Pharma Papers

Lobbying et mégaprofits :
tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher.
Laboratoires pharmaceutiques,
lobbying et mégaprofits

À Paris, l’influence écrasante des labos face aux associations de patients

Grâce à la création d’un registre de transparence des « représentants d’intérêts », nous disposons pour la première fois de chiffres partiels sur la réalité du lobbying en France. Dans le domaine du médicament, la disproportion de moyens entre les industriels et les autres acteurs de la santé laisse perplexe.

À chaque fois que les médias ou l’opinion mettent en cause le poids des lobbies et l’influence du secteur privé sur les décideurs, l’industrie a une réponse toute prête : leurs opposants et leurs critiques sont eux aussi des « lobbies » (ou plus poliment des « représentants d’intérêts »), et chacun ne ferait ainsi que défendre son point de vue dans le cadre d’une lutte à armes égales, ou presque. Le tout nouveau registre de transparence du lobbying mis en place par la loi Sapin 2, malgré ses limites, permet d’y voir un peu plus clair, et notamment de prendre la mesure de la disproportion de moyens entre les acteurs industriels et les autres.

Les laboratoires représentent plus des deux tiers des dépenses déclarées.

Au total, selon nos calculs et dans l’état actuel des déclarations à la Haute autorité de transparence de la vie publique, les dépenses de lobbying spécifiques au secteur du médicament et du matériel médical représentaient pour la deuxième moitié de l’année 2017 – les seuls chiffres complets disponibles – la somme de 8,4 millions d’euros (1).

Sur ces 8,4 millions, les laboratoires et autres firmes en représentent 5,7, soit plus des deux tiers. À quoi s’ajoutent 1,2 million pour les structures de lobbying de l’industrie pharmaceutique comme le Leem (13,7% du total) et un peu moins d’un demi-million pour les cabinets de lobbying ne travaillant que pour l’industrie (5,7%). Soit, au total, près de dix fois plus que les 750 000 euros déclarés par des associations représentant les malades. Et encore, certaines de ces associations sont elles-mêmes étroitement liées – y compris financièrement – aux labos.

Dans le top 25 des dépenses de lobbying déclarées, on retrouve pas moins de 21 entreprises. Dans le top 10, on en trouve 8, aux côtés du Leem, mais aussi de l’association Aides, laquelle a misé sur la transparence la plus totale en déclarant tout son budget de plaidoyer. Sans surprise, sur les 10 premiers laboratoires pharmaceutiques du classement, 7 figurent également dans le top 10 de ceux qui pèsent le plus sur la sécurité sociale (Sanofi, Bayer, Janssen, Gilead, Abbvie, Roche et MSD). Deux autres (Eli Lilly et Pfizer) les suivent de très près en termes de coûts pour l’assurance maladie. Le dernier est un peu plus inattendu : Alexion, une entreprise de biotechnologie spécialisée dans les maladies rares, et dont le Soliris est l’un des médicaments les plus coûteux actuellement commercialisé en France.

8,4 millions d’euros de dépenses de lobbying déclarées autour du médicament et du matériel médical au second semestre 2017

Nom Type Dépenses lobbying France 2017 (€)
LEEM Lobby 500 000 €
Sanofi Labo 430 000 €
Bayer Labo 400 000 €
Aides Asso malades 400 000 €
Alexion Labo 400 000 €
Biomérieux Labo 400 000 €
Johnson & Johnson / JanssenCilag Labo 310 000 €
Gilead Labo 300 000 €
Abbvie Labo 300 000 €
Roche Labo 300 000 €
EliLilly Labo 300 000 €
Nextep Cabinet spécialisé 300 000 €
Medtronic Labo 300 000 €
MSD Labo 250 000 €
Snitem Asso professionnelle 200 000 €
Pfizer Labo 200 000 €
Amgen Labo 200 000 €
Teva Labo 200 000 €
G5 Lobby 200 000 €
Action Santé Mondiale Humanitaire 200 000 €
Becton Dickinson Labo 200 000 €
Merck Labo 200 000 €
Servier Labo 100 000 €
Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies Labo 100 000 €
Bristol Myers Squibb Labo 85 000 €

Une « transparence » très partielle

Que recouvrent exactement ces chiffres ? Le registre actuel, avec ses exigences trop vagues, ne permet pas vraiment de le savoir. Si certains « représentants d’intérêts » (comme, encore une fois, l’association Aides) s’expliquent jusque dans le détail sur leurs actions de plaidoyer, d’autres sont beaucoup plus avares de précisions. Le laboratoire Abbvie déclare ainsi 10 rencontres dans le cadre de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale 2018, sous le titre général mais peu compromettant « Nécessité d’une régulation économique plus équilibrée de l’industrie pharmaceutique ». De la même manière, Servier parle de « Réflexions générales sur la politique de santé et de protection sociale ». On sent poindre les priorités du secteur lorsque Bayer évoque l’objectif d’« assurer un accès à l’innovation thérapeutique des patients en France », ou MSD celui d’un « accès précoce pour les patients aux traitements innovants en oncologie » (lire notre article « Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ? »). Occasionnellement, certains laboratoires sont plus explicites, comme Sanofi mentionnant une demande de soutien pour sa filiale ukrainienne rencontrant des « difficultés juridiques » ou négociant avec le gouvernement les conditions de la campagne de vaccination contre la grippe. Mais pas suffisamment pour ôter l’impression que l’essentiel du lobbying continue à opérer loin des regards du public.

Les stratégies d’influence des labos passent par bien d’autres canaux que le seul lobbying direct auprès des politiques.

Au final, ces chiffres ne donnent qu’un aperçu très partiel. Certaines grosses associations n’ont pas déclaré leurs dépenses de lobbying pour 2017, tandis qu’en l’absence de règles précises et de mécanismes effectifs de vérification et de sanction, les industriels disposent d’une importante marge d’interprétation pour décider ce qu’elles déclarent ou pas. Surtout, les stratégies d’influence des labos passent par bien d’autres canaux que le lobbying direct auprès des politiques – par exemple à travers les divers contrats et gratifications dont ils font bénéficier experts et professionnels de santé (lire notre article « Entre les labos pharmaceutiques et les médecins, 14 millions de conflits d’intérêts potentiels ! »). Mais si ces chiffres reflètent un tant soit peu le rapport de forces réel, autrement dit si les décideurs entendent vraiment à 90% des voix émanant de l’industrie, il y a du souci à se faire.

NOTES

  • (1) Nous avons retenu pour nos calculs les dépenses déclarées (en utilisant le chiffre supérieur des tranches de dépenses) par 63 entités spécifiquement dédiées aux secteurs du médicament et du matériel médical : laboratoires et autres firmes, associations professionnelles, cabinets de conseil ne travaillant que pour l’industrie pharmaceutique, et associations. Les chiffres sont tirés du registre des porteurs d’intérêts géré par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, en date du 23 octobre 2018.