Pharma Papers

Lobbying et mégaprofits :
tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher.
Laboratoires pharmaceutiques,
lobbying et mégaprofits

Hausse des prix : les mauvais arguments des labos

Les nouveaux médicaments coûtent de plus en plus cher, ce qui fait peser une menace sur l’avenir de la sécurité sociale. Innovation, coût de la R&D, compétitivité de l’industrie française, économies pour la sécurité sociale… Passage en revue des principaux arguments avancés par les labos pour justifier leurs prix élevés – et des raisons pour lesquelles ces arguments ne sont pas convaincants.

Le débat sur le prix exorbitant des nouveaux médicaments ne fait que commencer. En France, où les hausses de tarif sont le plus souvent indolores pour les patients car prises en charge par la sécurité sociale, ce débat est longtemps resté restreint à de petits cercles de spécialistes de la santé ou de la protection sociale. Avec l’arrivée de médicaments au prix de plus en plus astronomique, comme le Sovaldi de Gilead, un traitement contre l’hépatite C facturé dans un premier temps en France à plus de 41 000 euros, le sujet a cependant commencé à percer dans l’opinion. Et pour longtemps, puisque les multinationales de la pharmacie ont misé l’essentiel de leur croissance future sur l’arrivée massive de médicaments dits « innovants » et très onéreux, qui risquent de mettre à mal nos systèmes d’assurance maladie (lire « Le prix exorbitant de certains traitements menace l’universalité de notre modèle de santé »).

Dans ce secteur où le ton est désormais donné par Wall Street, la maximisation des profits potentiels semble être devenue la règle.

Pourquoi ces prix de plus en plus élevés, alors que l’industrie pharmaceutique affiche déjà un taux de rentabilité extrêmement confortable ? Rares sont les dirigeants de « Big Pharma » qui affichent aussi clairement la couleur que Martin Shkreli, homme d’affaires américain qui a fait scandale en augmentant de manière outrancière le prix d’un médicament essentiel dont il avait racheté les droits : « C’est une société capitaliste, un système capitaliste, des règles capitalistes. » Et pourtant, dans ce secteur désormais très financiarisé, où le ton est donné par Wall Street, la maximisation des profits potentiels – plutôt que la santé publique – semble être devenue la règle. Ce qui signifie, très concrètement, que les prix sont fixés en fonction d’une seule variable : la capacité et la volonté de payer des clients, qu’il s’agisse de consommateurs individuels, de gouvernements ou de systèmes de protection sociale.

En France et en Europe, où le cynisme d’un Martin Shkreli n’est pas encore tout à fait de mise, l’industrie pharmaceutique a développé un discours plus sophistiqué pour justifier l’envolée des prix. Passage en revue de quelques arguments clés.

« Les dépenses de santé sont sous contrôle grâce à l’industrie du médicament. »

« L’industrie pharmaceutique n’a pas le moral », titrait récemment Le Figaro. Crier misère est devenu une habitude pour les fabricants de médicament, particulièrement au moment où le Parlement examine le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Un de leurs plus fidèles alliés dans l’hémicycle, le député Jean-Pierre Door, regrettait ainsi récemment qu’« un milliard d’euros [soit] économisé sur le médicament au détriment de l’industrie pharmaceutique, qui arrive à l’os alors qu’on lui doit l’arrivée de nouveaux traitements » (lire « Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ? »). En réalité, les laboratoires continuent à très bien se porter, si l’on en croit la rémunération de leurs dirigeants et leurs bénéfices toujours aussi insolents au niveau mondial. Au niveau français, selon les chiffres des industriels eux-mêmes (qui doivent être pris avec précaution car on ne sait jamais comment ils répartissent leurs coûts et bénéfices entre pays), le chiffre d’affaires du secteur pharmaceutique en France se maintient à un niveau stable depuis quelques années, après une période de hausse significative.

Les économies réalisées ont été plus que compensées par l’arrivée de nouveaux médicaments de plus en plus chers.

