Triche

Qui sont les vrais fraudeurs sociaux ?

Triche

par Vincent Dubois

Dès que l’on parle de fraude sociale dans le débat public, les plus précaires et les personnes d’origine étrangère sont pointés du doigt. C’est un choix politique, affirme le sociologue Vincent Dubois : les vrais tricheurs ne sont pas là.

Le terme de « fraude sociale » s’est développé en France depuis le milieu des années 2000. Cette expression désigne a priori aussi bien la fraude aux cotisations sociales – le défaut de déclaration de travail et de cotisation des employeurs et en partie des salariés – que la fraude aux prestations sociales – l’abus d’aides sociales dont se rendraient coupables ceux qui en bénéficient. Dans cette définition, les fraudeurs sont les employeurs, parfois les travailleurs, mais aussi les professionnels de soin qui surfacturent ou délivrent des arrêts maladie non justifiés.

Portrait de Vincent Dubois
Vincent Dubois
Professeur de sociologie et science politique à l’Université de Strasbourg

L’actualité récente montre toutefois que lorsqu’on dit « fraude sociale » dans le débat public, on parle surtout de la fraude aux prestations sociales. Les fraudeurs, s’ils sont désignés implicitement ou explicitement, seraient donc les bénéficiaires d’aides. Et pas n’importe quels bénéficiaires : les plus précaires, qui perçoivent notamment les minima sociaux, au premier rang desquels le revenu de solidarité active (RSA).

L’image sociale du fraudeur est en effet celle d’une personne démunie, souvent étrangère ou d’origine étrangère, qui abuserait des aides sociales ou de l’allocation chômage. Pourtant, si on prend au sérieux la notion de fraude sociale, les fraudeurs sociaux sont très largement les employeurs, les travailleurs non déclarés, et dans le cas de l’assurance maladie, certains professionnels de santé.

Vingt fois moins que la fraude fiscale

Même s’il est extrêmement difficile de chiffrer précisément les montants des fraudes réelles – on ne peut mesurer les fraudes que lorsqu’elles sont détectées –, on sait que le montant des défauts de cotisations sociales est bien plus important que celui de la fraude aux prestations sociales. Les fraudes à la CAF (RSA, allocations logement, etc.) qui sont les seules à être évaluées précisément, sont estimées à environ 2,5 milliards d’euros par an. Il faut y ajouter les fraudes aux pensions de vieillesse (entre 0,1 et 0,4 milliard d’euros) et à l’assurance maladie, mais celles-ci sont majoritairement le fait des professionnels de santé (entre 1,1 et 1,3 milliard d’euros).

En ajoutant tout cela, qui est donc sans doute surestimé, les fraudes aux prestations représentent tout au plus moitié moins que les fraudes aux cotisations (entre 7 et 9 milliards) et au maximum 20 fois moins que la fraude fiscale (entre 80 et 100 milliards). Mais l’écart est vraisemblablement beaucoup plus important.

D’un point de vue financier, cet écart est tel que, si la logique était purement financière et budgétaire, l’accent devrait être porté sur la fraude aux cotisations, et la fraude fiscale. Ce n’est pas que rien n’est fait sur ces volets, mais la manière dont ces questions sont politiquement utilisées ne va pas dans ce sens. En témoignent la quantité de mesures qui promeuvent davantage de rigueur pour « sauvegarder notre modèle de protection sociale », comme disent les responsables gouvernementaux, et en comparaison, la faiblesse, ou le retard de celles qui concernent la fraude fiscale ou aux cotisations.

Une attaque à notre système de protection sociale

On peut dater la première mise en débat publique, la première inscription à l’agenda gouvernemental de la fraude aux prestations sociales, à 1995, au lendemain de l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République. S’en sont suivies des injonctions gouvernementales faites aux organismes de protection sociale de développer fortement leur appareil de contrôle.

On voit un renforcement progressif sous ses différentes formes, ce qui renvoie dans les caisses d’allocations familiales à trois procédés distincts : les traitements automatisés et les croisements de fichiers, les contrôles à distance par demande de pièces justificatives, et, chez les plus précaires, les contrôles à domicile.

C’est autour de la fraude aux prestations sociales qu’ont été constitués à la fois les discours et les dispositifs gouvernementaux et administratifs. Dans le débat public, en particulier dans les interventions politiques, il y a davantage de prises de position qui renvoient à la dénonciation des « assistés », de ceux qui trichent, que de dénonciations des employeurs qui ne payent pas leurs cotisations.

Un discours constitué à droite

Ces discours ne renvoient pas à n’importe quelle région du champ politique : ces problématiques se sont constituées à droite. Le discours de défiance à l’égard des étrangers du gouvernement lorgne du côté de la droite de la droite et de l’extrême droite. Même si, d’un autre côté, les annonces de Gabriel Attal ont mis en scène un renforcement de la lutte contre la fraude aux cotisations sociales, mais aussi de la lutte contre la fraude fiscale, pour faire comme s’il y avait une politique équilibrée.

Comme dans toutes les réformes qui se sont multipliées depuis le début des années 1990 en matière de réforme de la protection sociale, celles qui contribuent en partie à la démanteler se font au nom de sa sauvegarde. Dans une certaine mesure, ces réformes ou initiatives renvoient à une attaque contre notre système de protection sociale.

Quand on dénonce la fraude aux prestations, on dénonce non seulement les individus accusés de fraude, mais aussi les administrations de la protection sociale, accusées de laxisme. On pointe également du doigt les prestations et le système d’octroi de ces prestations, montrés comme mal conçus, car elles placeraient les personnes dans des situations de trappes à inactivité. Derrière la dénonciation de la fraude aux prestations sociales, il y a donc la critique de l’État social tel qu’il s’est constitué à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Vincent Dubois, sociologue et politiste, auteur de Contrôler les assistés. Genèse et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’agir, 2021).