Extension de la surveillance : « On est en plein solutionnisme technologique »

par Camille Stineau

Alors que la vidéosurveillance algorithmique va être expérimentée pour les JO, le journaliste Jean-Marc Manach et la juriste Noémie Levain s’accordent sur le manque d’efficacité des technologies de surveillance mais pas sur leurs dangers. Entretien.

Basta! : Ces dernières années, la France a connu un renforcement des dispositifs de surveillance. Qu’est-ce qui a changé concrètement ?

Jean-Marc Manach [1] : Avant la loi sur le renseignement de 2015, il n’y avait pas de cadre légal pour encadrer certaines techniques de surveillance, qui étaient pourtant déjà utilisées par les services de renseignement. Il y avait bien un contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), devenue en 2015 la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), mais ces méthodes n’avaient pas fait l’objet d’une validation parlementaire. Historiquement, les techniques de renseignement sont toujours mises en œuvre en réaction à l’évolution des technologies, avant d’être, dans un second temps, contrôlées, légalisées et mises en conformité. C’est ce qu’a fait la loi de 2015.

Noémie Levain [2] : Il y a eu une accélération de la surveillance dans pas mal de pays occidentaux après les attentats du 11 septembre 2001, et avec l’émergence de nouvelles technologies. Après le 11 septembre et le Patriot Act, énormément de pays ont suivi, dont la France. Il y a eu un regain et un enchevêtrement de lois sécuritaires, avec ensuite les épisodes d’attentats des années 2010, qui ont entraîné une extension du renseignement et de la surveillance de l’espace public, avec de plus en plus de caméras, et de formes de caméras.

Pour nous, c’est une fuite en avant vers la réponse sécuritaire. On voit ça comme une réduction des libertés. Dès la loi Renseignement de 2015 et la loi Sécurité globale de 2021, nous avons pointé les risques pour les personnes qui militent, les habitants des quartiers populaires ou encore les personnes migrantes.

L’inflation législative montre l’incapacité des pouvoirs publics à s’évaluer, vu qu’on fait loi sur loi sans avoir évalué l’impact de la loi précédente. Généralement, cela se fait dans un objectif électoraliste, et entraîne un piétinement des libertés, en augmentant les pouvoirs de la police, des procureurs et des services de renseignement. Il y aussi eu dans les années 2010 l’émergence de nouvelles technologies, comme la reconnaissance faciale et la vidéosurveillance algorithmique. Tout cela donne plus d’appétit aux pouvoirs publics. Si on ne met pas de limites, ça ira toujours plus loin.

En prévision des JO de Paris de 2024, une loi permet d’utiliser à titre expérimental la vidéosurveillance algorithmique. De quoi s’agit-il concrètement et pensez-vous que ce dispositif sera pérennisé ?

Jean-Marc Manach : Il s’agit d’algorithmes d’intelligence artificielle permettant de détecter les comportements suspects : quelqu’un qui tombe, quelqu’un qui s’engage dans une voie à sens interdit, un départ de feu, quelqu’un qui dépose un sac et qui part… La loi a prévu explicitement qu’il n’y aurait pas de reconnaissance faciale, et une liste précise de comportements suspects a été établie. Un député avait d’ailleurs demandé à ce que ces dispositifs soient étendus pour permettre la surveillance de migrants souhaitant traverser la Manche à Calais, et cela lui a été refusé.

Je ne suis pas devin, je ne peux pas savoir si cela va être pérennisé. Il faut cependant prendre en compte le règlement européen, car la France ne peut pas sortir du cadre légal européen. Donc si l’Union européenne interdit ces technologies, la France devra s’y conformer.

Noémie Levain : Ces technologies existent depuis plusieurs années, car il y a un marché pour elles. Le cadre légal ne suit pas, donc on en arrive à la loi JO, qui vise à se conformer à un état de fait, et n’est pas pensée en raison d’une quelconque efficacité, car il n’y a aucune preuve de l’utilité de ces technologies. Les JO sont un prétexte pour accélérer une volonté qui était déjà là. Il s’agit d’un moment exceptionnel, et comme Gérald Darmanin l’a dit : « À situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. » Effectivement, il y aura plus de risques avec les JO, mais il existe un panel de moyens à mettre en place autres que technologiques : plus de personnels, savoir gérer des foules avec des humains, etc.

