Les suicides au travail sont-ils statistiquement admissibles ? - commentaires Scénario pour une supercherie 2009-11-03T20:19:45Z https://basta.media/les-suicides-au-travail-sont-ils-statistiquement-admissibles#comment64 2009-11-03T20:19:45Z <p>1- La déception<br class="autobr"> Le taux de suicide annuel des 20 à 60 ans (c'est à dire en gros, la population active) est en moyenne de 22/100 000. Il y a eu vraisemblablement, avant que la mise en place d'un observatoire n'en limite le nombre, 23 suicides par an en moyenne sur 100 000 salariés à France Telecom (en France), d'où la comparaison :<br class="autobr"> taux de suicide annuel chez France Telecom / taux moyen de suicides dans la population active</p> <p>France Telecom Taux moyen <br class="autobr"> 23/100 000 22/100 000</p> <p>Conclusion : il n'y a pas plus de suicides à France Telecom qu'il n'y en a en moyenne dans la population active. Les conditions de travail à France Telecom ne sont pas en cause dans les suicides.</p> <p>La correspondance des chiffres est frappante. Nous sommes forcés de l'accepter et de nous rendre à l'évidence : soit, les raisons des suicides des salariés de France Telecom ne tiennent pas à leurs conditions de travail, oui, les raisons des suicides ne sont pas différentes ici ou ailleurs. Quelles sont-elles, ces raisons que l'on rencontre partout ? Des raisons personnelles, familiales, incidentes, accidentelles… où interviennent aussi des raisons d'ensemble (les statistiques ont montré les corrélations avec l'habitat, le climat, la situation familiale (mariés/non mariés), etc.). L'important est que ces raisons se trouvent uniformément réparties sur les deux populations, celle des employés de France Telecom et celle des actifs (c'est à dire de ceux qui sont en âge de l'être que nous avons représenté par les 20 à 60 ans). Elles le sont, il n'y a pas de doute : il n'y a pas plus de divorcés, pas plus de gens du Nord dans l'une ou l'autre population. Bien sûr, la population des salariés de France Telecom n'est peut-être pas un échantillon parfaitement représentatif de la population active dans son ensemble, mais elle est assez nombreuse (100 000 salariés en France) pour que les différences soient minimes et négligeables et, par conséquent, le taux de suicide sur l'échantillon France Telecom donne une bonne estimation du taux d'ensemble (la correspondance des chiffres le confirme).</p> <p>2- La supercherie<br class="autobr"> Vraiment ? Regardons bien… Eh bien non ! Pas du tout et ce n'est pas Laurence Parisot qui nous contredira : la supercherie apparaît immédiatement pour n'importe quel statisticien. Il y a une différence majeure et systématique entre les deux populations : les salariés de France Telecom sont tous obligatoirement des actifs occupés ; l'échantillon est représentatif de la population actives occupées, mais il ne l'est absolument pas de la population des actifs inoccupés (les chômeurs). Or cette population, on le sait, a un très fort taux de suicide et, de plus, elle est très nombreuse (2 000 000 d'individus). Par conséquent, l'écart ne devrait pas être mince entre les taux de suicides des deux populations. Mais alors, pourquoi ne l'est-il pas (23/100 000 contre 22/100 000) ? <br class="autobr"> Qu'y a-t-il dans la balance ? Nous avons d'un côté la population des salariés de France Telecom et de l'autre la population active dans son ensemble. Du côté France Telecom un nombre de suicides correspondant à un taux de suicide ordinaire, de l'autre un nombre de suicides correspondant à un taux de suicide ordinaire auquel il faut ajouter un nombre de suicides non commun correspondant au taux de suicides de la population des actifs inoccupés. Le résultat est clair : il devrait y avoir moins de suicides pour 100 000 individus du côté France Telecom que du côté de la population active dans son ensemble.<br class="autobr"> Le ratio de 23/100 000 contre 22/100 000 pose donc une question : pourquoi n'y a-t-il pas moins de suicides chez France Telecom que dans la population active ?<br class="autobr"> Et la réponse est fort simple : il n'y en a pas moins parce que, aux raisons ordinaires du suicide du côté France Telecom, s'en rajoute une autre : les conditions de travail chez France Telecom.</p> <p>3- Première estimation corrective<br class="autobr"> Faisons quelques calculs (tous les taux étant annuels). Il y a en France (données INSEE) 34 000 000 d'individus âgés de 20 à 60 ans. Le taux de suicides dans cette population (qui correspond grosso modo la population dite active) est en moyenne de 22/100 000. Cela donne 34 000 000x22/100 000, soit 340x22=7480 décès par suicide en un an (le nombre est de 10000 sur la population totale).<br class="autobr"> On peut estimer que le taux de suicide dans la population active inoccupée est de 100/100 000 (Louis Chauvel). Il y a 2 000 000 d'actifs inoccupés en France (chômage). Cela fait, par conséquent, <br class="autobr"> 2 000 000x100/100 000, soit 20x100= 2000 suicides annuels dans la population active inoccupée. <br class="autobr"> 7480-2000=5480, le nombre de suicides dans la population active occupée est donc de 5480. L'effectif de la population active occupée est de 34 000 000-2 000 000= 32 000 000. Nous pouvons maintenant savoir le taux de suicide dans la population active occupée, il est de, 5480/32 000 000, soit 54,8/320 000, ce qui donne 17/100 000.