Cohésion sociale

Ces parents qui « portent l’école publique » et ne cèdent pas aux sirènes du privé

Cohésion sociale

par Elsa Gambin

Alors que les gouvernements successifs rendent l’école publique de plus en plus exsangue, les établissements privés semblent gagner du terrain. Une minorité de parents pro-public ne désarment pas. Qui sont-ils et pourquoi bataillent-ils ?

Lorsque Emma quitte la région parisienne pour s’installer en Loire-Atlantique avec ses trois enfants, alors scolarisés en maternelle, la question du lycée semble loin. Elle est active à la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves), puis le temps passe, les enfants grandissent, et l’entrée au lycée se profile à l’horizon. Or, l’offre publique à proximité est rare. « En arrivant à Nantes, j’ai découvert la puissance du privé. C’était un choc pour nous. C’est aberrant que ces établissements soient subventionnés. Une offre privée par conviction religieuse, pourquoi pas, mais pas avec notre argent ! »

En France, en moyenne un élève sur cinq est scolarisé dans le privé. En Loire-Atlantique cette proportion grimpe à 40 % des effectifs, soit presque un élève sur deux ! D’où la surprise d’Emma. Les établissements privés sous contrat sont à 96 % catholiques et sont grandement dépendants des subventions publiques, à hauteur de 73 %.

Emma et d’autres parents du coin s’engagent donc dans un combat pour l’ouverture d’un lycée public proche de chez eux, au nord de Nantes. « On avait quitté la Seine-Saint-Denis avec pas mal de culpabilité, en se disant si on part, si plein de gens partent, qu’adviendra-t-il de la mixité ? On était pris en étau entre nos angoisses et nos convictions. » Emma fait partie de ces parents pro-public qui refusent d’envoyer leurs enfants dans des établissements privés, même sous contrat avec l’État.

La bataille du lycée public d’Emma sera victorieuse et de courte durée : la Région, politiquement à gauche à l’époque, avait déjà réservé le terrain où s’érige le nouveau lycée public. Son fils y est aujourd’hui en seconde. « Ce mouvement a créé de véritables liens sur le territoire. La puissance du tissu associatif est très précieuse. Il y a beaucoup de bonheur à voir ses enfants entrer dans un lycée pour lequel on s’est battus. »

« Le privé, c’est un séparatisme qui creuse les inégalités »

Pour Emma, comme pour d’autres, l’offre scolaire en France devrait être exclusivement publique. La réalité est tout autre : malgré une baisse démographique, donc des effectifs, le privé, lui, ne désemplit pas. Dans certaines académies, comme à Paris, ces effectifs sont même en hausse. La mixité sociale, elle, décroît. « Le privé sous contrat accueille deux fois plus d’élèves socialement très favorisés que les établissements publics et deux fois moins d’élèves défavorisés. (…) Le privé concentre les familles très favorisées », observe Djéhanne Gani, professeure d’allemand et rédactrice en chef du Café pédagogique, à partir des données publiées par le ministère de l’Éducation nationale.

Ce véritable entre-soi fait bondir Emma. « Le privé, c’est une forme de séparatisme qui creuse encore plus les inégalités », estime-t-elle. Jean, père de deux filles, est lui toujours en Seine-Saint-Denis. Il a fait partie de ces parents mobilisés en 2014 contre la situation très dégradée de l’école dans son département : professeurs absents non remplacés, vacataires introuvables, contractuels embauchés au pied levé, locaux en piteux état. Un « ministère des Bonnets d’âne » avait alors vu le jour, en plein cœur de Saint-Denis, un lieu investi le plus gaiement et médiatiquement possible pour protester contre ces situations récurrentes et honteuses. Pas sûr que tout cela se soit beaucoup amélioré.

« Oui, on obtenait des choses, mais au détriment d’autres écoles moins mobilisées, donc à quoi bon ? » Lui n’a jamais cédé aux sirènes du privé pour autant. « Je n’aborde pas ça sous l’angle moralisateur ou militant. Seulement, il n’y a aucune raison que la scolarité se passe mieux dans le privé. Ma fille était dans une classe de 12 élèves, ce ne serait jamais le cas dans le privé. » Jean apprécie l’impact de la mixité sociale, les classes moins bondées, les arrivées de professeurs « jeunes et dynamiques ». « Le point noir du public, c’est le non-remplacement des enseignants. Personne n’est prêt à sacrifier l’éducation de ses enfants », reconnaît-il.

Le confort des enfants, l’argument phare, la raison pour laquelle certains pourraient être amenés à s’asseoir sur leurs convictions favorables à une école publique. « On joue sur les peurs des parents, alors ces derniers flippent, ils anticipent les problèmes », explique Jean. Il l’assure, « autour de moi, ceux qui regrettent leur stratégie éducative sont ceux qui ont mis leurs enfants dans le privé ».

