Travail social

« Toujours le sourire, à nous demander comment ça va » : les éducateurs de rue, « super-héros » du quotidien

Travail social

par Olivier Favier

Au pied des immeubles, dans les artères des grandes métropoles, les éducateurs et éducatrices de rue œuvrent au grand jour pour assurer un lien social avec un public en souffrance. Mal reconnu, leur travail reste dans l’ombre médiatique et politique. Ce reportage les met en lumière.

Aller vers les jeunes de 11 à 25 ans, c’est le cœur du métier d’éducatrice ou d’éducateur de prévention spécialisée, communément appelé éducateur de rue. C’est aussi ce qui différencie l’éducatrice de prévention spécialisée de l’animatrice de centre social, qui reçoit des jeunes le plus souvent confiés par leurs parents, pour une durée et des activités bien précises. L’éducateur de rue est en charge d’un secteur, qu’il doit assidûment fréquenter, au minimum en binôme, pour y rencontrer les jeunes qui y vivent.

C’est un véritable enjeu à Douai, commune de 40 000 habitants, voisine d’Hénin-Beaumont, englobée dans l’aire métropolitaine de Lille, près de 4 millions d’habitants, sur un espace transfrontalier entre la Belgique et la France. Au cœur de l’ancien bassin minier, Douai était considérée après-guerre comme la « capitale des Charbonnages » puisqu’elle en abritait le siège pour la région Nord-Pas-de-Calais. C’est aujourd’hui une histoire que l’on peut découvrir à une dizaine de kilomètres au sud-est de la ville, au Centre historique minier de Lewarde, mais qui ne fait plus vraiment mémoire chez les plus jeunes, sinon pour alimenter l’idée que tout ce qui pouvait faire la spécificité du pays a aujourd’hui disparu. « Ici il n’y a rien », les entend-on souvent dire « et le boulot, c’est Amazon ou Kiabi ». Cette dépréciation de l’environnement immédiat, malgré le riche patrimoine de la ville, sa « fête des Géants », son accès à Paris par TGV en une heure, à Lille en moins d’une demi-heure, est la marque de ce périurbain aux vocations indécises, où l’avenir ressemble à un ailleurs et où rester est vu parfois comme un échec.

Comme d’autres gloires déchues du monde industriel, Douai a vu sa population constamment baisser depuis les années 1970, pour se stabiliser et même croître à nouveau tout récemment. Comme à Saint-Étienne ou Roubaix, les vagues migratoires se sont succédé sans rien ôter au vocabulaire et à l’accent local – celui de Corinne Masiero, actrice née à Douai, a conquis la France entière – renforçant bien plutôt une profonde et précieuse identité populaire. Comme ailleurs, les chaînes ont beau avoir conquis le centre-ville, on trouve ici ou là une vieille boulangerie où acheter une pâtisserie polonaise, et le plus vieux magasin de la ville, bazar de luxe de produits pour la maison, a un nom qui semble une ode à la Révolution industrielle passée : « L’Homme de fer ».

Farouk et Sandrine, éducateurs, avec les jeunes d’un atelier de couture / © Olivier Favier

Le centre-ville a survécu au Grand A, ce centre commercial créé dans les années 1970 dans la commune périphérique de Noyelles-Godaut. Ce mastodonte du shopping a cependant littéralement vidé de ses commerces la ville voisine d’Hénin-Beaumont, et les bédéistes Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer [1] en ont fait une explication parmi d’autres du succès du Rassemblement national, au pouvoir depuis 2014. À Douai en revanche, l’extrême droite fait des scores légèrement inférieurs à la moyenne régionale – 30 % quand même aux dernières élections –, mais loin des records d’autres cités voisines de l’ancien bassin minier. Et là, en 2014, c’est la gauche qui a repris la ville.

