Education

« On risque d’avoir un appauvrissement culturel de la population française »

Education

par Nolwenn Weiler

Les réformes en cours de l’Éducation nationale, la focalisation sur les « EdTech », les technologies éducatives, ajoutées à la mauvaise formation des enseignants et aux politiques d’austérité, risquent de considérablement dégrader l’école publique. Entretien avec Stéphane Bonnéry, professeur en sciences de l’éducation.

Basta! : De nombreux enseignants craignent que le gouvernement profite de la crise sanitaire pour accélérer l’enseignement à distance, qui a accentué les inégalités entre élèves. Partagez-vous leurs craintes ?

Stéphane Bonnéry [1] : La crise du covid-19 a été l’occasion d’accélérer des dynamiques qui étaient déjà à l’oeuvre au sein de l’éducation nationale, à commencer par le développement de l’enseignement à distance, brandi comme la solution pour assurer la « continuité pédagogique ». Cette focalisation sur l’enseignement à distance, en dépit de son caractère inégalitaire, traduit la logique profonde qui est celle de Jean-Michel Blanquer, et de son courant politique, de promotion des EdTech [les technologie éducatives d’enseignement à distance, ndlr]. Au ministère, depuis son arrivée, il y a un bâtiment entier dédié à ces EdTech. Leur mission est de préparer l’éducation nationale française à aller au maximum vers le distanciel, avec une individualisation de l’enseignement, et une privatisation possible. Par ailleurs, un projet de loi a été déposé en ce sens. Donc, oui, je partage les craintes de ces enseignants.

Vous évoquez le caractère inégalitaire de l’enseignement distanciel assuré via les nouvelles technologies. Cette problématique, soulignée par de nombreux enseignants, ne semble pas beaucoup inquiéter leur ministre…

Il semble en effet n’en avoir que faire, et passe son temps à dire tout le bien qu’il pense de ces nouvelles technologies. La crise a montré que le modèle de famille présent dans la tête de nos gouvernants, et qui est diffusé dans la presse, est basé sur une famille où chaque enfant dispose d’une chambre individuelle, de son propre ordinateur, de parents disponibles pour accompagner les apprentissages et, surtout, du haut débit. Cela révèle un profond mépris de classe, et une totale ignorance de qui sont les élèves dans les écoles de notre pays.

Beaucoup d’enfants qui entrent en maternelle ne savent pas que, quand une maîtresse pose une question, elle sait déjà la réponse. Il y a peu de famille où l’on pose des questions rhétoriques pour que l’enfant exerce son raisonnement. Or, l’école est construite sur le modèle de cet enfant éduqué comme apprenant à la maison. Penser que la population française est, dans sa majorité, une grosse classe moyenne, c’est totalement illusoire. 54 % des élèves dont le parent est déclaré référent occupent un métier d’exécution : ils sont ouvrier.e, employé.e, ou chômeur n’ayant jamais travaillé. Ces parents n’ont pas pu suivre d’études longues. Cela signifie que si l’élève ne comprend pas en classe, il n’y a aucune raison de penser que sa famille va pouvoir l’aider à comprendre une fois à la maison. L’école doit se faire à l’école.

Ce qui risque d’arriver pourtant c’est justement que l’enseignement soit de plus en plus externalisé…

Effectivement. Ce que les gouvernants actuels aimeraient, c’est réduire le temps de scolarité pour que, en début d’après-midi, les enfants soient pris en charge par du personnel non enseignant : animateurs sportifs, salariés des collectivités, bénévoles d’associations. Un peu comme en Allemagne, que notre ministre cite sans cesse comme exemple. Les sciences, les arts, le sport pourraient être concernés. On poursuivrait là une dynamique enclenchée avec la réforme Peillon des rythmes scolaires, qui a consisté à sortir de l’école certains enseignements. Ce transfert vers le local a abouti, on le sait, à de grandes inégalités selon les territoires.