L’expérimentation est pour nous une manœuvre, on sait qu’ils veulent pérenniser le dispositif. Dire que c’est temporaire permet de rendre le dispositif plus acceptable. Quand on dit que ce sera sûrement pérennisé, on a le passif qui parle pour nous. La loi Renseignement de 2015 prévoyait d’autoriser à titre temporaire les « boîtes noires », qui sont des outils algorithmiques scannant le réseau internet pour détecter des menaces. Ça a été prolongé deux fois, puis pérennisé en 2021. C’est pareil pour l’état d’urgence. Il a été renouvelé plusieurs fois, puis, dans la loi SILT de 2017, la plupart des mesures de l’état d’urgence ont été intégrées au droit commun.

L’usage de telles technologies est-il justifié et proportionné selon vous ?

Jean-Marc Manach : On est en plein solutionnisme technologique. Un des adjoints de Christian Estrosi, le maire de Nice, a récemment appelé à réformer la loi Informatique et libertés pour permettre la reconnaissance faciale avec la vidéosurveillance. Nice est une des villes les plus vidéosurveillées en France, cela n’a pas empêché l’attentat du 14 juillet 2016, alors que le terroriste avait été une dizaine de fois en repérage avec son camion sur la promenade des Anglais, un axe interdit aux poids lourds et truffé de caméras. Dans quelle mesure un système de reconnaissance faciale aurait pu identifier le terroriste, sachant qu’à l’époque il n’était pas considéré comme tel ?

La vidéosurveillance a été légalisée en 1995 en France, et on n’a toujours pas de rapport du ministère de l’Intérieur démontrant son efficacité. On a eu deux études universitaires sur le sujet. Elles démontrent que sur le total des affaires traitées par la police et la gendarmerie, les caméras ne contribuent que dans 1 à 3 % des cas à la résolution de l’enquête.

Il existe aussi plusieurs rapports de la Cour des comptes, de 2011, 2021 et 2022, dans lesquels il est demandé au ministère de l’Intérieur de fournir des informations sur le nombre de caméras de vidéosurveillance. La Cour des comptes demande également de justifier l’emploi de centaines de millions d’euros pour développer la vidéosurveillance. Mais le ministère de l’Intérieur n’a jamais répondu aux questions de la Cour des comptes.

Au point qu’on en arrive à ce que, depuis des mois, je vois de plus en plus de villages de moins de 500 habitants s’équiper de caméras, pour des dizaines de milliers d’euros, subventionnés, sans que jamais ces investissements ne fassent l’objet de contrôles permettant d’en valider la pertinence. La vidéosurveillance permet certes, de temps à autre, de contribuer à identifier des suspects, mais elle sert d’abord et avant tout à rassurer l’opinion publique, et donc à être élu ou réélu, de façon démagogique, voire populiste.

Pendant ce temps, personne ne cherche à mesurer le gaspillage d’argent public dont il est question, alors que ces millions d’euros auraient pu être investis autrement, et pour des missions autrement plus utiles, ne serait-ce que pour renforcer les effectifs de la police de proximité, municipale comme nationale. Et ce sans parler des éducateurs de rue et autres associations et organismes de prévention de la délinquance.

Noémie Levain : La question se pose pour chaque outil de surveillance. Nous, on la pose souvent, quand la loi passe, ou devant les tribunaux : « Cette technologie est-elle proportionnée, sert-elle l’objectif poursuivi ? » Nous, souvent, on dit non, et on prouve que ces technologies, la plupart du temps, d’un côté ne servent pas l’objectif de sécurité, et de l’autre posent un danger, par exemple au regard de l’anonymat et de la liberté d’expression et de manifestation, pour ce qui est des technologies de l’espace public. Au regard de tous ces dangers, on estime que ces outils ne sont pas proportionnés.

Ce qu’on fait à la Quadrature, c’est aussi de mettre en lumière les failles du droit. Il existe des garde-fous théoriques, mais ils sont défaillants. On a pas mal d’exemples, que ce soit pour le fichage, où les juges et les procureurs sont censés vérifier la véracité des informations avant de mettre quelqu’un dans le fichier de traitement des antécédents judiciaires… Ils ne le font pas.