Par ailleurs, les dépenses de médicaments ne sont pas si « sous contrôle » que l’industrie le suggère. Certes, la hausse des remboursements de l’assurance maladie a été contenue grâce à la baisse du prix ou le déremboursement de nombreux traitements. Ces économies ont cependant été plus que compensées par l’arrivée de nouveaux médicaments de plus en plus chers. Les dépenses de médicaments de la liste « en sus », qui concerne les molécules les plus onéreuses, ont augmenté de 219 % en 12 ans. Au vu des médicaments que s’apprêtent à commercialiser les labos, cela ne fait que commencer.

« Les prix sont élevés parce que les médicaments sont innovants et efficaces. »

Cela pourrait sembler l’explication de bon sens. Pourtant c’est exactement le contraire qui se produit. Si les décennies précédentes ont vu l’arrivée sur le marché de plusieurs avancées thérapeutiques majeures, les progrès se sont ralentis à partir du milieu des années 1980. C’est alors que l’industrie pharmaceutique a commencé à parler de plus en plus d’« innovation ». Un terme utilisé de manière extrêmement opportuniste, sinon abusive, puisqu’il désigne parfois de simples changement d’indication d’un produit déjà existant, voire de nouvelles méthodes d’administration. Certains traitements sont véritablement nouveaux, mais leur efficacité thérapeutique est modeste, ou inférieure à celle de médicaments plus anciens mais moins lucratifs dès lors qu’ils ne sont plus sous brevet. D’autres ne sont pas nouveaux du tout, mais de simples copies de médicaments anciens dont on veut prolonger l’exclusivité (médicaments dits « me too »). D’autres encore sont de véritables avancées. Le but des industriels étant évidemment de gommer ces différences.

L’industrie utilise le terme « innovation » de manière extrêmement opportuniste, voire abusive.

Globalement, si l’on considère la dimension sanitaire plutôt que la croissance des profits et des dividendes, le bilan des majors pharmaceutiques est plutôt modeste. « En 2012, l’Organisation mondiale de la santé estimait que, sur les sept cents nouveaux médicaments mis en vente par les majors au cours de la décennie 2001-2011, seuls 4 % présentaient un intérêt essentiel », rappellent les auteurs du livre Le racket des laboratoires pharmaceutiques (Les petits matins, 2015). Une enquête américaine citée dans le « livre blanc sur le prix des médicaments » publié par la société civile française en juin 2018 (1), portant sur 58 médicaments anticancéreux autorisés aux États-Unis entre 1995 et 2013, conclut que « les médicaments les plus récents n’ont pas augmenté la durée de survie par rapport aux médicaments plus anciens » malgré une augmentation de prix de 12 % par an.

Dernière illustration : en 2017, la Haute autorité de santé a étudié l’« amélioration de service médical rendu » (ASMR) en notant de 1 (très bon) à 5 (sans intérêt) 253 médicaments (nouveaux traitements, nouvelles indications ou révisions). Parmi eux, 222 ne présentent aucune amélioration (ASMR 5), 23 une amélioration mineure (ASMR 4) et 8 une amélioration modérée (ASMR 3). Aucun n’offrait d’amélioration importante ou majeure (ASMR 2 ou 1).

« Trouver de nouvelles molécules coûte cher. »

C’est l’un des arguments clés de l’industrie pharmaceutique : le prix élevé des médicaments serait justifié par leur coût de production, en particulier par l’investissement nécessaire dans la recherche et développement (R&D). La question fait l’objet d’une véritable bataille de chiffres, exacerbée par le fait que les laboratoires entretiennent généralement l’opacité sur cet aspect au nom du secret industriel et commercial. Certains instituts de recherche liés à l’industrie ont estimé le coût moyen de développement d’un nouveau médicament à pas moins de 2,6 milliards de dollars – un chiffre largement repris par les lobbys du secteur. Pour d’autres, le chiffre serait nettement inférieur, et les sommes en jeu proviendraient en grande partie des deniers publics.

