Omerta

Hébergement d’urgence : quand les femmes précaires dénoncent la « maltraitance institutionnelle »

Omerta

par Maïa Courtois

Ce sont des voix rarement entendues : celles des femmes évoluant dans les méandres des centres d’hébergement d’urgence. Des résidentes du Palais de la Femme, géré par l’Armée du Salut à Paris, dénoncent depuis des années leurs conditions de vie.

« Quand je me réveille, je me dis : il faut que je sorte du Palais. Quand je me couche, je me dis : il faut que je sorte du Palais. » Mona* [1] retire son masque pour se griller une cigarette. Elle a donné rendez-vous dans un parc du 11e arrondissement de Paris. Non loin de là se trouve le Palais de la Femme, où elle réside. Ce centre d’hébergement géré par l’Armée du Salut a ouvert en 1926 pour accueillir des femmes sans-abri, ayant souvent subi des violences conjugales, sexistes ou sexuelles. Aujourd’hui, avec 332 chambres, il demeure une structure phare de l’hébergement d’urgence à Paris. 3F Résidences, une société du bailleur social 3F, en est propriétaire. Mona a intégré la résidence sociale du Palais de la Femme en 2016. En théorie, ce dispositif est la dernière étape avant le logement autonome. Il fonctionne avec un bail d’un an, renouvelable une seule fois. En pratique, Mona s’y trouve toujours, presque cinq ans après.

« Dès mon arrivée, j’ai vu des gens résignés : certains étaient là depuis au moins dix ans », raconte-t-elle. Parmi les résidentes interrogées, Anita*, par exemple, est entrée à la résidence sociale fin 2011 et en est sortie huit ans après. Le relogement est pourtant censé être la priorité du dispositif. La directrice du Palais, Sophie Chevillotte, invoque un contexte d’offre de logement « de plus en plus difficile » en Île-de-France et rappelle les nombreux « freins liés aux ruptures dans les parcours d’insertion » des personnes accompagnées. D’autant que celles-ci ont, d’après elle, un profil plus précaire que dans d’autres résidences sociales, avec « beaucoup plus de bénéficiaires des minimas sociaux ». Selon la direction, le délai moyen de relogement est de deux à trois ans.

« Je veux sortir du Palais, parce que si je reste, je sais ce qui m’attend », soutient Mona. Elle ressasse les décès de résidentes : en 2019, il y en a eu deux. Des femmes dont les « états de santé étaient très dégradés », explique la direction. L’une était une voisine de Mona. Elle se souvient avoir croisé cette femme un jour à la laverie, dans « une détresse extrême » : « J’ai tout absorbé, je me voyais en miroir. » L’autre était une voisine de Sophie*, une ancienne du Palais sortie en 2020. « Ça faisait plus de sept ans qu’elle y était… Elle voulait un appartement thérapeutique », se remémore Sophie.

« On va briser les omertas du Palais »

La question des décès fut, quelques années plus tôt, le déclencheur de la création d’un collectif de femmes du Palais. En octobre 2016, K. est retrouvée morte dans sa chambre du Centre d’hébergement de stabilisation (CHS), un autre dispositif de la structure. « Elle parlait trois langues, avait des ressources pour s’en sortir. Mais elle était comme nous, elle ne voyait pas d’avenir, raconte Oriane, ancienne résidente et amie de K. La lutte est née de nos larmes. On s’est retrouvées dans le hall, on s’est dit : c’est la morte de trop. On va s’organiser, et briser les omertas du Palais. » Moins de trois semaines après, au CHS, un nouveau décès est survenu.

©Maïa Courtois
©Maïa Courtois

Une lettre signée par plusieurs résidentes donne alors le départ du collectif, en novembre 2016. Dans ce courrier à l’intention de la directrice, elles écrivent vouloir « des réponses à leurs questions » sur ces décès. « Un sentiment d’insécurité règne au Palais », affirment-elles par ailleurs. S’ensuit une première réunion avec la direction : les paroles se libèrent, mais les interrogations demeurent. Le collectif écrit au siège de la Fondation de l’Armée du Salut, faisant part d’un « sentiment d’omerta » autour des décès, et d’une « crainte des sanctions » envers les résidentes qui « se manifestent ». La direction nous affirme que les enquêtes ont conclu à des « morts naturelles ». Elle ajoute qu’une cellule d’urgence médico-psychologique est systématiquement mise en place, et qu’il existe une procédure de signalement des situations préoccupantes.

Très vite, le collectif devient un espace d’entraide. « Le but était de pouvoir accompagner les unes et les autres auprès des travailleurs sociaux, de la direction… Avec des revendications individuelles et collectives », relate Soraya*, ancienne assistante sociale au sein du Palais, qui a soutenu ces revendications. De quoi battre en brèche l’idée que dans les centres d’hébergement, chacun reste dans sa chambre.

