Industrie pharmaceutique

Les Etats européens sont pour l’instant incapables de garantir un accès équitable à un futur vaccin contre le Covid

Industrie pharmaceutique

par Leila Minano

Jamais le développement d’un vaccin n’aura coûté si cher aux contribuables. Ni les recherches sur Ebola, ni celles sur le Sida, n’auront reçu autant de fonds publics dans un laps de temps aussi court. Pourtant, rien n’est fait pour empêcher un accaparement de ces recherches par des intérêts privés. Une enquête du collectif de journalistes Investigate Europe, partenaire de Basta!.

Après presque trois heures de visioconférence, la concentration a quitté l’assistance. Pas moins de 60 premiers ministres, présidents et représentants de familles royales se sont déjà succédé devant leurs webcams. Comme dans un Téléthon VIP, les chefs d’État ont montré qu’ils savaient faire preuve de générosité. Nous sommes lundi 4 mai, à l’heure de la sieste, au cœur de la grande conférence des donateurs, parrainée par l’UE, la Norvège, l’Arabie saoudite, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Objectif : recueillir 7,5 milliards d’euros au profit de la recherche sur le Covid-19 (tests, médicaments, vaccins).

La Commission européenne a donné le coup d’envoi de cette levée de fonds avec l’annonce d’une contribution d’1,4 milliard d’euros [1], la France a suivi avec 500 millions et l’Allemagne, 525 millions. Sous les sourires bienveillants de la présidente de la Commission de Bruxelles, Ursula Van der Leyen, l’argent public des États membres et des fondations philanthropiques tombe comme une pluie d’orage. En une après-midi, et avec une fluidité désarmante, la cagnotte atteint les 7,4 milliards d’euros. À noter également, l’apparition savamment orchestrée, pile au dernier moment, de Madonna, la star s’engageant à son tour pour un million de dollars. « Ce virus nous a tous rendus égaux et c’est ce qui est merveilleux, clame la chanteuse sur Instagram, nue dans un bain où flottent des pétales de roses. Et si le bateau sombre, nous sombrerons tous ensemble. »

Depuis le début de la pandémie de telles déclarations émues se multiplient, laissant croire à l’existence d’un « tous ensemble », un front uni contre le Covid outrepassant les habituelles concurrences et recherche de profit. À l’image d’Emmanuel Macron qui clamait le 15 mai dernier : « Le vaccin doit être "un bien public mondial, extrait des lois du marché ». Même les géants de l’industrie pharmaceutique, les BigPharma, qu’on peut difficilement suspecter de philanthropie mettent la main sur la cœur : Johnson and Johnson (Etats-Unis), GSK (Royaume-Uni), et même le français Sanofi. « Nous sommes déterminés à faire notre part pour rendre un vaccin Covid-19 disponible et abordable dans le monde entier le plus rapidement possible », a ainsi déclaré le 30 mars Alex Gorsky, PDG de Johnson & Johnson [2].

« Compte tenu de l’extraordinaire défi humanitaire et financier posé par la pandémie, les deux sociétés estiment que l’accès aux vaccins contre le Covid-19 est une priorité, et s’engagent à faire en sorte que tout vaccin résultant de leur collaboration soit disponible à un prix abordable et à mettre en place des mécanismes permettant à chacun d’y avoir accès partout dans le monde », ont aussi affirmé les firmes Sanofi et GSK, qui ont décidé de faire alliance sur leur projet de vaccin [3]. L’urgence de la pandémie va-t-elle mettre tout le monde d’accord ? À l’heure actuelle, il apparaît surtout que ces engagements ne dépassent guère le stade déclaratif. En dépit de l’urgence de la situation, les règles d’hier semblent continuer à s’appliquer dans le monde de demain : l’opacité dans la gestion des fonds publics est toujours de mise.

Aucune transparence sur les bénéficiaires des fonds publics

Pourtant l’occasion était belle. « Des scientifiques du monde entier ont laissé en plan leurs propres recherches pour se lancer dans la recherche sur le vaccin, témoigne James Love, directeur de l’ONG états-unienne Knowledge Ecology International accréditée à l’OMS, qui milite sur les questions de propriété intellectuelle et pour un accès libre au vaccin et aux traitements contre le Covid-19. Le nombre de scientifiques qui ont travaillé sur le sujet est incroyable, les outils mis au service du développement d’un vaccin Covid sont les meilleurs, nous arrivons à un niveau de coopération historique en direction d’un même objectif. » Résultat, à la mi-mai, il y avait 110 vaccins candidats en développement dans le monde, selon l’OMS [4]. Et la recherche avance vite, huit d’entre-eux avaient déjà atteint le stade des essais cliniques (tests sur les humains).