Si on supprime l’éducation physique et sportive en zone rurale, qui va amener de la diversité dans les pratiques sportives ? Qui va se charger d’apprendre à nager à des gamins qui n’ont pas de piscine à moins de 30 kilomètres ? Qui va faire en sorte que les garçons des quartiers populaires apprennent la danse classique, même si c’est juste pour qu’ils se rendent compte que cela ne leur plaît pas ? Si on enlève les professeurs d’arts plastiques en milieu rural, où les musées sont rares, qui va enseigner aux enfants que l’on peut utiliser toutes sortes de techniques différentes pour peindre et dessiner ?

On risque d’avoir un appauvrissement culturel de la population française alors qu’il faudrait plutôt aller vers un enrichissement, avec une grande diversité de domaines d’enseignement, indispensable pour vivre dans une société de plus en plus cultivée. L’autre risque de l’externalisation, c’est la marchandisation. Certaines familles, qui auront les moyens, pourront payer des cours dans tel ou tel domaine à leurs enfants. À ce titre, la réforme du lycée est typique : les options non-standard ne sont pas proposées dans l’enseignement public, à chaque famille de payer le complément en ligne, ou en cours particuliers.

Certains enseignants sont inquiets de la qualité de ce qui sera transmis à l’école. Ils parlent d’enseignement au rabais. Pourquoi ?

Ce que souhaite notre ministre, c’est réduire l’école publique à l’acquisition de « compétences basiques », et laisser le soin aux familles, ou aux enseignants du secteur privé, de transmettre ce que l’on appelle les « compétences complexes ». Une compétence basique consiste, quand on lit un texte, à repérer les informations explicites. Par exemple, quel métier fait tel personnage ? Les compétences complexes font appel à une réflexion plus élaborée.

Prenons un article de journal qui explique que des associations de défense de l’environnement sont opposées au nettoyage des plages avec des engins mécaniques. C’est complètement « contre-intuitif » puisque les défenseurs de l’environnement proposent de laisser les déchets sur la plage. Mais c’est en fait pour mieux défendre la flore, qui pourrait être arrachée par les engins mécaniques.... Comprendre cela, oblige à mobiliser des « compétences complexes ».

Seuls le quart des élèves, les plus favorisés, mobilisent en permanence ces compétences complexes. Un autre quart des élèves ne les mobilisent jamais. La moitié qui reste y recourt plus ou moins selon son état émotionnel. Nos recherches montrent que les « compétences » n’existent pas, mais que les capacités de réflexion ainsi désignées sont le résultat de l’appropriation de savoirs, dans des situations précises, qui s’enseignent au lieu d’être évaluées comme des dons spontanés.

La crise sanitaire aurait-elle pu être gérée autrement ? Est-ce que, dans l’urgence, il n’est pas difficile d’anticiper tous les travers dont vous parlez ?

Face à ce genre de crise, il y a deux types de solutions : plus de service public, avec une école pour toutes les classes sociales et avec des investissements massifs ; ou moins de service public, avec le modèle anglo-saxon comme référence, et une école publique minimale. Il n’y a pas de solution intermédiaire. Le 12 mars, tout le monde savait que la situation serait compliquée jusqu’au mois de septembre. On avait six mois pour réorganiser l’école. Cela laissait largement le temps de s’organiser pour enseigner en petits groupes, comme l’exige le respect des précautions sanitaires : réquisitionner des locaux, embaucher et commencer à former du personnel.

Ils ont donné la date du 11 mai pour occuper les personnels, alors que l’on aurait dû se concentrer sur la question suivante : comment est-ce qu’on organise une rentrée pour toutes les classes sociales ? La Banque centrale européenne (BCE) a promis plusieurs centaines de milliards d’euros à la France. Plutôt que de les distribuer aux financiers pour qu’ils conservent leurs taux de profit, le gouvernement pourrait choisir de les distribuer aux services publics de la santé et de l’éducation…

Parmi les investissements, vous évoquez des embauches massives, assez loin du modèle sans enseignant que vendent les marchands de nouvelles technologies éducatives…

Contrairement à ce qu’affirment les adeptes des neuro-sciences, dont notre ministre fait partie, il ne suffit pas de confronter l’enfant à des savoirs pour qu’il les intègre. Les scientifiques de l’éducation ont bien montré, par exemple, que pour être touché par une œuvre d’art, il faut des connaissances, il faut des références. Seuls les enseignants peuvent les transmettre aux enfants qui ne les ont pas au sein de leurs familles. L’école est un endroit où on devrait découvrir des centres d’intérêt qui n’existent pas dans sa propre famille.