Un travail de terrain, impossible à quantifier

Dans ce tissu social fragile, où l’on peut à bon droit se sentir délaissé, maintenir le lien est essentiel. C’est l’une des raisons d’être de l’association Rencontres et loisirs. Au printemps 2019, le plus vieux club de prévention spécialisée du Douaisis, créé en 1962, est devenu un simple service d’une autre association, la Bouée des jeunes. Elle-même a été incluse dans le groupement des associations partenaires, réunissant des acteurs sociaux très divers du département du Nord. Cela a représenté un bouleversement sans précédent dans l’histoire d’une association autonome depuis plus d’un demi-siècle. Des craintes ont émergé de voir ses spécificités disparaître ou faire l’objet d’une réelle incompréhension.

Rue du Faubourg de Béthune, où se trouve le siège social de l’association, les jeunes sont reçus, même sans intention précise. Les activités s’inventent au fil des jours, un atelier couture, une sortie au théâtre, un café philo, l’objectif étant moins l’apprentissage de compétences précises qu’une conquête globale de l’autonomie et de l’estime de soi. Et en cette journée d’automne, les langues se délient assez facilement, comme si la passion venait balayer une certaine réserve – on ne parle pas si facilement de soi quand on est à l’écoute des autres. Anne, éducatrice de rue, se souvient ainsi de cette remarque faite par un jeune : « Tu es la seule à nous dire bonjour. Toujours le sourire, toujours à nous demander comment ça va. » « Il faut être dans l’empathie, commente Sandrine, on reste quand même des professionnelles, mais plutôt que de parler de bonne distance, je préfère parler de bonne proximité. » En presque vingt ans, cette dernière n’a jamais eu de souci avec le public.

Avec Claire, qui a rejoint l’équipe il y a trois ans après avoir été animatrice en centre social et photographe, elles arpentent la cité voisine de la Roseraie, Cuincy et le faubourg de Béthune. « Vous avez la belle vie ! Toujours à vous balader entre la Cité, les Blocs jaunes et les Blocs bleus », a plaisanté un jeune le matin même en les voyant. « Il connaît notre parcours, c’est ce qui compte », sourit Sandrine. Les quartiers où elles évoluent sont strictement résidentiels, de classiques banlieues dortoirs qui ont poussé partout dans les villes industrielles à partir des années 1950. On n’a guère de raison de s’y attarder si l’on n’y vit pas. Comme ailleurs, le deal est devenu pour certains un substitut du travail et paraît parfois plus tentant que la seule perspective d’un emploi précaire. La mission des éducatrices est aussi de redonner aux jeunes un peu de confiance en eux, et dans leur avenir. « On n’a pas de mandat, on n’est envoyé par personne », poursuit Sandrine. « C’est dans la relation avec le jeune qu’on arrive à débloquer les situations. » Claire surenchérit : « Parfois, ça m’arrive de dire à un jeune dont je sais qu’il ne va peut-être pas se présenter à un rendez-vous, si tu n’y vas pas, je viens te chercher à 8 heures du mat. Et ça marche. »

« Tu es sur le territoire du public, tu as intérêt à comprendre leurs codes », Florence, éducatrice auprès des jeunes en errance / © Olivier Favier

Ce travail n’est pas quantifiable, il ne permet pas de remplir des tableurs excel, et pas plus de briller facilement dans le cadre des politiques du chiffres en vogue dans nombre d’administrations depuis la fin des années 2000. « Nous sommes perçues par d’autres acteurs du travail social comme des personnes ressources pour apporter du public mais tout le travail qui est fait en amont n’est pas vu » résume Sarah. « On voit un peu tous les travers des politiques publiques en accompagnant les jeunes » rappelle pourtant Sandrine, qui prend l’exemple de la Garantie Jeunes, un dispositif destiné à accompagner vers l’emploi des adolescents et de jeunes adultes précarisés. Les candidats âgés de moins de 25 ans s’engagent à suivre un accompagnement collectif intensif sur six semaines, lequel sera suivi d’un accompagnement personnalisé étalé sur une période allant de six mois à un an. Géré par la mission locale, le processus ouvre droit à une rémunération de 470 euros mensuels. Les proviseurs de lycée professionnel ont rapidement tiré la sonnette d’alarme : peu confiants dans leurs études, de nombreux lycéens ont déserté leur formation en cours d’année contre la « garantie » d’un apport financier temporaire. « En prévention spécialisée, explique Sarah, tu te rends compte de la précarisation des gens et comment on peut finir par passer d’un dispositif à un autre, sans vraiment chercher une solution durable. »