Pour ne rien gâcher, plusieurs États – en général peu enclins à financer des vaccins coûteux et peu rentables – et des fondations ont ouvert largement les cordons de leurs bourses. C’est ainsi que sur les 7,4 milliards d’euros récoltés lors du Téléthon VIP du 4 mai, « environ 4 milliards » seront consacrés à la recherche vaccinale, dévoile la Commission européenne à Investigate Europe. « Environ » ? À combien de centaines de millions près ? Nous n’obtiendrons guère mieux. Au cours de ces quelques semaines d’enquête Investigate Europe et Basta! ont pu s’apercevoir qu’il était impossible d’obtenir une liste exhaustive de l’ensemble des investissements publics européens – montants, destinataires – dans le développement du vaccin depuis le début de la pandémie.

Sur l’opération du 4 mai, la Commission l’explique elle-même en note sur son site : « Les montants affichés par pays peuvent représenter plusieurs donateurs et toutes les contributions ne peuvent pas être attribuées aux autorités publiques du pays. » De son propre aveu l’institution n’est donc pas en capacité de faire la part entre ce qui relève de fonds publics et ce qui provient de donateurs privés. Connaît-elle seulement l’identité de ses généreux philanthropes ? Interrogée par Investigate Europe, elle n’est pas non plus en mesure de publier la répartition du 1,4 milliard d’euros qu’elle a mis sur la table (part réservée aux vaccins, traitements, tests), car « seuls les meilleurs projets obtiendront le contrat », nous répond-t-elle.

Les fonds publics en Europe dévolus au futur vaccin ne viennent pas seulement des institutions européennes. Les États membres de l’UE ont également individuellement mis la main à la poche. Nous leur avons aussi demandé de quels montants il s’agissait. Seulement la moitié des États ont accepté de répondre à nos questions. L’Allemagne a par exemple débloqué 140 millions d’euros jusqu’au 1er avril (date de la réponse apportée à nos questions), la Hongrie 6 millions (en date du 6 avril), la Finlande 5 millions, les Pays-Bas 50 millions, le Royaume Uni près de 280 millions d’euros (250 millions de livres)… Les autorités françaises n’ont pas répondu à notre requête. Dans un article du 2 mai, Mediapart assurait qu’à ce jour, aucun budget spécifique n’avait été débloqué par l’État français pour la recherche sur le vaccin. Le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avait pourtant fièrement annoncé, au mois de mars 2020, la mise en place d’un fonds d’urgence pour la recherche sur le Covid (traitement et vaccin) de 50 millions d’euros. Mais après un mois et demi d’échanges de mails et de coups de téléphone, il n’a pas été en mesure nous dire quel montant avait été dirigé vers la recherche vaccinale ni même à quelle équipe de recherche la somme avait été allouée. Le ministère faisait toutefois cette réponse à Mediapart : « Le montant dépendra de l’avancement des projets mais les moyens nécessaires seront mis à disposition afin de développer les pistes sérieuses ». Vague.

La question de la transparence et de la traçabilité des fonds publics dédiés à la recherche vaccinale contre le Covid est généralisée en Europe. « Il est très difficile de savoir combien d’argent public a été investi dans le vaccin. Personne ne le sait réellement, à l’exception des entreprises et des entreprises bénéficiaires, analyse Viviana Galli de European Alliance for Responsible R&D and affordable medicine, puissante coalition rassemblant des associations de patients, des consommateurs et des ONG. Les gouvernements eux-mêmes n’ont pas ces données, ce qui veut dire qu’ils seront littéralement “aveugles” quand ils négocieront le prix d’un médicament avec les entreprises pharmaceutiques. Comment négocier un prix juste quand on ignore combien la recherche a coûté ? Et qui l’a financée ? »

