de remboursement est une autre manière dont les pouvoirs publics peuvent soutenir le secteur pharmaceutique. En France, l’instance chargée de négocier ces prix avec les laboratoires, le Comité économique des produits de santé (CEPS) a pour mandat explicite non seulement d’assurer les besoins de santé publique et de minimiser les coûts pour la sécurité sociale, mais aussi de préserver la « compétitivité » des industriels (lire « Comment est fixé le prix d’un médicament, et comment les industriels parviennent à l’influencer »).
L’argument de l’emploi est ouvertement utilisé par les fabricants de médicaments pour obtenir des prix élevés.
Le rapport 2017 de la Cour des comptes sur le financement de la sécurité sociale relève plusieurs exemples concrets où l’argument de l’emploi et de l’investissement a été ouvertement utilisé par un fabricant de médicaments pour maintenir un prix relativement élevé. Le prix du Xolair de Novartis, par exemple, n’aurait pas été revu à la baisse comme cela avait été prévu contractuellement, malgré des résultats décevants en condition d’utilisation réelle. Le laboratoire suisse a en effet fait valoir ses « investissements en France » et le projet d’extension d’un centre sur les biotechnologies en Alsace. La Cour souligne qu’« il apparaît dommageable que l’assurance maladie, dont le déficit reste considérable, soit ainsi mise à contribution pour financer une “politique industrielle” pour laquelle existent d’autres outils plus pertinents, comme le crédit d’impôt recherche. De fait, le cadre juridique de la fixation du prix des médicaments expose les pouvoirs publics à des pressions difficiles à écarter. »
Dernière forme de soutien public aux laboratoires pharmaceutiques : le remboursement des dépenses de santé par les systèmes d’assurance maladie. Dans les pays européens, l’immense majorité des dépenses de médicaments sont couvertes par une forme ou une autre de solidarité collective, dont les premiers bénéficiaires sont les patients, mais aussi les entreprises qui commercialisent les traitements. Celles-ci bénéficient ainsi de « clients » solvables auxquels elles peuvent se permettre de demander des prix élevés. La couverture quasi totale du prix des médicaments par les systèmes de sécurité sociale a pour effet de cacher aux consommateurs finaux – les patients - le véritable prix de leurs traitements, ce qui diminue les risques de contestation de leurs politiques tarifaires.
La sécu continue à verser des centaines de millions d’euros chaque année aux labos, malgré les déremboursements et la fin de plusieurs brevets historiques.
Selon les calculs que nous avons réalisés pour les « Pharma Papers », la sécurité sociale française a remboursé plus de 25 milliards d’euros de médicaments en 2017, dont une proportion plus importante pour les nouvelles molécules dites « innovantes » mises au point par les labos, surtout dans le domaine du cancer (lire « Le prix exorbitant de certains traitements menace l’universalité de notre modèle de santé »). Le débat fait rage pour savoir si ces nouveaux médicaments au prix si élevé sont aussi « innovants » que le dit l’industrie. Une chose est sûre : ces nouveaux médicaments justifient le fait que l’assurance maladie continue à verser des centaines de millions d’euros chaque année aux labos, malgré les plans d’économies, les déremboursements et la fin de plusieurs brevets historiques.