L’accompagnement vers l’emploi est expérimenté de manière très concrète au sein même du club de prévention. Chaque année, deux jeunes sont accompagnés dans le cadre d’un service civique. C’est le cas de Bandjougou, un jeune Malien qui après avoir travaillé dans les différents jardins gérés par le club, a trouvé un emploi aux espaces verts de la ville. Deux ans après notre rencontre dans le cadre du programme « Art, culture et prévention », il continue de fréquenter Tandem scène nationale et ses ateliers durant ses loisirs. Nadji est le dernier en date à avoir pris sa succession au club de prévention, qu’il a fréquenté pendant cinq ans. Lui aussi est passé par la mission locale. Son contrat d’une durée de six mois lui assure un travail de 28 heures par semaine. Timide, il prend peu à peu sa place avec celles et ceux qui dans ses nouvelles attributions sont devenus des collègues de travail.

Face au sentiment d’abandon, s’exprimer est un droit

« On n’arrive pas ici par hasard, confie Sarah. Tu es sur le territoire du public, tu as intérêt à comprendre leurs codes. Heureusement que je n’ai pas commencé plus tôt. » Pour Florence, éducatrice spécialisée « jeunes en errance », il faut quotidiennement réinventer sa mission. Pour elle, en effet, qui travaille seule, il n’y a pas même de secteur défini, mais la simple nécessité d’aller vers les jeunes qu’elle peut identifier comme sans domicile fixe. La gare est évidemment un des secteurs qu’elle arpente chaque jour. Son public est par définition le plus fragile, et le plus difficile à fidéliser aussi. « Beaucoup de personnes sont très mobiles, elles apparaissent et disparaissent, certaines ne sont ici que sur de courtes durées » confie-t-elle. Elle aussi répond spontanément qu’elle n’a pas de problème avec son public, mais avoue s’être trouvée à deux ou trois reprises face à des personnes au comportement imprévisible. À chaque fois, son expérience a fait qu’elle a su garder les distances nécessaires.

Sandrine et Claire aux « blocs jaunes » lors de leur maraude quotidienne / © Olivier Favier

Farouk témoigne d’une certaine lassitude : « On ne peut pas être des super-héros. J’ai envie de me concentrer sur la vie du secteur. Il y a des gens qui sont censés négocier avec le département. On a les plus petits salaires et en plus il faudrait qu’on pose toutes les questions. » Ce qu’il exprime avec une certaine lassitude, revient sous des formes diverses, mais le constat est précis et partagé. « Il y a de plus en plus d’arrêts. » « On raisonne en termes de postes et non de besoins et c’est dangereux. » Pour les éducatrices et éducateurs, l’expression du mécontentement est un droit, qui s’appuie sur la conscience et l’éthique professionnelles.

Le malaise s’est accru lors du premier confinement. « Les familles ont été très compréhensives », se souvient Sandrine « et globalement elles ont respecté les consignes. Les jeunes, eux, ont considéré que tant qu’ils étaient entre eux, il n’y avait pas de contamination. » À l’approche des mesures, elle et ses collègues avaient déjà pensé à agir auprès de leur public, notamment sur les besoins scolaires : photocopies, difficultés de connexion. Mais le club a été fermé. Les éducatrices et éducateurs se sont retrouvés à compléter les effectifs d’autres structures locales, pour remplacer par exemple les parents d’enfants en bas âge. « On n’a pas pu intervenir sur nos problématiques », résume Sandrine. Le seul lien qu’on a gardé c’était le téléphone, sans pouvoir être présents auprès de personnes dont on était parfois les seuls interlocuteurs. » « Tu es en train d’œuvrer pour la paix sociale dans les quartiers, ajoute Sarah, et du jour au lendemain on te met à disposition. » « Il nous ont mis dans des foyers à côté de nos quartiers d’intervention, se souvient Anne, on regardait par la fenêtre et on se disait qu’il n’y avait qu’à traverser la rue. » Dans tous ces témoignages, dominent l’idée d’avoir été renvoyé du jour au lendemain à un sentiment d’« inutilité sociale », d’avoir subi des décisions au moment même où leur action semblait plus nécessaire que jamais. « On entendait les mobylettes, conclut Sandrine, en plein confinement, et on ne pouvait pas aller discuter avec les jeunes. » La police, on le sait, a géré la situation autrement.

