Féminisme

« Si les agricultrices ont acquis des droits, c’est parce qu’elles se sont battues pour »

Féminisme

par Sophie Chapelle

Du partage des tâches au montant des aides, les inégalités de genre entachent le quotidien des agricultrices. Pour que les choses changent, les groupes en non-mixité jouent un rôle central. Entretien avec la chercheuse Clémentine Comer.

Basta! : Vos travaux montrent que les agricultrices sont confrontées à une division très genrée des tâches. Comment se manifestent les inégalités socioprofessionnelles en milieu agricole ?

Portrait de Clémentine Comer, en extréieur, elle porte bonnet et écharpe
Clémentine Comer
Docteure en sciences politiques à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement-Paris-Dauphine, spécialiste de l’inégalité professionnelle en milieu agricole, autrice de « En quête d’égalité(s). La cause des agricultrices en Bretagne entre statu quo conjugal et ajustement catégoriel », université Rennes 1, 2017.

Clémentine Comer : Les inégalités jalonnent toute la trajectoire professionnelle des femmes en agriculture. Dans l’enseignement agricole, on ne sociabilise pas de la même manière les filles et les garçons à l’apprentissage des techniques clés de gestion des exploitations, mais aussi en matière de bricolage, de réparation, de débrouille : des pratiques qui sont structurantes dans le travail quotidien d’un agriculteur. Le défaut de formation est criant dans la conduite des engins ou matériels agricoles, que ce soit dans le cadre de leur formation ou au cours de leurs stages. De plus, les femmes rencontrent des difficultés à trouver des lieux d’apprentissage.

Par ailleurs, nombre d’entre elles n’héritent pas directement des exploitations agricoles. Elles entrent souvent dans le milieu agricole après une reconversion professionnelle. Quand elles s’installent seules, elles font face à une série de freins à la concrétisation de leurs projets, perçus comme moins crédibles par les institutions et l’encadrement professionnel : banque, organismes d’attribution des terres, conseiller technique, etc.

Une fois installées, elles sont davantage regardées et soumises au test répété de leurs compétences. Il y a également une tendance à les assigner à des domaines d’activité plus caractérisés comme féminins : la comptabilité et le travail administratif, entre autres. Dans les élevages ce sont souvent elles qui nourrissent les jeunes animaux.

Elles vont être placées sur un ensemble de tâches éclectiques qui, aux yeux d’un professionnel, ont moins de valeur symbolique que de passer une journée sur un tracteur dans un champ. Il y a aussi une parcellisation plus forte du travail des femmes : ce sont elles qui gèrent les trajets des enfants, qui préparent les repas, permettant à ceux qui ne le font pas de passer un maximum de temps dehors, qui vont aller chercher des médicaments chez le vétérinaire... C’est un travail plus morcelé, moins rattaché au domaine du productif et aussi plus individualisé, car il est réalisé dans les espaces domestiques. Il demeure pourtant indispensable au fonctionnement de la ferme.

Le fait d’évoluer dans un milieu alternatif n’immunise pas contre ce risque de division genrée des tâches. Une enquête menée en 2018 par la Fédération nationale d’agriculture biologique révélait que 66 % des agricultrices bio en couple hétérosexuel prennent en charge la totalité ou presque du travail domestique...

Face à ce risque, ce qui va compter c’est le parcours de ces femmes : comment elles viennent à l’agriculture, avec quelle formation, quel projet derrière, quelle intention professionnelle. En raison des discriminations qui existent dans l’accès au foncier et aux outils de production, elles vont plutôt se tourner vers des systèmes assez économes en surfaces foncières et en intrants, et qui s’accommodent d’une faible mécanisation – maraîchage diversifié, plantes aromatiques... Autant de productions qui reposent sur de faibles investissements. Statistiquement, les femmes s’installent davantage en filière bio, souvent dans des activités diversifiées avec de l’accueil à la ferme par exemple. Il y a aussi une recherche de cohérence des systèmes avec l’engagement dans des filières de transformation et de commercialisation courtes.

Les inégalités de genre en agriculture tendent-elles à se réduire ?