<br class="autobr"> Voilà le rectificatif apporté ; c'est à celui de cette population des actifs occupés (dans laquelle n'intervient pas le taux des actifs inoccupés) que devrait être égal le taux de suicide chez France Telecom. Voyons le résultat :</p> <p>France Telecom Taux moyen <br class="autobr"> 23/100 000 17/100 000</p> <p>La différence est significative : il y aurait eu 6 suicides supplémentaires parmi les salariés de France Telecom comparativement à ce qu'aurait dû être le nombre de suicide si le suicide n'était dû qu'à des causes ordinaires. Le masque commence à tomber.</p> <p>4- Deuxième estimation corrective<br class="autobr"> Nous avons tenu compte de la population active inoccupée, mais il faut tenir compte aussi de la population des travailleurs précaires. Les travailleurs précaires (intérimaires, CDD, contrats aidés, stagiaires : salaires inférieurs à 700 euros en moyenne) représente 12% de la population active occupée qui ne sont pas représentés au sein de la population des salariés de France Telecom. Leur nombre peut être estimé à 3 000 000 qui se rajoutent donc aux 2 000 000 de chômeurs. <br class="autobr"> Si l'on estime que le taux de suicide dans cette population est de 60/100 000 (entre 22/100 000 et 100/100 000), alors les calculs donnent :<br class="autobr"> ® nombre de suicides dans la population active inoccupée ou précaire : 2000 + 3 000 000 x 60/100 000 = 2000 + 1800 = 3800<br class="autobr"> et donc :<br class="autobr"> ® nombre de suicides dans la population active occupée non précaire : 7480 – 3800 = 3680<br class="autobr"> Il en résulte que : <br><span class="spip-puce ltr"><b>–</b></span> le taux de suicides dans la population active occupée non précaire est de 3680 /29 000 000 = 36,8/290 000 soit : 12,5/100 000</p> <p>Comparaison :<br class="autobr"> France Telecom Taux moyen<br class="autobr"> 23/100 000 12,5/100 000</p> <p>Cette fois on approche du double. Le taux de suicide chez France Telecom a été près de 2 fois supérieur à ce qu'il aurait dû être s'il n'avait eu que des raisons ordinaires. <br class="autobr"> Le masque est tombé.</p> <p>5- Remarques<br class="autobr"> Paradoxalement, c'est au moment où les cas de suicides ont été révélés au grand public que le taux en a été le moins élevé (en 2008 et 2009). Mais cela s'explique fort bien si l'on considère que la question a pris alors un caractère vital pour l'entreprise (à cause de la création du centre d'observation du stress au travail qui a commencé à communiquer systématiquement les comptes rendus à la presse). Il y a fort à parier que les responsables se sont alors fixés ‘'l'objectif'' de ramener coûte que coûte le taux de suicide à 12,5/100 000. Et ils y sont parvenus (bravo !)… mais par quels moyens ? Probablement des manipulations tout à fait artificielles ont été utilisées ; on peut imaginer que les suicides sans aucun rapport avec le travail ont pu être facilement rayés (l'observatoire ayant alors un rôle négatif, les familles ne désirant naturellement pas donner une publicité à l'événement). Malheureusement ces procédés, s'ils ont bien réduit le taux, ont aussi eu pour effet de rendre les suicides liés aux conditions professionnelles plus visibles. Qu'on ne nous dise pas que le taux avancé de 23/100 000 est invraisemblable, mais de toute façon notre but n'a été, ici, que de démontrer que la manipulation est simple et comment elle fonctionne. Rappelons toutefois que c'est la direction de France Télécom elle-même qui a indiqué que les nombres des suicides en 2000 et 2002 avaient été respectivement de 28 et 29. (« L'entreprise rappelle que pendant l'année 2000, 28 suicides avaient été enregistrés, soit un taux de 21,5 pour 100 000 salariés. En 2002, le nombre était de 29 suicides, soit un taux de 24,9 pour 100 000 » Le Monde du 11/09/2009). Bien que les chiffres n'aient pas été communiqués pour les autres années (et peut-être à cause de cela), on peut, à bon escient, penser que les choses ne se sont guère arrangées par la suite. En témoigne par exemple la conférence de presse du 24 juin 2004 donnée par la sénatrice M<sup class="typo_exposants">me</sup> Marie-Claude Beaudeau : « Le bilan social de l'entreprise reconnaît une augmentation des arrêts maladies de 60,4% en sept ans et leur durée de 37%. Ce qui m'a frappé, c'est que certaines personnes, moralement détruites, avec lesquelles j'ai parlé m'ont dit que jamais elles n'auraient imaginé quelques années plus tôt être un jour en dépression. La question des suicides, taboue semble-t-il à la direction de France Télécom - le ministre du budget qui m'a répondu n'en a reconnu qu'un sur le lieu de travail - est souvent évoquée. Ces derniers mois, des cas dans plusieurs départements m'ont été communiqués ainsi que les vagues d'émotion et de colère qui les ont suivies. » Manifestement, en juin 2004, bien qu'alors inconnue du grand public, la musique était la même.</p>