L’un des cas les mieux documentés, parce que le plus controversé, est encore celui du Sovaldi, un médicament contre l’hépatite C, du laboratoire Gilead. Son coût de production physique et de commercialisation est estimé à entre 75 et 200 euros – soit 140 et 380 fois moins que le prix commercial de ce médicament en France (environ 41 000 euros initialement), sans parler du prix de vente encore supérieur pratiqué aux États-Unis. Mais qu’en est-il de la R&D ? Un rapport du Sénat américain a estimé le coût du développement de trois médicaments à partir de la molécule sur laquelle est basée le Sovaldi à 940 millions de dollars en tout. Une somme certes considérable, mais encore très éloignée des 17 milliards de profits engrangés par Gilead grâce à ce médicament… d’autant que ces coûts ont été supportés en partie par la recherche de laboratoires universitaires publics.

Les grands laboratoires externalisent de plus en plus leur recherche, en rachetant des start-ups au prix fort.

Le cas du Sovaldi montre que l’argument du coût de la R&D repose en réalité sur une fiction. À les entendre, on pourrait croire que les grandes firmes pharmaceutiques investissent des fortunes pour leurs labos de recherche et que des cohortes de scientifiques qui s’y emploient à identifier et tester de nouvelles molécules pour combattre tel virus ou telle pathologie. En réalité, comme le savent les salariés français de Sanofi qui ont subi plusieurs vagues de suppressions d’emploi dans la R&D, les grands laboratoires externalisent de plus en plus leur recherche, en rachetant des start-ups au prix fort. Gilead avait ainsi racheté l’entreprise Pharmasset, contrôlée par des investisseurs de Wall Street et détentrice du brevet du Sovaldi, pour la somme de 11 milliards de dollars. C’était en 2011. Aujourd’hui, les prix usuels de rachat sont au moins deux fois supérieurs. On notera au passage qu’une bonne partie des start-ups en question sont créées pour exploiter des découvertes obtenues dans le cadre de la recherche publique…

Les géants de la pharmacie dépensent beaucoup plus en marketing qu’en recherche et développement. Dans ses comptes 2017, Sanofi déclare par exemple 5,5 milliards de « frais de recherche et développement », 10 milliards de « frais commerciaux et généraux », et 5,9 milliards de dividendes et rachats d’actions. Les labos sont aussi accusés de présenter comme « R&D » des activités qui relèvent en fait des études marketing. Une évolution pas forcément surprenante dès lors que les nouveaux médicaments proposés par les laboratoires sont de moins en moins « innovants », mais constituent plutôt des variations de médicaments plus anciens.

Autre argument : les prix élevés d’aujourd’hui encourageraient les « innovations de demain ». Au contraire : pourquoi prendre le risque de développer de nouvelles molécules qui pourraient ne rien donner, si l’on peut se contenter de commercialiser des versions quasi identiques des médicaments plus anciens, et obtenir des prix plus élevés au passage ?

« Maintenir une industrie pharmaceutique compétitive en France, et donc l’emploi, nécessite des prix élevés. »

C’est l’argument de repli classique de l’industrie. Les considérations d’emploi et de compétitivité jouent effectivement un rôle dans la fixation de prix relativement élevés pour certains médicaments en France. Le rapport 2017 de la Cour des comptes sur le financement de la sécurité sociale cite plusieurs cas où des menaces de suppression d’emplois ou des promesses d’investissement de labos ont influencé des décisions discutables. La Cour souligne qu’« il apparaît dommageable que l’assurance maladie, dont le déficit reste considérable, soit ainsi mise à contribution pour financer une “politique industrielle” pour laquelle existent d’autres outils plus pertinents, comme le crédit d’impôt recherche. De fait, le cadre juridique de la fixation du prix des médicaments expose les pouvoirs publics à des pressions difficiles à écarter. »

L’emploi dans le secteur pharmaceutique en France ne cesse de baisser depuis dix ans.

Non seulement ce n’est pas forcément le rôle de la politique de prix des médicaments de soutenir l’industrie nationale (qui plus est dans une logique de « compétitivité » qui relève souvent du chantage de la part des entreprises), mais force est de constater que les résultats ne sont pas au rendez-vous. L’emploi dans le secteur pharmaceutique en France ne cesse de baisser depuis dix ans, et les plans sociaux s’enchaînent : dix-sept rien qu’en 2017. Sanofi vient d’annoncer un nouveau plan de suppression de 600 emplois en France.

