Travailleurs invisibles

Après avoir sauvé des habitants d’un incendie, un agent d’entretien menacé de licenciement

Travailleurs invisibles

par Sophie Chapelle

L’acte courageux, le 11 juin, d’un agent d’entretien, prestataire de la ville de Paris, a été médiatisé. Son employeur, par peur qu’on découvre que le « héros » et plusieurs de ses collègues sont sans-papiers, menace de les licencier « par peur des contrôles ».

[Mise à jour le 24 juin 2020, à 20h : La régie immobilière de la ville de Paris indique à Basta! qu’elle vient de signer un CDD avec Djalega Léon Gnahore comme employé d’immeubles.]

C’est d’abord présenté en héros que Djalega Léon Gnahore a fait la une de la presse locale [1]. Cet agent d’entretien de 31 ans a sauvé plusieurs personnes, le 11 juin, lors d’un incendie dans un immeuble du 14e arrondissement de Paris où il travaille. « Si on n’a pas eu de mort, c’est grâce à lui », témoigne Sandrine, riveraine de l’immeuble sinistré. « Quand il a vu les flammes, il est rentré dans l’immeuble, a crié dans la cage d’escaliers, frappé aux portes pour alerter et réveiller les gens. Il est monté au deuxième étage car il savait qu’il y avait une très vieille dame. Il l’a vu sur le pas de la porte et ses cheveux étaient en train de brûler. Il a enlevé son t-shirt pour éteindre les flammes dans ses cheveux et l’a portée à l’extérieur. »

Alors que Djalega et la nonagénaire sont emmenés à l’hôpital, les personnes sinistrées sont accueillies dans un gymnase, seize appartements ayant été ravagés par les flammes. « La maire du 14e est venue ainsi que Ian Brossat [adjoint à la mairie de Paris en charge du logement] », relate Sandrine. « Tout le monde a dit que ce que Djalega avait fait était exceptionnel mais il était encore à ce moment là à l’hôpital. C’est là que nous avons appris qu’il était demandeur d’asile. On a dit qu’il fallait qu’il ait ses papiers. Or, une semaine après, la boite de nettoyage qui l’employait, le groupe Essi Propreté, lui annonçait qu’il ne le reprenait pas à la fin de son contrat. »

« Son employeur lui demandait de fuir »

Originaire de Côte d’Ivoire, Djalega est arrivé en France en décembre 2018. Depuis cette date, il enchaine les contrats courts à Essi Propreté, une société de nettoyage qui a un contrat de prestation avec la RIVP (Régie immobilière de la Ville de Paris), le bailleur de l’immeuble dans lequel est survenu l’incendie. Son contrat devait se terminer le 7 juillet mais, alors qu’il est sur son lit d’hôpital, Djalega reçoit un appel de son employeur lui signifiant qu’il ne doit plus venir travailler. « Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas me garder alors qu’ils étaient au courant de ma situation. »

Elysée, habitante de l’immeuble jointe par Basta!, était à côté de lui au moment où l’entreprise l’a appelé à l’hôpital. « Son employeur lui demandait de fuir. Djalega m’a expliqué que son chef avait peur d’avoir des problèmes si la police venait, parce qu’il avait été engagé alors qu’il n’avait pas de papiers. Je lui ai dit qu’il nous avait sauvés, que la priorité c’était qu’il reste à l’hôpital et qu’il se soigne car il avait avalé beaucoup de fumée, qu’il devait donner son vrai nom et qu’on l’aiderait à trouver une assistante sociale », témoigne t-elle. Elle-même vivait au 3e étage et a réussi à sortir de l’immeuble avec ses trois enfants via un échafaudage, grâce à l’alerte donnée par Djalega. L’entreprise Essi s’est d’abord défendue de tout licenciement en se disant finalement prête à renouveler le contrat de son employé, à la condition que sa demande d’asile aboutisse [2].

La solidarité des habitants sinistrés en actes

Face à cette injustice, les habitants de l’immeuble montent un collectif pour épauler Djalega dans ses démarches d’emploi et de suivi dans sa demande d’asile. « Il n’est pas sûr d’avoir un boulot à la fin du mois, alors on a mis en place une cagnotte solidaire qui pour l’instant lui couvre au moins un mois de salaire », confie Sandrine. Les habitants de l’immeuble ont également signé deux pétitions, l’une adressée à la Régie immobilière de la ville de Paris pour qu’elle l’embauche, l’autre à Essi Propreté pour que l’entreprise fasse un geste en sa faveur.

« Avant même l’incendie, on était très reconnaissant envers lui. Il est venu tous les jours pendant le confinement alors qu’il habite à 1h de trajet. Imaginez la quantité de poubelles chaque jour avec tous les enfants dans les immeubles du matin au soir. Si on n’a pas eu de souci d’insalubrité c’est grâce à lui. » Le collectif prend également contact avec une avocate spécialisée dans le droit d’asile à la Ligue des droits de l’Homme. Celle-ci fait valoir la possibilité pour Djalega d’être employé légalement puisque sa demande d’asile a été déposée il y a plus de six mois [3]. Le 22 juin, Djalega a indiqué à Basta! avoir été rappelé par le groupe Essi qui devrait lui proposer dans les jours à venir un nouveau contrat sous son « vrai nom ». L’entreprise lui aurait aussi demandé de ne plus parler aux journalistes. De son côté, la RIVP nous indique avoir pris l’engagement de lui trouver une solution d’ici le 7 juillet et étudie la possibilité de l’embaucher directement.

Des travailleurs sans papier « virés » du jour au lendemain

Si la situation du jeune homme pourrait s’améliorer, ce n’est pas le cas d’autres travailleurs employés par le groupe Essi Propreté. « Je me suis fait virer le même jour que Djalega », témoigne Yakhouba, 28 ans. Originaire du Sénégal, il est arrivé en France il y a deux ans et demi mais n’a pas fait de demande d’asile par peur qu’on lui demande de quitter le territoire. Lui aussi enchaine les contrats courts depuis deux ans chez Essi Propreté.

Selon les documents que nous avons pu consulter, l’entreprise l’embauchait sous des noms différents, empruntés à des personnes en situation régulière. « Le patron m’a appelé, il a peur des contrôles et ne veut plus que je travaille pour lui. Mais si je ne travaille pas, je ne peux pas payer ma chambre », confie Yakhouba. « Il faut m’aider sinon je suis foutu. » Un autre de ses collègues se serait vu lui aussi signifier la fin de son contrat. Combien sont-ils dans cette situation ? L’entreprise Essi Propreté n’a pas donné suite à nos demandes. La Régie immobilière de la Ville de Paris, présidée par Frédérique Calandra, maire du 20e arrondissement ralliée à LREM, assure de son côté « découvrir » les méthodes de cette société prestataire. Elle évoque toutefois qu’une résiliation du marché avec Essi pourrait être étudiée si des manquements sont avérés.

Sophie Chapelle

En photo : Djalega Léon Gnahore devant la façade de l’immeuble sinistré, le 22 juin 2020. © droits réservés

Notes

[1Djalega, héros de l’incendie du 14e : « J’ai retiré mon tee-shirt pour éteindre les flammes dans ses cheveux », Le Parisien, 12 juin 2020.

[2Voir cet article du Parisien

[3Un demandeur d’asile a le droit de travailler, sous conditions. Il doit être titulaire de l’attestation de demande d’asile, et ne pas travailler pendant les six premiers mois qui suivent sa demande. Si la demande est en cours depuis plus de 6 mois auprès de l’Ofpra, et dans l’attente de la réponse (positive ou négative), le futur employeur peut demander une autorisation de travail à la Direccte.