Société de consommation

Comment l’industrie du plastique tente de réhabiliter le tout-jetable avec la pandémie

Société de consommation

par Sophie Chapelle

Les industriels du plastique repassent à l’offensive contre l’interdiction de leurs produits jetables, comme les sacs. Le plastique serait plus efficace contre le coronavirus, prétendent ses fabricants sur la foi de leurs propres rapports, démentis par des études scientifiques indépendantes. Face à ce lobbying, l’Union européenne tient bon... pour l’instant.

Le plastique jetable revient en force. Les ventes de masques en polypropylène, de gants, de flacons de gel hydroalcoolique, et la pratique du suremballage des aliments dans les supermarchés, sont « boostées » par l’épidémie. Autant de déchets supplémentaires qui, quand ils ne jonchent pas les trottoirs ou les décharges, sont difficilement recyclables. « Le recours au jetable, dans l’urgence du début de la crise sanitaire, semble se transformer en une nouvelle normalité, sans que la question des alternatives possibles soit posée », s’inquiète l’association Zéro Waste France, qui milite pour une réduction drastique des déchets [1].

Les masques chirurgicaux à usage unique, qui ne peuvent être portés que quatre heures sous peine de perdre leur efficacité, sont composés essentiellement de polypropylène, de polystyrène, polycarbonate, polyéthylène et polyester : toutes des matières dérivées du pétrole. Pour des raisons d’hygiène, ils sont parfois emballés dans des barquettes de polystyrène et recouverts d’un film plastique... Depuis plusieurs semaines, des masques usagés recouvrent les plages de Hong-Kong [2] et jonchent depuis quelques jours les rues de l’hexagone. Au point de susciter l’indignation des éboueurs contraints de ramasser ce matériel qui peut être souillé par le virus.

« On en parle de ceux qui jettent leur masque et mouchoir par terre ? Aucun respect, nous sommes éboueurs, mais nous avons une famille, ce n’est pas compliqué de jeter ça dans une corbeille de rue. » ont interpellé les éboueurs de Paris sur leur compte twitter début mai.

Le ministère du Travail encourage l’usage unique et le plastique

Côté entreprises, le recours aux lingettes jetables pour nettoyer les locaux de bureaux est encouragé, de même que la fourniture de bouteilles d’eau aux salariés en remplacement des points d’eau potable. Les recommandations en la matière émanent du ministère du Travail qui a élaboré des fiches conseils face au Covid-19 sur les lieux de travail. « Pendant la pandémie, suspendez de préférence l’utilisation des fontaines à eau au profit d’une distribution de bouteilles d’eau individuelle », conseille ainsi le ministère, qui suggère aussi aux employeurs d’inviter « chacun à venir avec sa gourde ».

La fiche « vestiaires, locaux sociaux et locaux fumeurs » du ministère du Travail recommande par exemple de suspendre l’utilisation des fontaines à eau et de distribuer des bouteilles.

Le ministère encourage les protections à usage unique, la plastification des documents papier et conseille la pose de parois en plastique entre les postes, pour les centres d’appel notamment. Ces parois en plexiglas sont fabriquées avec du méthacrylate. Ce matériau plastique transparent, flexible et résistant est issu du propylène, qui provient du pétrole raffiné. Comme toute matière plastique, la conception du méthacrylate implique différents additifs chimiques tels que les retardateurs de flamme ou les filtres solaires agissant comme des perturbateurs endocriniens [3].

De fausses vertus d’agent « barrière » sont attribuées au plastique

Ces recommandations du gouvernement français ne prennent pas en compte la persistance du Covid sur la matière plastique. Au moins trois études publiées respectivement dans The journal of hospital infection en février 2020, The New England Journal of Medicine en mars et The Lancet en avril, s’accordent pour dire que le Covid-19 est stable sur les surfaces en plastique jusqu’à trois, voire neuf jours. Le virus serait moins persistant sur les matières en carton ou en cuivre.