Des hommes au Palais de la Femme

À partir de 2017, des hommes sont introduits dans la résidence sociale. En 2019, on en comptait 15 %, selon la direction. La dénonciation de leur présence devient un leitmotiv du collectif. L’introduction de la mixité a commencé en 2012, lorsqu’une maison-relais accueillant des hommes s’est installée au cinquième étage. En 2015, la création d’un nouveau centre d’hébergement d’urgence a aussi entraîné l’arrivée d’hommes, des exilés, pour trois ans. Mais ces espaces restaient, jusqu’ici, relativement à l’écart de ceux réservés aux femmes seules.

La plupart des femmes accueillies au Palais ont un parcours de vie émaillé de violences conjugales, sexistes ou sexuelles. Plusieurs d’entre elles décrivent une vie commune chamboulée quand la structure a renforcé la mixité. « On a déserté les espaces communs. On a commencé à raser les murs, on ne se croisait plus, on ne pouvait plus veiller les unes sur les autres », relate Oriane.

Les témoignages recueillis font état des risques liés à la mixité. Quelques mois après l’installation de la maison-relais, dès les premières arrivées d’hommes, Anita* raconte le harcèlement qu’elle aurait subi d’un résident : « Lorsque je passais dans les couloirs, il se ruait vers moi, il m’a fallu le calmer à plusieurs reprises. » Un matin, vers 8 h, l’homme lui a, dit-elle, « foncé dessus en disant : “Ouh, tu vas me faire un gros bisou, viens !" J’ai hurlé, je l’ai repoussé », se souvient-elle. À l’arrivée des salariées, elle raconte tout. « Je pleurais, je tremblais. Il était connu pour être un emmerdeur. Je me suis dit : mais qu’est-ce qu’il vient faire ici, au Palais de la Femme ? » Malgré son signalement, Anita dit qu’aucun responsable n’est revenu vers elle. De son côté, la direction affirme que le responsable de la maison-relais et la cheffe de service de l’époque nient avoir reçu un tel témoignage.

« Un mec qui à chaque fois qu’il me croisait, me disait “j’ai 50 euros, viens me faire quelque chose »

Kyymyy Isis, sortie du Palais l’an dernier, a porté plainte pour agression sexuelle contre un résident. Le 14 septembre 2018, elle se trouvait près des ascenseurs, au cours d’une distribution de pain à la maison-relais. Un homme lui a « foncé dessus avec une violence inouïe » pour rentrer dans l’ascenseur, avant de se « frotter à moi avec une mimique et une attitude de détraqué sexuel », décrit-elle dans sa plainte déposée le 26 septembre et que nous avons pu consulter. Deux jours après les faits, elle informe la direction de l’incident. Celle-ci assure avoir procédé à l’exclusion temporaire, puis définitive, du résident.

D’autres témoignages d’agression ou de harcèlement sexuel nous sont parvenus. Par ailleurs, nombre de femmes du Palais sortent d’un parcours de prostitution. « Tout se sait » dans la structure, estime Oriane : les anciennes travailleuses du sexe comme elle sont rapidement identifiées. Elle évoque « un mec qui à chaque fois qu’il me croisait, me disait “j’ai 50 euros, viens me faire quelque chose ». « Parfois il tapait à ma porte », ajoute-t-elle. Interrogées sur ce sujet, la directrice et la directrice-adjointe Juliane Charton assurent n’être « absolument pas au courant » de ce type de problèmes. « La prostitution n’a pas lieu d’être ici, martèle Sophie Chevillotte. Si on nous avait informés, on aurait reçu voire exclu la personne concernée ». Oriane assure pourtant avoir signalé « bien des fois » ces problématiques lors de réunions.

La direction précise qu’un bilan sera tiré cette année sur la question de la mixité, dans le cadre d’une étude de faisabilité conduite par un cabinet d’architecture, portant sur l’organisation interne du Palais. Un diagnostic sera effectué autour d’éventuels changements sur la présence des hommes.

Gilets jaunes, comité de soutien : une lutte de plus en plus visible

En 2019 et 2020, le Collectif des femmes du Palais prend de l’ampleur. Oriane crée avec d’autres le groupe Femmes Gilets jaunes, en partie pour « donner de la force » au collectif, dénoncer le « charity business » et la « maltraitance institutionnelle ». Aux côtés des Gilets jaunes, les femmes du Palais deviennent visibles. Elles prennent part à la Marche des fiertés, au rassemblement contre les féminicides... Plusieurs organisations montent un comité de soutien au collectif. On y retrouve le DAL (Droit au logement), la Maison des Femmes de Paris, le Planning Familial 75, le Collectif national pour les droits des femmes, Femmes en lutte 93…

L’une des seules élues à leur faire écho est Danielle Simonnet, de la France insoumise. En juin 2019, elle prône, dans ses vœux au Conseil de Paris, le retour à la non-mixité du Palais. Dominique Versini, maire-adjointe de Paris en charge des solidarités et de la lutte contre l’exclusion, refuse de les voter. Dans un entretien avec la radio Non-Bi, Danielle Simonnet dénonce « un a priori, qui est que la parole des précaires est une parole mensongère ».