Il est à ce titre, très important que les gens se rendent compte que les activités manuelles peuvent être réflexives, et que les petits-bourgeois apprennent la technologie. Enseigner, c’est appréhender ce qui semble évident mais qui ne l’est pas. C’est une tâche immense, qui nécessite du personnel formé, et qui ne s’accorde pas avec les politiques d’austérité. Par ailleurs, il faudrait aussi recruter des médecins, infirmier.es et psychologues scolaires.

L’austérité donc vous parlez concerne tous les services publics, et a commencé bien avant que Emmanuel Macron et ses ministres n’arrivent au pouvoir…

Bien sûr. La crise du Covid et le déconfinement ont mis en lumière et amplifié des problèmes qui étaient déjà là. Ce gouvernement n’est pas responsable, à lui seul, des difficultés de l’école publique. Les enseignants n’ont pas les outils pour que les élèves comprennent. C’est un problème auquel on se heurte depuis des décennies. On peut évoquer ici les graves conséquences de la fermeture de la formation continue des enseignants par Nicolas Sarkozy. Les étudiants doivent désormais ingurgiter en deux ans l’équivalent de ce qui était auparavant étudié à la fois dans un Master recherche et ce qui était enseigné en IUFM [Institut universitaire de formation des maîtres, définitivement supprimés en 2013], et ils ont aussi une classe comme s’ils étaient déjà enseignants. Évidemment, cela ne rentre pas. Et les formateurs sont obligés de bricoler. Ce n’est pas de leur faute, ce sont les consignes qui sont totalement absurdes !

Si l’école peine à atteindre ses objectifs, c’est parce que les enseignants sont mal formés, qu’ils ne sont pas soutenus, qu’ils sont méprisés par leur hiérarchie. Et malgré tous ces bâtons dans les roues, beaucoup se démènent pour faire ce qu’ils peuvent. L’école a toujours oscillé entre la démocratisation et la sélection. Depuis quelques années, on est clairement sur une école de plus en plus sélective. Et Jean-Michel Blanquer, s’il incarne le durcissement de cette logique, n’est pas le seul responsable.

Que faut-il mettre en place, selon vous, pour inverser cette logique ?

Il faut lancer une nouvelle phase de démocratisation, et repenser l’école sur le modèle des enfants qui n’ont que l’école pour apprendre ; cesser de gonfler les programmes en prenant pour repère une minorité d’enfants de la bourgeoisie, en se contentant d’un sous-programme pour les autres. Plutôt que l’individualisation des objectifs, donc la mise en compétition des élèves selon leurs origines sociales, tous ont intérêt à apprendre ensemble, à coopérer.

Il s’agit vraiment de décider ensemble de quelle société on veut. Est-ce que l’on veut pousser chacun à se différencier des autres, où est-ce que l’on veut créer du commun ? Cela implique de réfléchir à la réforme des programmes, au recrutement, à la formation et aux enjeux politiques des choix pédagogiques. Je pense que c’est très important d’alerter sur ces réformes de fond qui se mettent en place en ce moment dans l’éducation. Il faut que les syndicats s’emparent de ce débat, de même que les associations de parents d’élèves. Sans débat contradictoire pour comprendre ce qui se joue, il semble difficile d’échapper à la dérive.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo : CC patricia m

Notes

[1Stéphane Bonnéry est Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8. Il est notamment l’auteur de : « L’école et la COVID-19 », La Pensée, n°402, avril-juin 2020 ; L’éducation aux temps du coronavirus, éditions La Dispute, 2020 (codirigé avec Etienne Douat) ; Comprendre l’échec scolaire, éditions La Dispute, 2007.