La publication de ces études a dérangé l’industrie du plastique. En réaction, cette dernière a orchestré une campagne médiatique pour « détourner l’attention de la longévité du Covid-19 sur le plastique », comme l’explique Greenpeace USA dans un rapport publié fin mars. La Plastics Industry Association, premier lobby du secteur, se targue de fabriquer des produits qui « peuvent littéralement faire la différence entre la vie et la mort ». Elle vante les « recherches » antérieures qui prétendent prouver que les plastiques sont plus sûrs que les matériaux réutilisables, sans préciser que ces recherches ont été financées par l’industrie du plastique et des sociétés de raffinage pétrochimique [4], et soutient le besoin de davantage de plastiques à usage unique pour lutter contre la pandémie.

Désinformation sur le sac en tissu réutilisable

Les industriels mènent donc campagne contre les interdictions qui frappent les sacs plastique, avec le slogan « Bag the Ban ». Les sacs en tissu réutilisables sont accusés de propager le virus, mettant en danger le public et les travailleurs dans les enseignes, sans préciser que ces sacs peuvent être désinfectés par simple lavage. Le 18 mars, le président de la Plastics Industry Association écrit au secrétaire américain à la Santé, Alex Azar, et le somme de choisir son camp. « Étude après étude, il a été démontré que les sacs réutilisables pouvaient transporter virus et bactéries », martèle-t-il, affirmant que « les plastiques à usage unique constituent bien souvent le choix le plus sûr ».

Le président de la Plastics Industry Association appelle le secrétaire d’État américain à la Santé, le 18 mars, à « faire une déclaration publique sur les avantages en matière de santé et de sécurité des plastiques à usage unique », à « s’élever contre leur interdiction » et à calmer « l’empressement des écologistes et des élus à interdire ces produits, car ils mettent en danger les consommateurs et les travailleurs ».

Alors que de nombreux États, et municipalités américaines, ont récemment promulgué des législations réglementant, interdisant ou décourageant la vente ou la distribution de sacs en plastique, certains d’entre eux ont fait machine arrière ces dernières semaines [5]. Le 21 mars, le gouverneur (Républicain) du New Hampshire, bannit provisoirement le sac en tissu, jugeant qu’il constitue « un risque potentiel [de contamination] pour les emballeurs, les commerçants et les clients » [6]. Idem en Californie, pourtant pionnière en la matière. À San Francisco, il est désormais interdit « d’apporter en magasin [ses] propres sacs, tasses ou autres contenants réutilisables ». Dans l’État du Maine, l’interdiction des sacs en plastique qui devait entrer en vigueur en avril est reportée à janvier 2021. Les gouverneurs du Massachusetts et de l’Illinois ont interdit ou découragé l’utilisation de sacs à provisions réutilisables. « Les sacs plastiques à usage unique constituent la méthode la plus efficace et la plus hygiénique pour transporter de la nourriture et d’autres denrées périssables », explique même la Massachusetts Food Association, qui rassemble l’industrie agro-alimentaire. Des villes comme Bellingham, dans l’État de Washington, ou Albuquerque, au Nouveau-Mexique, ont annoncé un moratoire sur l’interdiction des sacs en plastique.

Offensive du lobby plastique en Europe

Le puissant lobby des transformateurs européens de plastique, l’European Plastics Converters (EuPC) qui représente à Bruxelles les intérêts de plus de 50 000 entreprises de la plasturgie, a également tenté d’obtenir le report de l’interdiction d’ici juillet 2021 de certains plastiques à usage unique (couverts, assiettes, pailles, cotons-tiges, touillettes à café, tiges à ballons) votée par le Parlement européen, et de lever toutes les interdictions déjà à l’œuvre. En France, la mesure d’interdiction est effective depuis le 1er janvier 2020 pour les cotons-tiges, les gobelets et les assiettes. Dans une lettre adressée à la présidente de la Commission européenne, le 8 avril, l’EuPC affirme que « tous les matériaux ne sont pas les mêmes face au coronavirus. Le plastique à usage unique est un matériau de choix pour assurer l’hygiène, la sécurité ainsi que la préservation contre la contamination ».