Les leviers de la résistance

Alors qui sont ces parents qui tiennent, contre vents et marées ? Ceux qui font face aux discours des autres parents, qui tentent d’argumenter leur choix du privé. Ceux qui font face aux actions d’un gouvernement qui désosse méthodiquement un peu plus chaque jour l’« école de la République » sans réellement l’avoir fréquentée – depuis 2005, six des dix ministres de l’Éducation nationale ont été scolarisés dans le privé, dont l’actuel ministre Gabriel Attal.

La sociologue de l’éducation Agnès van Zanten, directrice de recherche au CNRS et autrice de Choisir son école, a enquêté sur cette minorité de parents pro-publics. Sans surprise, ce sont des personnes évoluant dans les professions intermédiaires ou supérieures, ou bien dans les sphères intellectuelles. Enseignants, chercheurs, soignants, travailleurs sociaux, « qui auraient les moyens sociaux comme économiques » de quitter le public pour le privé.

« Ceux qui le font tout de même sont moins dans un évitement social que dans un évitement scolaire, observe la chercheuse. Les parents engagés dans un évitement scolaire tiennent principalement compte du “niveau” de chaque établissement et des résultats scolaires des autres enfants, qu’ils peuvent imparfaitement évaluer en tenant compte des résultats au baccalauréat des lycées, et à un moindre degré, au brevet des collèges pour ces derniers. » Si l’établissement public du secteur est considéré comme ayant un niveau satisfaisant tout en étant très très mixte socialement, ces parents ne l’éviteront pas.

À la différence de ceux qui pratiquent un « évitement social », sensibles évidemment aux résultats scolaires, « mais aussi aux caractéristiques sociales du public des établissements, plus difficiles à appréhender objectivement, car les catégories socioprofessionnelles des parents ne sont pas divulguées », explique Agnès van Zanten. « Entre deux établissements ayant des résultats comparables, ils vont choisir celui, souvent privé, plus sélectif socialement. »

C’est dans cette logique que les parents pro-publics ne veulent pas entrer. « En plus de la dimension des valeurs, constate Agnès van Zanten, les parents pro-public ont une plus grande confiance dans leur capacité à aider leur enfant si l’école du quartier “faillit” à sa mission. Jusqu’à la fin du collège, ils peuvent ainsi pallier les failles du public. Enfin, ils croient davantage à la capacité de leurs enfants à résister à des influences potentiellement négatives. »

Ce sont des parents avec une sensibilité de gauche, résume la sociologue, qui souhaitent préserver l’école publique et ses idéaux d’égalité et de mixité sociale en y envoyant leurs enfants. Ils deviennent en quelque sorte des « militants » de l’école, « convaincus que la qualité de l’école dépend en grande partie de son degré de mixité sociale, et “font campagne” auprès des autres parents des classes moyennes et supérieures pour les convaincre de rester à l’école publique ». « Ces parents pensent surtout que la mixité sociale est favorable à la cohésion sociale, car ils craignent souvent, sur un plan pédagogique, que les enseignants ne soient pas en mesure de bien faire avancer tous les enfants dans des classes hétérogènes », analyse la chercheuse.

Contourner la carte scolaire

La bascule vers le privé, quand elle a lieu, se joue à l’entrée au lycée, antichambre de l’orientation et des études supérieures. Là, des parents peuvent changer leur cartable d’épaule. « Ils vont être moins enclins au risque à ce moment-là, car ça devient plus “sérieux”, et vont considérer qu’ils ont “payé leur tribut” à l’école publique avant », conclut la sociologue.

Pour Laurent Gutierrez, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, « les parents qui ne mettraient jamais leur enfant dans le privé sont un épiphénomène ». Ce qui va réellement attirer les parents vers un établissement plutôt qu’un autre serait l’offre de formation. Le choix des options, la réputation du lieu et des personnes qui le dirigent, la question des effectifs, tout cela va prendre le pas sur la question privé-public. « On appelle ça “l’effet parcours”, et ceux qui ont les bonnes informations vont savoir profiter au mieux du système », assure le chercheur.

Ainsi, les classes moyennes et supérieures vont parfaitement s’accommoder des différentes stratégies pour contourner la carte scolaire par exemple. « L’école publique va alors devoir s’adapter à la situation de l’offre scolaire locale, analyse Laurent Guttierez. S’il n’y a pas de plus-value, les gens vont voir ailleurs. De nombreux parents choisissent le privé pour les offres de formation et les options. L’école est devenue un marché. »

Emmanuelle, dont la fille est scolarisée en CM1 dans le 12e arrondissement de Paris, se dit « militante de gauche avec des convictions très fermes ». Pour autant, elle confie elle-même avoir pu douter, en entendant des rumeurs de violences ou de « moins bon niveau scolaire » sur l’école publique de son quartier. Adhérente à la FCPE, elle a finalement choisi d’échanger avec d’autres, notamment ceux issus des quartiers populaires, puis de regarder de plus près les données de niveau et autres statistiques des établissements locaux.