« Les prix français sont plutôt en-dessous de la moyenne européenne. »

Cela ne signifie pas que ces prix soient justifiés. Les laboratoires pharmaceutiques ont su convaincre presque tous les gouvernements européens de s’aligner les uns sur les autres (y compris sur des pays comme le Royaume-Uni où le prix est fixé librement par le fabricant), avec pour effet de tirer les prix vers le haut. En France, le Comité économique des produits de santé qui fixe le prix des médicaments a concédé à l’industrie pharmaceutique une « garantie de prix européenne » très favorable.

En réalité, il est très difficile de connaître le prix réel des médicaments pratiqués dans chaque pays, en raison des remises confidentielles accordées par les laboratoires au cas par cas, et parce qu’il est compliqué de comparer l’organisation du système de soin et de la prise en charge des médicaments, les formules et les dosages des traitements, etc. Il n’y a pas d’harmonisation européenne dans ce domaine, ni de partage d’information. Les industriels savent en profiter.

« Au final, cela économise de l’argent pour la sécurité sociale. »

C’est le nouvel argument à la mode pour l’industrie pharmaceutique, à mesure que ses justifications sur le coût de la R&D apparaissent de moins en moins crédibles : le prix des médicaments devrait être fixé en fonction de leur « valeur », autrement dit des bénéfices qu’ils apportent, et non plus de leur coût.

Une logique de « monétarisation » de la vie humaine anime manifestement certains acteurs de Wall Street.

Dans la version la plus crue de cette vision, le prix des médicaments sera simplement fonction de ce que le malade est prêt à payer pour rester en vie. Une logique de « monétarisation » de la vie humaine qui anime manifestement certains des acteurs de Wall Street ayant poussé à la financiarisation du secteur et à la hausse du prix des médicaments. On la retrouve, dans une version plus civilisée, dans la mesure de l’efficience des médicaments en termes d’« années de vie en bonne santé » telle qu’elle est pratiquée en Grande-Bretagne et partiellement dans nombre de pays européens dont la France (complétée par des considérations éthiques). Un indicateur qui peut aussi se traduire en termes financiers : pour l’assurance-maladie française, le coût d’une vie gagnée aurait ainsi été multiplié par 11 en 20 ans, de 15 877 euros en 1996, à 175 968 euros en 2016 (2).

La mesure est peut-être utile pour éviter de fixer des prix exorbitants à des traitements qui ne font gagner que quelques mois de vie supplémentaires aux patients, mais son usage incontrôlé reste problématique. Comme l’a illustré l’ONG Médecins du monde, pour battre en brèche cette logique, ne faudrait-il pas payer un airbag au prix de la vie qu’il sauve ? Sans parler des soins apparemment modestes mais parfois vitaux (et souvent mal rémunérés) des infirmières, sage-femmes ou auxiliaires de vie…

L’industrie pharmaceutique a quant à elle clairement une autre « concurrence » en ligne de mire : celle des hôpitaux. Les lobbys du médicament encouragent aujourd’hui les pouvoirs publics à comparer leur « performance » à celle, bien moins « efficiente » selon eux, des établissements publics de santé. Le prix des médicaments devrait ainsi être fixé en fonction des économies qu’ils permettent pour la sécurité sociale en évitant une prise en charge plus coûteuse ou des nuitées en hôpital… Une démarche qui pose beaucoup de questions, notamment celle de la mesure de cette fameuse « performance », et selon quels critères. Une chose est sûre : les laboratoires pharmaceutiques n’en seront que plus encouragés à fixer leur stratégie en fonction des perspectives de profit, et non plus des besoins de santé.

NOTES

  • (1) Médicaments et progrès thérapeutique : garantir l’accès, maîtriser les prix. La contribution de la société civile au débat public en France, Access Campaign-MSF, UFC Que Choisir ?, La Ligue contre le cancer, France Assos Santé, Prescrire, Médecins du monde, Unem, Aides. https://www.medecinsdumonde.org/fr/file/89926/download?token=XNeYmMRN
  • (2) Rapport Charges et produits pour l’année 2018, CNAM, Juillet 2017