La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, qui doit vérifier les autorisations pour les services de renseignement, a des pouvoirs limités. Elle n’a pas de contrôle sur tout et elle peut faire des erreurs. On peut aussi prendre l’exemple de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). On a vu le glissement de cette institution créée pour contrôler les fichiers d’État. Elle avait pas mal de pouvoir jusque dans les années 1990. Elle pouvait valider ou non des fichiers, et elle a beaucoup embêté le ministère de l’Intérieur à cette époque.

Et puis, on lui a enlevé son pouvoir de contrainte, sa nature a été transformée. Aujourd’hui, la Cnil accompagne les entreprises et ne joue pas son rôle de protectrice de nos libertés.

On ne va pas attendre dix ans pour dire que la surveillance algorithmique constitue une surveillance de masse. C’est l’espace public, c’est la foule. Cet outil permet potentiellement d’analyser le comportement de tout le monde, de classer les gens en « normal » ou « pas normal ».

Quoi qu’il en soit, même dans le cadre de la surveillance ciblée qui existe aujourd’hui, par exemple dans le cadre pénal, celle-ci est très large. Le procureur ou le juge des libertés et de la détention, qui doit autoriser cette surveillance, n’effectue jamais de contrôle de proportionnalité.

En France, le gouvernement a voulu autoriser la captation d’images et de son en activant à distance un téléphone portable dans le cadre de certaines enquêtes – cela a été censuré par le Conseil constitutionnel. Et certains pays de l’Union européenne, notamment l’Espagne, veulent interdire le chiffrement de bout en bout des conversations. Qu’est-ce que cela dit de la situation des libertés en France et dans l’UE ?

Jean-Marc Manach : L’Union européenne ne cherche pas à interdire le chiffrement de bout en bout. Dans le cadre du règlement européen sur la détection des contenus pédosexuels, pour pouvoir déployer des algorithmes de détection de ces contenus, il aurait fallu installer des portes dérobées dans les messageries chiffrées. L’Espagne a rebondi en considérant que ça ne la dérangerait pas si on interdisait tout simplement ces messageries [3]. Par ailleurs, la loi portée en France par Éric Dupond-Moretti ne visait pas spécifiquement à activer à distance les micros d’un téléphone portable. Un article de la loi, censuré en effet par le Conseil constitutionnel, visait en fait à légaliser le fait d’activer à distance des dispositifs électroniques, cela peut être n’importe quel objet de l’internet des objets.

Cela devient de plus en plus difficile de pirater à distance un téléphone portable, du fait des révélations Snowden, qui font qu’Android et Apple ont considérablement renforcé la sécurité sur les téléphones et corrigent les failles de sécurité utilisées par les logiciels espions. C’est donc le jeu du chat et de la souris. À chaque fois qu’Apple et Google vont sécuriser les téléphones portables, les services de renseignement vont essayer de contourner l’obstacle pour pouvoir placer les « bad guys » sur écoute.

C’est légitime de la part des services de renseignement et de police judiciaire d’essayer de surveiller des suspects, c’est ce qu’on attend d’eux. C’est aussi légitime pour Apple et Google de corriger les failles de sécurité exploitées par des pirates informatiques. Quand Google et Apple font ça, ils le font pour empêcher des dictatures d’espionner des journalistes ou des défenseurs des droits humains. Mais ces mêmes technologies de surveillance peuvent aussi être utilisées par des services de renseignement ou de police judiciaire dans des pays démocratiques, où les écoutes et les techniques de renseignement sont encadrées, pour mettre sur écoute des terroristes ou des trafiquants de drogue.

Noémie Levain : Il est difficile de croire que ces nouvelles dispositions vont être limitées à quelques personnes, quand on voit que ces outils juridiques sont utilisés par exemple contre les membres des Soulèvements de la terre ayant participé à l’action contre Lafarge à Bouc-Bel-Air, près de Marseille.

À chaque fois que les dispositions de surveillance sont étendues, c’est souvent pour des motifs nobles : lutte contre le terrorisme, lutte contre le crime organisé, lutte contre la pédocriminalité. Avez-vous confiance en les autorités quand elles affichent ces motivations ?