Depuis, chaque samedi midi, un rassemblement se tient devant les marches du Palais. Sophie Chevillotte et Juliane Charton fustigent les divisions que ce mouvement aurait créées, regrettant les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. « On a eu des résidentes en colère sur ce qui pouvait y être dit », insiste la directrice. Du côté des salariés, « certains étaient aussi très en colère. On ne peut pas remettre en cause leur volonté d’accompagner les gens au mieux ».

Selon Soraya, ce collectif, qui « a fait du bruit, ne plaisait pas à la direction. Dès 2016, elle jouait sur le fait que tout le monde ne le soutenait pas. On a tout fait pour le casser, juge-t-elle. « C’est naturel de s’autogérer quand il y a des carences, estime Oriane. Mais ils ne le supportent pas. Parce que quand on le fait, cela montre qu’ils ne le font pas. »

Des carences spécifiques, ou structurelles ? Sur le plan du logement, des résidentes témoignent de consignes parfois inadéquates, ralentissant les démarches. « Il y avait des problèmes de gestion des dossiers DALO [droit au logement opposable, ndr], d’ouverture des droits », confirme Micheline Unger, responsable au DAL. « La résidence sociale est un dispositif qui a peu de moyens. C’est un travail à flux tendu », argue Mélodie Martin, éducatrice spécialisée depuis 2018 au Palais. Il y a une contradiction entre le besoin réel et le financement disponible. On fait de notre mieux. »

Parfois, les personnes peuvent aussi être en rupture par rapport au cadre d’accompagnement. Ce fut le cas d’Anita, qui s’est sentie « harcelée » plutôt que soutenue pour s’en sortir. Voyant ses revenus baisser depuis un arrêt maladie en 2013, elle ne parvient plus à payer son loyer. « J’avais besoin qu’on m’aide à m’aider. Mais on m’a enfoncé la tête sous l’eau », dit-elle. Les lettres de relance de la direction pour impayés, que nous avons pu consulter, se sont enchaînées. La dernière, le 8 octobre 2016, évoque « un délai de 30 jours » pour rembourser une dette s’élevant à près de 4000 euros, sous peine de « poursuites judiciaires ». Ce jour-là pourtant, Anita n’est pas là pour réceptionner son courrier. Elle se trouve depuis plus de trois semaines à l’hôpital, pour la « prise en charge d’une crise suicidaire », comme en témoignent ses documents d’hospitalisation. En mars 2017, Anita reçoit une convocation au tribunal : une procédure d’expulsion est intentée à son encontre. Après plusieurs reports d’audience, la Fondation de l’Armée du Salut abandonne ses poursuites quelques mois plus tard.

430 à 500 euros pour des studios de 11 à 15 m2

Sophie Chevillotte assure que tout est fait avec les travailleurs sociaux pour « convoquer les personnes le plus rapidement possible afin d’envisager des solutions ». Elle défend les procédures de recouvrement des impayés comme « un outil pour ramener à la discussion » les résidents qui « refuseraient de travailler avec l’établissement ou le service social de proximité ».

Pour des studios d’environ 11 à 15 m2 dans la résidence sociale, la redevance est de 430 à près de 500 euros. Or, Sophie assure avoir « vécu près de huit mois avec des souris ». « J’ai connu les punaises deux fois », témoigne quant à elle Anita. La direction ne nie pas la récurrence du problème. « Dans tous les gros bâtiments ou les hôtels de Paris, même de luxe, il y a des problématiques de nuisibles », estime Sophie Chevillotte. 15 000 euros sont, selon elle, dépensés chaque année pour les combattre.

Depuis l’automne 2020, le collectif des femmes du Palais n’existe plus comme avant. Une fois les élections municipales passées, les soutiens se sont amenuisés. Les divergences internes ont eu raison de l’organisation collective. Il subsiste des formes de solidarité, à un niveau plus individuel. « C’est de l’entraide entre résidentes ou anciennes qui se connaissent bien. J’aide par exemple une copine sans-papiers », explique Kyymyy Isis. Oriane coordonne, elle, les Brigades populaires de solidarité (voir notre reportage). Pendant le premier confinement, elle amenait des colis alimentaires au Palais. Depuis, elle garde des stocks chez elle et invite les femmes à venir : « On en profite pour parler, on prend un café, je les aide pour le logement ». Elle qui ne s’est « jamais détachée du Palais » espère passer le flambeau.

Maïa Courtois

Photo de une : Lors d’une manifestation nationale des Femmes Gilets jaunes le 8 septembre 2019, devant le Palais de la femme. ©Zahra Agsous

Merci à karacole qui nous offre une version audio de ce reportage (source).

Notes

[1Les prénom précédés d’une astérisque ont été changés à la demande des personnes.