Si l’on regarde la dotation jeune agriculteur (DJA) [une aide à la trésorerie versée aux nouvelles exploitations agricoles, ndlr] attribuée aux moins de 40 ans, on constate ces trois dernières années une diminution du nombre de femmes installées, alors qu’il y avait un renouvellement des activités agricoles via l’installation de jeunes dans la dernière décennie. C’est une tendance qui doit nous alerter. Et en même temps, les choses bougent, le travail des femmes est perçu comme plus crédible.

Certes, le présupposé de défaut de force physique reste tenace, avec des collègues autour qui continuent de dire « elle ne tiendra pas ». Mais le fait que les femmes qui choisissent ces métiers soient de plus en plus formées – elles cumulent les savoirs généralistes et agricoles – leur permet d’être plus légitimes. Il est désormais pensable que des femmes puissent être à la tête d’exploitations.

Deux femmes sont actuellement à la tête de syndicats agricoles – Véronique Le Floc’h est présidente de la Coordination rurale, et Laurence Marandola porte-parole de la Confédération paysanne. Christiane Lambert a également présidé la FNSEA de 2017 à 2023. On peut se réjouir que les mandats se féminisent.

Oui, même si l’on doit apporter une nuance. La féminisation d’un mandat ne veut pas dire conquête de pouvoir pour toutes les femmes. Parfois, c’est parce que la valeur d’un mandat décroît qu’il s’ouvre finalement aux femmes. Si l’on examine les trajectoires d’engagements des agricultrices, il y a celles, comme Christiane Lambert, qui ont des carrières d’ascension assez classiques par la voie syndicale. Ce sont « des filles de » [les parents de Christiane Lambert militaient à la Jeunesse agricole catholique, ndlr]. Elles ont une familiarisation très précoce à l’engagement via des socialisations familiales.

Et puis, on va avoir des trajectoires plus propulsées, avec des femmes qui ont tout un ensemble de compétences – entrepreneuriales par exemple – qu’elles se sont forgées dans d’autres espaces que le milieu agricole, notamment via leur pratique professionnelle antérieure ou parce qu’elles ont gravité dans des champs sociaux variés. Elles ont par conséquent des capitaux scolaires et culturels conséquents, une aisance oratoire argumentative, des habitudes de négociation avec les pouvoirs publics, qui font qu’elles vont être très à l’aise dans l’activité de représentation agricole.

Dans la conquête de droits des agricultrices existe un outil précieux : les groupes en non-mixité. Contrairement aux a priori, c’est un outil qui a une longue histoire et est utilisé dans les différents syndicats, toutes tendances confondues. Comment a-t-il pris racine dans le milieu agricole ?

Le mouvement des femmes en agriculture commence dès après la Deuxième Guerre mondiale dans le sillage du mouvement de modernisation de l’agriculture. Il s’organise d’abord sous l’égide des organisations de jeunesse catholique, la Jeunesse agricole catholique, la Jac, qui avait une branche féminine. Il est aussi le pendant de l’enseignement ménager agricole : les filières d’enseignement agricole étaient très genrées, et il y avait un enseignement ménager prescrit aux jeunes femmes des milieux ruraux.

Dans les années 1960-1970, la non-mixité va devenir un outil assez courant notamment dans les « groupements de développement agricole » [1]. Ce sont des groupes d’études techniques dans lesquels des agricultrices se réunissent à des échelles locales, au sein de cantons notamment.

Ces groupes sont animés par des conseillères de la Mutualité sociale agricole (MSA) ou de la chambre d’agriculture. Ils vont mener une série de formations et d’actions pour améliorer le confort des habitats, l’équipement ménager des foyers agricoles, promouvoir des pratiques d’autoproduction, d’aménagement extérieur de l’exploitation. Les femmes de ces groupes engagent aussi une réflexion sur la nécessité d’aligner le mode de vie agricole sur le reste de la société, en réclamant davantage de place aux loisirs et aux vacances.

Évidemment, le monde agricole n’est pas hermétique aux évolutions sociales. Dans les années 1970, la question de la reconnaissance du travail des femmes devient assez centrale dans ces groupes – même s’il n’y avait pas d’accointances fortes avec le MLF (Mouvement de libération des femmes) qui était plutôt à dominante urbaine.