Rien, dans les chiffres et constats, ne venait confirmer les on-dit. « Alors on se pointait aux réunions d’information de l’école maternelle avec ces données solides, se souvient-elle. Mais j’ai vite constaté qu’aucun argument rationnel et établi ne permettait aux gens de changer d’avis. On me rétorquait : boulevard dangereux, pollution… Les gens de gauche se cherchent des arguments, car ils n’assument pas ! » Moins de violence, meilleur encadrement, professeurs mieux formés… La liste des raisons tourne souvent en boucle lors de l’autopersuasion parentale. « Les parents qui mettent leurs enfants dans le privé s’appuient uniquement sur des représentations », estime Laurent Gutierrez, qui a formé des enseignants pendant 15 ans, à l’INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) comme à l’ISFEC, l’institut de formation de l’Enseignement catholique. L’enseignant-chercheur insiste sur le fait qu’« il y a de très bons professeurs, et des moins bons, dans le public comme dans le privé ! »

Éducation holiste ou individualiste ?

Derrière la palanquée d’arguments maintes fois entendue, ce qui, au fond, va différencier les parents pro-public des autres est la conception même de l’école. « Pour la FCPE, l’école publique est un projet de société », résume ainsi Grégoire Ensel, président national de la FCPE. Camille Roelens, philosophe de l’éducation à l’université Lyon 1, constate que la volonté de défense des services publics est quelque chose de très présent en France, bien plus que dans les autres démocraties. Et rappelle que l’école, aussi loin qu’à l’époque antique, a toujours eu « une fonction collective ».

« La question est : qu’est-ce qui fait que mon enfant n’est pas seulement mon enfant, mais l’enfant d’une société, d’un monde, d’une planète ? Le parcours scolaire de mon enfant va-t-il servir le service public ? Ce schéma holiste – où l’intérêt du groupe prévaut sur celui de l’individu – se retrouve jusqu’à une période récente. » Force est de constater que, ultralibéralisme et individualisme obligent, nous n’en sommes plus là.

Le nombre de parents impliqués dans la défense de l’école publique paraît minime, alors même que celle-ci semble en grande difficulté. « L’intérêt collectif est quelque chose de viscéral pour nous, assure Grégoire Ensel. L’école est, pardonnez-moi l’expression un peu éculée, le cœur battant de la République. On a envie de lui consacrer du temps. » Reste qu’y consacrer du temps peut sembler secondaire pour des parents qui auront pour priorité la réussite de leurs enfants, même si cela signifie, à tort ou à raison recourir au privé. Le président de la FCPE ne leur en tient pas rigueur. « Se battre pour l’école se fait sur un temps long. Et je pense que la société a perdu de vue le projet qu’elle avait pour l’école publique. »

Nara Cladera, professeure des écoles et cosecrétaire fédérale de Sud Éducation, s’est longtemps battue pour de petites écoles rurales, puis pour les REP+ du Val-de-Marne. Elle observe que les parents défendant l’école publique ne correspondent pas « à un seul profil », mais sont des personnes qui veulent être « là où le lien social se tisse », dans une même préoccupation de défendre les conditions d’apprentissage de leur enfant. « La bourgeoisie, elle, n’a pas besoin de l’école publique. Or, la défendre, c’est défendre l’école pour toutes et tous. Ceux qui ont cette vision collective sont ceux qui ont besoin des services publics. »

La sociologue Agnès van Zanten avait également relevé cette tendance dans ses recherches : « Les parents pro-public sont généralement des personnes sensibilisées à l’importance de tous les services publics. In fine, ce sont ces parents-là qui rendent encore possible la mixité à l’école. Ce sont eux qui “portent” l’école publique. »

Or aujourd’hui, « l’individualisme démocratique », dixit Camille Roelens, pénètre toutes les sphères de la société. Le système de sélection et de tri en place donne la sensation aux parents qu’ils n’ont d’autre choix que de se plier à ce fonctionnement pour « sauver » leur enfant d’un parcours moyen ou chaotique et d’un avenir incertain.

« Il y a un moment où les parents se disent qu’ils ne peuvent pas ou plus embarquer leur enfant dans leurs valeurs politiques. Mais il est à noter que ce n’est pas seulement l’école publique qui est frappée par la “décroyance”, mais bien tous les projets collectifs : partis politiques, religions, syndicats, observe le philosophe. Il faut donc se poser une question essentielle : ça donne quoi, sur le long terme, une vision holistique ou individualiste de l’école ? »

Nous commençons aujourd’hui à en avoir un aperçu. Le questionnement est certes d’ampleur, mais le débat sur l’école publique est la matrice d’un autre, encore plus vaste, puisqu’il s’agit bien ici de définir le type de société dans laquelle nous souhaitons évoluer à l’avenir.

Elsa Gambin

En photo : Une école publique à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, en 2020 / © Anne Paq