Solidarités

Pain solidaire : des boulangers en soutien des luttes et des exilés

Solidarités

par Cécile Massin

Un réseau de boulangers militants s’est créé il y a deux ans. Pendant l’hiver, ses membres se rendent à la frontière franco-britannique pour nourrir les personnes en migrations. Reportage à Calais.

C’est un petit matin de janvier. Dans les imposantes bâtisses du théâtre du Channel, la scène nationale de Calais, la journée des salariés n’a pas encore débuté. Seules les silhouettes d’Adèle*, Matthias* et Ian* [1] se distinguent dans la pénombre. Les trois sont affairés à préparer les ingrédients nécessaires à leur journée de boulange.

Venus de Seine-Saint-Denis, Rennes et Notre-Dame-des-Landes, Adèle, Matthias et Ian ont fait le déplacement à Calais pour prendre part au projet de boulangerie solidaire « Boulange à la frontière », mis en place depuis deux ans à Calais et Dunkerque par le réseau « Internationale boulangère mobilisée » (IBM). Créé sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes en 2018, ce réseau rassemble plusieurs centaines de boulangers amateurs et professionnels à travers la France.

Ils et elles partagent l’envie de faire du pain dans une approche artisanale et militante. « L’un des points communs des boulangers de l’IBM est de faire du pain au levain, hors de toute logique industrielle, dit Matthias. Derrière cette pratique de la boulange, notre ambition est de nourrir les luttes écologiques et sociales », poursuit l’ingénieur de formation, qui fait partie des membres fondateurs du réseau informel.

200 kg de pain par semaine

Le réseau s’est mobilisé pour produire du pain lors de manifestations d’ampleur, comme en 2019 à Biarritz à l’occasion du contre-sommet du G7, en Allemagne dans le cadre du mouvement contre le charbon Ende Gelände ou encore à Sainte-Soline en mars 2023. Certains membres de l’IBM ont également répondu présent, cet hiver comme le précédent, pour boulanger à la frontière franco-britannique.

L’objectif : fournir du pain aux personnes exilées, en lien avec les associations locales. « [Elles] sont souvent tributaires des dons et le pain distribué n’est pas toujours de très grande qualité, détaille Ian. Avec la présence de l’IBM à la frontière, on cherche à participer à un meilleur accueil des exilés tout en gardant notre identité, c’est-à-dire en fournissant un pain artisanal. »

Un homme en tablier pèse la pâte à pain.
Dans le fournil de l’Internationale boulangère mobilisée, à la scène nationale de Calais.
©Cécile Massin

Pour ce faire, l’organisation est rodée : de novembre à février, les boulangers de l’IBM se relaient à Calais par équipe de trois ou quatre bénévoles pour produire environ 200 kg de pain par semaine, pour un total de 3,5 tonnes sur les quatre mois du projet. Pas de quoi effrayer Adèle, venue de région parisienne.

« Quand j’ai eu la possibilité de rejoindre l’IBM pour apprendre à faire du pain et pouvoir le distribuer à Calais, je n’ai pas hésité, dit-elle. Avant de venir ici, je n’avais boulangé qu’une fois, mais je voulais me lancer. » Ian et Matthias ont quant à eux appris à boulanger il y a plusieurs années déjà, dans le cadre de leurs cercles amicaux et militants.

Réseau de solidarité

Les manches relevées, un tablier autour de la taille, Adèle écoute les conseils que lui donnent Ian et Matthias. Pour chaque fournée, tous trois suivent les différentes étapes de préparation du pain, du frasage à l’apprêt, jusqu’à la cuisson. Spécificité : pour cuir leur pain, les boulangers de l’IBM utilisent des fours à bois mobile. « Au sein de l’IBM, plusieurs personnes disposent de fours sur remorque qu’ils peuvent mettre à disposition si besoin, précise Ian. Pour Calais, c’est une copine qui nous a laissé son four. On fonctionne beaucoup sur la solidarité. »

Des mains modèlent des boules de pain sur une table en bois.
Au fournil mobile de l’IBM.
©Cécile Massin

Les équipes de l’IBM reçoivent aussi des dons de farine. « Et ce n’est pas tout », sourit Ian. Grâce à l’association L’auberge des migrants, l’IBM récupère également des chutes de bois qui permettent d’alimenter le four. La direction du théâtre de Calais a quant à elle accepté d’accueillir gracieusement les équipes de l’IBM durant la totalité de leur séjour dans la ville. En contrepartie, l’IBM s’est engagée à organiser une fois par semaine une vente de pain à prix libre dans l’enceinte du Channel. « C’est l’accord qu’on a trouvé pour que leur activité soit intégrée à la vie de l’établissement », précise Francis Peduzzi, directeur de l’établissement.

Lorsqu’elles ne sont pas au Channel, affairées à boulanger du lever au coucher du soleil, les équipes de l’IBM livrent leur production à des associations de la ville comme le Secours catholique, qui vient en aide à des centaines de personnes chaque semaine. « La majorité des personnes qu’on reçoit sont originaires du Soudan et du Sud-Soudan, indique Antoine Guittin, animateur de l’accueil de jour de l’association. C’est dur à quantifier, mais près de la moitié des exilés de Calais passe par ici. Venir à l’accueil de jour leur permet d’avoir un moment de répit, de recharger leurs téléphones, mais aussi de bénéficier d’un thé chaud et d’un petit complément alimentaire » continue-t-il. L’IBM aide à fournir cet encas, avec « du pain de bien meilleure qualité » que celui de récup, précise l’animateur.

Trois jeunes hommes avec un autocollant Secours catholique sur leur vêtement regadent vers nous.
Lors d’une distribution de pain à la permanence du Secours catholique pour les personnes exilées.
©Cécile Massin

L’IBM livre 180 kg de pain par semaine pour les tartines de pain du Secours catholique. « Habituellement, on n’utilise pas de levure dans notre pain, signalent d’une même voix Matthias et Ian. Mais ici, on a vu que le pain plaît plus avec du sucre et de la levure. On s’est donc un peu adapté, parce que le plus important, c’est que le pain soit mangé. » « Ça fait du bien de se mettre quelque chose dans le ventre », confie Yassine, un jeune Soudanais, arrivé depuis seulement quelques jours à Calais. « Viens essayer de boulanger avec nous la prochaine fois », lui lance Ian. L’équipe de l’IBM accueille plusieurs fois par mois des exilés dans son fournil pour transmettre les rudiments de la boulange. « Au sein de l’IBM, on est très nombreux à avoir appris à boulanger sur le tas, note Ian. Pour nous, la transmission des savoirs est une valeur fondamentale. »

Au Secours catholique, Ian, Matthias et Adèle remballent leur matériel tandis que l’après-midi touche à sa fin. Une nouvelle journée de boulange les attend le lendemain. À la fin du mois, les trois laisseront leur place à d’autres membres de l’IBM, qui prendront la relève pour février. Tant qu’il y aura des exilés à la frontière, les équipes de l’IBM répondront présentes à Calais. « À l’avenir, on aimerait que le four puisse être utilisé même en notre absence, pour que les exilés puissent faire du pain tout au long de l’année », évoque Ian.

Cécile Massin

Notes

[1Prénoms modifiés à leur demande.