Des commissions syndicales de femmes se mettent en place, quelle que soit la couleur syndicale : on en retrouve aussi bien chez les Paysans travailleurs [organisation qui va participer à la création de la Confédération paysanne, ndlr] qu’à la FNSEA, ou au sein des centres départementaux des jeunes agriculteurs. Ces commissions œuvrent à l’obtention d’un statut – celui de conjoint « participant aux travaux » et de co-exploitantes – qu’elles obtiennent en 1980.

En quoi ces groupes non mixtes ont-ils permis la conquête de nouveaux droits pour les agricultrices ?

Sans ces groupes, les agricultrices n’auraient peut-être toujours pas de statut. Le statu quo convient très bien aux hommes. Si les femmes agricultrices ont acquis des droits, c’est parce qu’elles les ont réclamés et se sont battues pour. Ces groupes non mixtes amènent une sorte d’état de veille ou de vigilance sur la question des droits des femmes dans la profession.

Ils cherchent à identifier où se nichent les inégalités, où se situent les freins et les barrières à l’entrée des femmes dans la profession, à leur pleine intégration et représentation. L’agenda de ces groupes a suivi les préoccupations professionnelles des femmes dans le milieu agricole. L’accès au congé maternité à égalité avec les femmes salariées a été un combat de longue haleine débuté dans les années 1970 et obtenu dans les années 2010.

Les groupes en non-mixité ne sont pas forcément rattachés à un objectif féministe. Un texte de la Coordination rurale s’intéressant au rôle « central » des femmes, mentionne : « Nous ne faisons pas du militantisme féministe, nous faisons du militantisme égalitaire qui accepte les différences, mais dans leurs complémentarités. » Qu’en conclure ?

La non-mixité n’est pas forcément un outil féministe. Cela peut être un outil de contestation des hiérarchies sexuées ou de l’ordre de genre, mais c’est aussi parfois un outil de reproduction de ces hiérarchies. L’usage de la non-mixité n’est pas toujours théorisé par les agricultrices comme un moyen d’émancipation collectif.

Il perdure quand même une conception assez traditionnelle des rapports de genre dans le métier, avec cette idée très tenace de la complémentarité des sexes. Dans ce texte de la Coordination rurale, on laisse la place aux femmes, on a envie qu’elles soient plus nombreuses, plus visibles, mais l’égalité est pensée dans la différence des sexes, et ne remet pas en cause la domination masculine.

Dans le même temps, des groupes vont développer une conscience de genre avec des aspirations féministes très marquées. Les paysannes qui participent à ces groupes se revendiquent elles-mêmes féministes, voire ont été engagées dans des collectifs ou associations relevant de ce mouvement. Les thématiques traitées vont aller au-delà des inégalités de genre : la question des minorités sexuelles en milieu rural a par exemple été travaillée dans ces groupes.

Ces groupes non mixtes peuvent-ils contribuer à faire vaciller le modèle agricole dominant ?

Il y a un vrai enjeu politique à soutenir ces démarches d’organisation en non-mixité, mais pas de manière cosmétique. Il faut qu’elles soient soutenues financièrement, que ces groupes aient des moyens politiques d’exister, que le réseau d’animatrices de ces groupes puisse travailler à leur accompagnement et les soutenir dans leurs besoins.

Cette non-mixité ne doit pas non plus rester à côté du fonctionnement organisationnel, mais drainer un ensemble de réflexions sur nos cultures organisationnelles encore très sexistes. La plateforme des revendications des paysannes doit être portée par les organisations. Les Civam [Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural, ndlr] [2] ont rédigé un manifeste nommé « Dégenrons le monde agricole et rural ! Ça vous dérange ? ». L’idée est que cette plateforme de revendications soit portée par ces groupes dans leur ensemble et que ce ne soit pas qu’une affaire de femmes.

Recueillis par Sophie Chapelle

Photo de une : ©Maylis Rolland/Hans Lucas

Notes

[1Les acronymes régulièrement utilisés pour ces groupements sont GDA (Groupement de développement agricole) et Ceta (Centre d’études techniques agricoles).

[2Les Civam sont des groupes d’agriculteurices et de personnes des zones rurales qui travaillent de manière collective à la transition agroécologique. Les Civam constituent un réseau de près de 130 associations.