Enseignement supérieur

Précarité et inégalités grandissantes : vers la fin programmée des universités publiques ?

Enseignement supérieur

par Rachel Knaebel

Un collectif de personnels et d’enseignants des universités appelle à un grève reconductible à partir du 5 mars. En plus de la réforme des retraites, qui les pénalise fortement, les enseignants-chercheurs font face à une réduction constante des postes et des moyens.

Comme l’hôpital, l’université est à bout. Les enseignants vacataires ont protesté contre leur très grande précarité (Basta! en parlait ici). Le système de sélection instauré par Parcoursup a mobilisé les étudiants, puis la dégradation de leurs conditions d’étude et de vie, illustrée notamment par le délabrement de certaines résidences du Crous (lire notre article). La réforme des retraites a mis dans la rue une partie des enseignants-chercheurs. À partir de ce jeudi 5 mars, une coordination des universités et laboratoires de recherche en lutte appelle à une grève reconductible.

« De nombreux collègues sont déjà en grève, totale ou partielle, depuis le 5 décembre. L’idée aujourd’hui, c’est de mener un grève plus massive et commune à partir du 5 mars », explique Marie Sonnette, maître de conférence en sociologie à Angers et porte-parole de la coordination nationale des facs et labos en lutte.

Pourquoi cette nouvelle mobilisation ? Les signes d’une fin programmée de l’enseignement supérieur public se multiplient. D’abord, les universités françaises se précarisent depuis des années. Elles accueillent toujours plus d’étudiants, mais recrutent toujours moins d’enseignants [1]. Le nombre de postes d’enseignants-chercheurs ouverts au concours a, pendant ce temps, baissé de près de moitié. Seulement 1986 postes d’enseignants-chercheurs ont été ouverts en 2018, contre plus de 3600 en 2010.

Un poste fixe à l’université ? Pas avant l’âge de 34 ans

Comme l’université recrute de moins en moins d’enseignants-chercheurs titulaires, elle recourt de plus en plus à des vacataires pour assurer les cours ou son fonctionnement. Environ 130 000 enseignants vacataires y travaillent [2], alorsque les campus français comptent 48 000 enseignants-chercheurs titulaires [3].

Les vacataires travaillent souvent sans contrat, sont payés au nombre de vacations, parfois en dessous du Smic, dans des délais pouvant s’étirer jusqu’à six mois après avoir donné leurs cours. Ces très précaires ne sont pas les seuls : le taux d’agents non titulaires des universités – les diverses formes de contrats non permanents – est le plus élevé de toute la fonction publique, selon le syndicat Snesup : près d’un tiers de non titulaires pour les enseignants, 40 % pour les personnels administratifs et techniques [4].

Autre conséquence de ces recrutements en berne : entamer une carrière dans la recherche publique se fait toujours plus tardivement. L’âge moyen des lauréats des concours de maître de conférence – le premier grade d’enseignant-chercheur titulaire à l’université – était de 34 ans en 2016 [5].

Avec la réforme des retraites, 40 % de pension en moins

Ensuite, les enseignants et les chercheurs, même les titulaires, sont touchés de plein fouet par la réforme des retraites. « On parle de 40 % de retraites en moins pour les professeurs d’université en fin de carrière. Les modélisations, malgré leurs limites, montrent en tous cas une baisse incroyable de nos revenus à la retraite, souligne Marie Sonnette. La raison est simple : nous exerçons un métier où l’on rentre tard en poste. Donc, avoir une retraite calculée sur l’ensemble de notre carrière, et non plus sur les six derniers mois, va forcément faire considérablement baisser les pensions. Pour ma part, avec la réforme, le calcul de ma pension prendra en compte tous mes jobs entre 18 ans et 32 ans, âge auquel j’ai obtenu un poste de maître de conférence. Ce sont pour moi 15 années de précarité et de petits boulots, qui vont considérablement faire baisser le montant de ma retraite. »

La ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, envisage aussi de faire adopter en 2020 une loi de de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Celle-ci risque de fragiliser encore davantage les universités, en particulier les plus petites. Frédérique Vidal, ancienne présidente de l’université de Nice Sophia-Antipolis, a aussi été trésorière de l’association Curif, la Coordination des universités de recherche intensive françaises, créée en 2008. Celle-ci regroupe 18 universités françaises parmi les plus cotées. « La Curif publie depuis la fin des années 2000 des préconisations qui demandent plus d’autonomie des universités, pour recruter leurs étudiants dès la première année par exemple », rappelle Marie Sonnette.