Jean-Marc Manach : Ce n’est pas une question d’y croire ou pas, c’est logique. Les criminels et terroristes utilisent de plus en plus des messageries chiffrées. Donc les services de renseignement et la police judiciaire vont essayer de trouver des dispositifs techniques et légaux leur permettant de continuer à les mettre sur écoute. On a cependant vu cette année la CNCTR s’alarmer du fait qu’il y a de plus en plus de personnes des mouvements sociaux – ça désignait sans le dire à la fois les Gilets jaunes et les Soulèvements de la terre – ciblées par ces méthodes de renseignement.

Pour lire depuis des années les rapports de la CNCIS et de la CNCTR, cette dernière fait son travail, elle ne fait pas n’importe quoi n’importe comment. Elle s’est prononcée plusieurs fois pour empêcher que les professions protégées, journalistes, magistrats, avocats, ne puissent faire l’objet de techniques de renseignement. Je n’ai pas de raison de ne pas faire confiance à la CNCTR à ce stade. Il y a eu des cas où elle a été contournée il y a quelques mois, mais c’était à l’initiative d’un gendarme auprès du Premier ministre, et la CNCTR a tapé du poing sur la table.

Ne pensez-vous pas qu’il y a un risque qu’avec le temps, cette surveillance finisse par s’étendre largement à des personnes n’ayant aucun lien avec le terrorisme, le crime organisé ou la pédocriminalité ?

Jean-Marc Manach : La CNCTR a tapé du poing sur la table par rapport aux Gilets jaunes et à d’autres mouvements. Mais c’est tout le paradoxe : quelle est la frontière entre un écolo radical et l’ultragauche qui pourrait potentiellement préparer un attentat ? C’est tout le débat de l’affaire dite du 8 décembre, dont le procès a eu lieu récemment, et dans le cadre duquel utiliser des messageries chiffrées a été considéré comme quelque chose de conspiratif. Pourtant, en France, des millions de personnes utilisent des messageries chiffrées. La question est donc : est-ce qu’il y a des mécanismes de contrôle efficaces ? De ce que j’en sais, les organismes de contrôle des techniques de renseignement essaient précisément d’identifier ces dérives.

J’enquête depuis une vingtaine d’années sur ces sujets liés à la surveillance. On est dans une inflation sécuritaire, avec une alimentation du sentiment d’insécurité. Forcément, des gens ont peur et se tournent vers l’extrême droite. En réponse, on met en place des lois, qui servent avant tout à rassurer l’opinion publique, et qui ne servent que marginalement à la résolution d’affaires criminelles ou terroristes.

Ce que je vois sur cette inflation de lois sécuritaires, c’est qu’il y a de plus en plus de gens qui ont peur de la montée du terrorisme ou de l’insécurité. Donc des politiques vont essayer de les rassurer en faisant des lois, qui ne changent pas fondamentalement la donne, et ne transforment pas pour autant nos démocraties en régimes totalitaires. Dans le même temps, du côté des ONG, des défenseurs des droits humains et des libertés, ou encore des journalistes, ça alimente la crainte d’une montée en puissance d’une société de surveillance. Pour autant, depuis vingt ans que je suis cela, je ne vais pas dire aujourd’hui que la France est devenue une dictature.

Noémie Levain : Regardons l’exemple de la censure des sites internet par l’État. Ça a commencé il y a dix ans pour les sites pédopornographiques, puis ça a été étendu au terrorisme en 2014. Ils essaient aujourd’hui d’étendre ça aux contenus haineux. On sait qu’une fois qu’on autorise pour un usage, ça va forcément s’étendre à d’autres.

Et puis il peut aussi y avoir la mauvaise interprétation consciente d’une notion, par exemple celle de terrorisme. Le cas de censure de site terroriste a pu être utilisé contre des sites militants, notamment le média collaboratif Indymedia, qui avait publié une tribune anonyme revendiquant un incendie. L’État avait demandé à censurer cette tribune en disant qu’il s’agissait de terrorisme. Cela avait finalement été annulé par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise).

Propos recueillis par Camille Stineau

Photo : CC0 Domaine public

Notes

[1Jean-Marc Manach est journaliste d’investigation, spécialiste des sujets de surveillance sur lesquels il enquête depuis vingt ans.

[2Noémie Levain est juriste à la Quadrature du Net, une association luttant pour les libertés en ligne et contre la surveillance.

[3Le règlement européen adopté ne prévoit finalement pas l’interdiction de messageries chiffrées ni l’installation de portes dérobées