Le message a été entendu, et l’équipe a été soutenue par l’ancien directeur de l’association devenu leur chef de service, Kader Titi. Pour le nouveau confinement, si les actions collectives ont été suspendues, les éducateurs sont restés à leur poste. Le département lui-même a manifesté son désir d’une continuité de présence sur le terrain. Plus globalement, la perte d’autonomie de l’association, dans un métier où les travailleurs sont embauché.es sur leur capacité d’initiative et leur aptitude à réinventer chaque jour leur métier, a été mal vécue. La chaîne hiérarchique s’est alourdie là où le contact avec le terrain doit guider la plupart des décisions. Reste la mutualisation des matériels, des documents, des outils, des supports, censée apporter aussi plus de respiration et quelques moyens supplémentaires.

Éducatrices et éducateurs continuent cependant de travailler avec de vieux téléphones portables dépourvus de connexion aux réseaux sociaux. Pouvoir suivre et contacter les jeunes via les applications qu’ils ou elles utilisent est pourtant une nécessité. Par-delà ces problèmes logistiques, comme souvent dans les clubs de prévention spécialisée, règne la crainte de ne plus être compris, alors même que ce modèle d’action est déjà très minoritaire dans le secteur social. Dans un pays qui, de mobilisations diverses en crise sanitaire, exige de nouvelles manières de « vivre ensemble », les acteurs de terrain demeurent plus précieux que jamais. Quoi qu’ils en pensent, c’est peut-être parmi elles et parmi eux qu’on pourrait rechercher les héros de notre temps.

Olivier Favier (texte et photos)

En photo : Sandrine et Claire, en pause dans le jardin de l’association Rencontres et loisirs

« La compétence d’aller vers ». Écouter l’entretien avec Sandrine et Claire.

Entretien avec Sandrine et Claire. Octobre 2020
J’ai rencontré les éducatrices et éducateurs de l’association Rencontres et Loisirs à l’automne 2018, dans le cadre d’un partenariat avec le théâtre du Prisme de Villeneuve-d’Ascq, près de Lille, accueilli par Tandem scène nationale, à l’Hippodrome de Douai, sous l’égide d’un programme de la Fondation Culture & diversité intitulé « Art, culture et prévention ». Durant ce projet qui a pris forme tout au long de l’année scolaire, huit jeunes entre 15 et 25 ans, filles et garçons, ont été invité.es à faire un voyage et à bâtir autour de cette expérience une restitution théâtrale : « Nos bouts du monde ».

Leurs parcours étaient très divers : deux étaient de jeunes migrants en cours de régularisation, les autres des adolescent.es et de jeunes adultes venu.es de différents quartiers prioritaires de la ville, scolarisé.es ou non. Tous avaient en commun d’avoir croisé sur leur route, en bas de leur immeuble ou à la faveur d’une activité de plein air ou encore par ouïe dire, un.e membre de l’équipe de Rencontres et loisirs, d’avoir sollicité un conseil ou une aide pour faire face à des difficultés personnelles familiales, pour s’inscrire dans un parcours de réinsertion scolaire ou professionnel ou pour accompagner des démarches administratives. La liste n’est pas exhaustive.

Je tiens à remercier Capucine Lange du théâtre du Prisme à l’origine de ces rencontres ainsi que toute l’équipe de Rencontres et loisirs pour son accueil, sa confiance et sa transparence. J’ajoute que l’ensemble des photographies a été pris en octobre 2020, avant le second confinement.