Des contrats de six ans maximum et une période d’essai indéfinie

L’un des rapports préparatoires à la loi, publié en septembre 2019, remet en cause l’existence du grade de maître de conférence. « La première chose qui nous a fait tomber de nos chaises, c’est la proposition de créer des contrats précaires qui s’appellent des “tenure track”. Ce sont des contrats sur des périodes d’essai indéfinies, inspiré du système anglo-saxon », explique la sociologue d’Angers. Ces contrats pourraient venir remplacer les maîtres de conférence, statut qui n’existe pas dans les universités britanniques [6].

Le rapport commandé par le ministère, intitulé « Attractivité des emplois et des carrières scientifiques », préconise la mise en place « de postes pouvant donner accès, au terme d’une période de cinq à six ans, et sous réserve d’évaluations positives, à un emploi permanent », dit le document [7]. « Les collègues anglo-saxons sont en période d’essai de leur 30 ans à leur 40 ans, avec renouvellement, ou pas, tous les deux ou trois ans. Et peut-être à la fin un poste de professeur d’université », décrit Marie Sonnette. Voilà la réalité de ces tenure track que veut la ministre. « C’est une manière d’institutionnaliser la précarité comme système dominant à l’université. »

Un « processus général de néo-libéralisation de l’université »

Le 27 février est paru un décret, issu de la loi de « Transformation de la Fonction publique », qui crée déjà un « contrat de projet » dans la fonction publique. Il ouvre la possibilité de faire travailler les personnels sur un pseudo CDI, mais de projet : le contrat prend fin quand le « projet » prend fin, au bout de six ans maximum, et sans titularisation à la clé [8].

Enfin, les chercheurs en poste fixe rencontrent aussi toujours plus de difficultés pour faire financer leurs travaux. Là aussi, c’est le financement sur projet, de quelques années seulement, qui prévaut. « Cela touche tout le monde, sciences du vivant, physiques… et sciences humaines. C’est le même processus général de néo-libéralisation de l’université, qui consiste à dire que ceux qui ont les meilleurs résultats auraient les meilleurs financements, poursuit la sociologue. Cela se voit au niveau individuel. Si on obtient des bons financement et qu’on a été bien classé aux appels à projets, on aura droit de donner moins de cours et on aura de meilleurs conditions de recherche. À l’inverse, les petites universités comme la mienne, qui est sous-encadrée avec un taux d’enseignants au nombre d’étudiants faible, auront moins le temps de déposer des projets. »

Menace sur la recherche, en pleine pandémie du coronavirus

Cette mise en concurrence des universités risque de renforcer les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Parcoursup rend déjà difficile l’entrée dans les grandes universités pour les lycéens des banlieues populaires ou de petites villes. Alors si les petites universités disparaissent... « Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire - oui, inégalitaire –, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies », disait le directeur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) dans Les Échos en novembre dernier. Voilà ce qui se préparerait au gouvernement, avec l’assentiment de quelques instances dirigeantes de la recherche.

« Ce qui pose un réel problème, c’est de faire de la recherche au coup par coup. Mais est-ce que la recherche ne demande pas plutôt de la projection sur le temps long ? » interroge la maître de conférence Marie Sonnette. Dans Le Monde, le micro-biologiste Bruno Canard, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des coronavirus, pointait aussi fin février l’effet désastreux d’une recherche sans continuité : « En 2006, l’intérêt pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. Nous avons alors eu du mal à financer nos recherches. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheurs de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain. Or, la science ne marche pas comme cela. Cela prend du temps et de la réflexion. » [9]

Rachel Knaebel

Photo : © Anne Paq

Les facultés et labos en lutte manifestent ce 5 mars à Paris, à partir de 14h30, dans le Quartier Latin. Les 6 et 7 mars, à l’Université de Nanterre, une deuxième coordination nationale des facs et labos en lutte qui décidera des suites de la mobilisation est organisée.

Notes

[1Les étudiants étaient 1,4 million à la rentrée universitaire de 2006, 1,62 million dix ans plus tard. Voir les Repères statistiques du ministère, page 153.

[2Selon les estimations du Syndicat national de l’enseignement supérieur, Snesup, voir ici, et de la Confédération des jeunes chercheurs. Le ministère en comptait plus de 105 000 en 2017.

[3Voir les chiffres du Snesup ici.

[4Voir ce document du Snesup.

[5Voir sur le site de Sauvons l’université.

[6Les université allemandes non plus n’ont pas le grade de maître de conférence. Après leur thèse, les jeunes chercheurs doivent y enchainer des contrats courts, d’une ou plusieurs années, avant de pouvoir espérer avoir un poste de professeur au bout de longues années.

[7Voir le rapport ici.

[8Voir le décret.

[9Voir l’entretien sur Le Monde.