Nécropolitique

Grèce : « Un sentiment de deuil et de rage s’est emparé du pays »

Nécropolitique

par Theodoros Karyotis

Depuis la collision fin février de deux trains, causant 57 morts, des manifestations gagnent la Grèce. Cet accident est « l’aboutissement d’années de dégradation de nos vies en faveur des profits privés » dénonce le sociologue Theodoros Karyotis.

Le 28 février, tard dans la nuit, la collision de deux trains des chemins de fer récemment privatisés et en dégradation continuelle a fait au moins 57 morts, pour la plupart des étudiants des universités locales de Thessalonique. Depuis lors, la mobilisation, les marches, les manifestations et les grèves sont permanentes. Le 8 mars, la grève des femmes a coïncidé avec une grève générale ; des manifestations ont eu lieu dans plus de 80 villes et îles. Athènes et Thessalonique ont connu leurs plus grandes manifestations depuis une dizaine d’années.

Un sentiment de deuil et de rage s’est emparé du pays, car une grande partie de la population se rend compte que la collision ferroviaire n’était pas un incident isolé dû à une erreur humaine, comme on veut nous le faire croire, mais l’aboutissement logique d’années de dégradation et de précarisation de nos vies orchestrées par tous les gouvernements en faveur des profits privés.

Dégradation systémique

L’incident met en évidence une profonde dégradation à de nombreux niveaux : la négligence criminelle et la dégradation des infrastructures publiques, le manque de personnel et de financement dû aux coupes budgétaires, les accords de privatisation de type colonial, l’appropriation clientéliste des services publics, la collusion des politiciens avec les constructeurs dans les grands travaux d’infrastructure, les campagnes de diffamation contre les syndicats de cheminots qui n’ont cessé de dénoncer les carences en matière de sécurité, l’incompétence et l’irresponsabilité du gouvernement, le cynisme des politiciens qui semblent se soucier davantage de leurs perspectives de réélection que des pertes massives de vies humaines, et la complicité des médias oligarchiques, qui mentent et manipulent pour dissimuler les vraies responsabilités.

La collision des trains touche de très près les citoyens, qui s’identifient aux jeunes passagers et à leurs familles endeuillées. Mais c’est un mécontentement plus profond qui s’exprime dans les manifestations, car ces dernières années ont été marquées par une dégradation drastique des conditions de vie de la plupart des gens, menée par une classe politique cynique et arrogante au service du capital international et de ses propres réseaux clientélistes, aidée par le black-out des médias et la répression policière de toutes les voix dissidentes. Les gens se sentent inutiles et sans protection.

Vers la privatisation de l’eau, de la santé, de l’éducation

Le massacre des chemins de fer n’est que le point culminant de la « nécropolitique » de l’État grec, avec des centaines de migrants morts aux frontières, des dizaines de milliers de morts évitables dans les hôpitaux ravagés par les coupes budgétaires, des assassinats de dissidents et de minorités aux mains de la police et une augmentation des féminicides au cours des dernières années.

Dans le même temps, on estime que 100 000 ménages ont perdu leur maison au profit de fonds vautours, et le gouvernement ouvre la voie à la privatisation des compagnies des eaux - qui avait été stoppée avec succès par un mouvement de masse il y a 10 ans - ainsi que des soins de santé et de l’éducation.

Les lycéens et les étudiants, qui représentent une génération qui n’a connu que la précarité et l’abandon, sont à l’avant-garde des mobilisations. Les organisations féministes, les syndicats, les enseignants, les migrants, les groupes de gauche et anti-autoritaires se mobilisent également contre un gouvernement arrogant qui règne depuis trop longtemps par la répression, la propagande, la peur et la surveillance.

Les manifestations sont régulièrement accueillies par des gaz lacrymogènes et des charges de la police anti-émeute, mais cela ne suffit pas à effrayer les gens. Parmi les slogans, on trouve « Ce n’était pas un accident, c’était un meurtre », « Leurs profits, nos morts », « Ils parlent de profits et de pertes, nous parlons de vies humaines » et « Nos larmes se sont taries et se sont transformées en rage ».

Theodoros Karyotis est sociologue, traducteur et militant participant à des mouvements sociaux qui soutiennent l’autogestion, l’économie solidaire et la défense des Communs. Il est membre de l’initiative de solidarité avec l’usine autogérée de Vio.Me.

Traduction : Thierry Uso

Photo d’illustration : Manifestation en Grèce contre l’austérité en 2010 /CC BY 2.0 - Piaza del popolo via flickr.