« Nous sommes et nous serons dans un monde complètement différent où l’hygiène et la santé des consommateurs seront la priorité numéro un pour nous tous. (...) Le dénigrement des plastiques suivi par de nombreux politiciens se retourne maintenant contre nous. » Extrait de la lettre de l’EuPC à la Commission européenne

Pour l’heure, l’Europe tient bon. La Commission a opposé au courrier de l’EuPC une fin de non recevoir, réaffirmant que les dates d’application des interdictions de produits plastiques devaient être respectées. Dans un contexte où l’activité de gestion des déchets est elle-même perturbée, il est d’autant plus important de continuer les efforts pour réduire les déchets, ajoute la Commission. « Face à la tentation d’utiliser toujours plus de plastique pour emballer des produits dans certains de nos magasins, il est nécessaire de rappeler que NON, le plastique n’est pas une matière barrière contre le Covid-19. Au contraire » a écrit, de son côté, la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson, fin avril. La lutte contre le suremballage plastique d’ici 2022 sera bien mise en œuvre en France, a-t-elle assuré.

Laver ou stériliser plutôt que jeter

« Le vrac ne présente pas plus de risque que le pré-emballé », insiste de son côté le Réseau Vrac en France qui a mis à jour ses préconisations d’hygiène face au Covid. « Faut-il rappeler, qu’en général, une surface peut être rendue propre sans qu’il soit nécessaire de passer par de l’usage unique », insiste l’association Zéro Waste France. Cette dernière réaffirme le rôle crucial du lavage des mains, des sanitaires et des surfaces de contacts, qui doit prendre le pas sur l’achat de produits jetables.

Les masques chirurgicaux pourraient aussi être réutilisés. Plusieurs expérimentations sont menées pour réemployer ces masques en polypropylène utilisés généralement quelques heures avant d’être jetés. C’est le cas en France, avec un consortium piloté notamment par le Centre national de la recherche scientifique. Depuis début avril sont testés des lavages à plus de 60°C, des passages en autoclave à 121°C, des irradiations ou encore des expositions à l’oxyde d’éthylène.

Aux États-Unis, des chercheurs de l’université du Massachusetts ont conclu dès fin mars qu’un masque N95 stérilisé (équivalent du masque FFP2 en Europe) était aussi protecteur qu’un neuf. Cette annonce a conduit Boston, la capitale de l’État du Massachusetts, à commander une machine pouvant stériliser 80 000 masques par jour. Ces masques peuvent ainsi être portés et décontaminés jusqu’à vingt fois. Autre piste à suivre : une firme française spécialisée dans la fabrication de matériaux de construction en chanvre propose un masque de protection bio, en fibres végétales cultivées en France 100 % compostables, référencé par la Direction générale des entreprises.

Contrer le boom de la production de plastique

Pour l’heure, environ 40 % du plastique fabriqué dans le monde est destiné à des emballages à usage unique. Comment évoluera la demande dans les prochains mois ? Mi-mars, la Chine a annoncé une interdiction de l’utilisation de tout plastique à usage unique pour la consommation. Cette interdiction devrait réduire la demande des fabricants d’environ 4,5 millions de tonnes de plastique par an. L’interdiction de l’Union européenne sur plusieurs produits en plastique à usage unique dans ses 27 pays membres devrait entrer en vigueur en 2021, tout comme une interdiction similaire au Canada. En Afrique, 34 pays imposent déjà certaines restrictions sur les plastiques à usage unique.

Alors qu’aux États-Unis, la demande de plastique tournait autour de 80 kilogrammes par personne et par an en 2015, la demande par personne en Inde était de 9 kilogrammes. Tout l’enjeu pour l’industrie du plastique est d’augmenter le nombre de produits emballés dans des pays où son utilisation est encore peu répandue. « L’industrie du plastique mène une sale guerre qui menace de mettre en danger notre santé et d’entraver les politiques publiques », estime Greenpeace USA mais « nous ne leur permettrons pas de réussir ». Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement publié en 2019, la pollution plastique constitue l’une des principales menaces environnementales de la planète.

Sophie Chapelle

Photo de Une : l’ONG Oceans Asia étale les masques trouvés après seulement cinq minutes passées sur une plage, le 26 avril 2020. Source