Les États, et leur citoyens, risquent de payer deux fois le prix du vaccin

Gaelle Krikorian, responsable de la campagne d’accès aux médicaments essentiels de Médecins sans frontières (MSF), ironise sur « toutes ces conférences qui veulent envoyer le message qu’on serait “tous ensemble contre le méchant virus sans frontière”. Mais lorsqu’il s’agit d’avoir des informations précises, on a l’impression que c’est surtout une espèce de club des dirigeants qui discutent entre eux, presque sur un coin de table, en finissant de dîner, sans personne pour s’assurer qu’il y ait un minimum de transparence et de garanties. » Pourtant, le contenu de ces négociations est crucial : « Personne n’est clair sur quel est le plan, quels sont les deals, comment on fait pour qu’il n’y ait pas de monopole, pour assurer un accès équitable [au vaccin] à travers le monde », poursuit la chercheuse, condamnée à récupérer les quelques informations dont elle dispose « par la bande et de manière très informelle ».

Il y a le problème de l’opacité et de la traçabilité des fonds, mais aussi celui des conditions auxquelles ces fonds ont été attribués aux laboratoires privés. Après avoir interrogé tout le monde, Commission européenne, Banque européenne d’investissement, et le CEPI – pour Coalition for Epidemic Preparedness Innovations, organisme créé en 2017 et regroupant États, organisations philanthropiques et industrie pharmaceutique – le constat est sans appel : il semble que personne n’ait pensé à garder des droits sur le futur brevet du vaccin. L’enjeu est pourtant de taille.

« L’entreprise qui développera le vaccin en premier aura un énorme pouvoir de négociation avec les États, analyse Ancella Santos Quintano, du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC), la fédération qui regroupe 41 associations de consommateurs de 31 pays d’Europe. Nous faisons face à une pandémie, ce qui veut dire que le monde entier va vouloir ce vaccin. Une entreprise qui dispose d’un monopole peut facilement demander beaucoup d’argent. » D’où, probablement, l’inflation d’annonces récentes sur des essais cliniques encourageants. Les États, et leur citoyens, risquent de se retrouver à payer deux fois le prix du vaccin : une fois par les fonds publics investis pour le développer, une seconde fois pour en acheter des doses pour les populations.

« Les résultats de recherche générés dans le cadre de l’action appartiennent au bénéficiaire qui les a générés », confirme un porte-parole de la Commission européenne à Investigate Europe au sujet des fonds européens. Les contrats visant à obtenir de l’argent pour la recherche sur le Covid-19 comprennent toutefois une obligation : rendre les données de recherche disponibles en libre accès dans les 30 jours suivant leur production. « Cela signifie que les utilisateurs finaux pourront accéder aux données, les exploiter, les reproduire et les diffuser sans frais pour eux », selon le porte-parole. Mais cela ne signifie aucun engagement sur l’accès au vaccin.

Le 13 mai, dans un article de l’agence Bloomberg [5], le patron de Sanofi avait suscité l’indignation en Europe en annonçant que si les recherches de son entreprise pour un vaccin aboutissaient, le vaccin serait distribué en priorité aux États-Unis. La raison : c’est le gouvernement des États-Unis qui a investi le plus auprès de la firme pour ce vaccin. Combien exactement ? 30 millions de dollars pour les recherches pré-cliniques nous a répondu Sanofi, avant donc d’éventuels essais sur un potentiel vaccin.

Leïla Miñano / Investigate Europe (avec Rachel Knaebel)

Investigate Europe est un projet pilote pan-européen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. Chacune des enquêtes est publiée dans les colonnes de leurs partenaires médias européens, dont Bastamag fait partie – parmi eux : Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera (Italie), Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie). Leur travail est financé par des bourses et des fondations, ainsi que des contributions de lecteurs. En savoir plus sur le projet et sur les journalistes ayant travaillé sur cette enquête : www.investigate-europe.eu.

Photo de une : CC Hospital Clinic via flickr.

Notes

[1D’après les informations obtenues par Investigate Europe et Basta!, la Commission a promis 1,4 milliard d’euros au total lors de la conférence des donateurs du 4 mai : dont 1 milliard d’euros de subventions et 400 millions d’euros de garanties sur des prêts.

[2Dans un communiqué de presse.

[3Voir le communiqué de presse du 14 avril.

[4Voir sur le site de l’OMS.

[5Voir ici.