Démocratie

« Si les entreprises tournent, c’est parce que les travailleurs y sont investis, pourtant ils sont tenus à l’écart »

Démocratie

par Nolwenn Weiler

Pour répondre aux crises économique, sociale et écologique qui étouffent nos sociétés, les travailleurs doivent participer au gouvernement des entreprises, défend Isabelle Ferreras, professeure de sociologie et coautrice du Manifeste Travail.

Basta! : Dans votre ouvrage Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer [1], vous écrivez qu’il est devenu « injustifiable » de ne pas émanciper les travailleurs en leur accordant la citoyenneté dans l’entreprise. Pourquoi ?

Isabelle Ferreras [2] : Les travailleurs sont essentiels, cela a été dit et répété maintes fois depuis le début de la crise du coronavirus. Mais pour l’instant, ce ne sont que des mots. Ce caractère « essentiel » n’est pas reconnu concrètement au sein des entreprises qui poursuivent leur logique extractive vis-à-vis des travailleurs et de la planète. Ne parle-t-on pas de « ressources humaines » ? Cela contrevient au principe d’égale dignité de chacun. Et ce n’est pas sérieux non plus au niveau de l’efficacité. Car si les entreprises tournent, c’est parce que les travailleurs y sont investis. Ils investissent leur personne, leur intelligence, leurs émotions et jusqu’à leur santé morale et physique. En période de pandémie, nous l’avons tous et toutes constaté, certains y ont même investi leur vie. Et pourtant, ils sont tenus à l’écart du gouvernement des organisations qu’ils constituent.

Sans les travailleurs, cela ne sert à rien d’avoir du capital. Les grands patrons comme Jeff Bezos, qui dirige Amazon, l’ont bien compris. Et pour conserver leur pouvoir, ils préfèrent entretenir la fiction qui prétend que l’on pourra un jour se passer des travailleurs grâce à la technologie. Ce qui leur permettrait de définitivement ne plus se préoccuper de droit du travail.

Vous réclamez la reconnaissance de l’investissement des travailleurs par la délivrance d’un réel pouvoir de décision. Comment ce pouvoir pourrait-il s’exercer ?

Pour le moment, les questions qui ont trait au « gouvernement du travail » restent entre les mains de ceux qui apportent le capital. C’est précisément ainsi que l’on peut définir le capitalisme : c’est un régime de gouvernement qui réserve le droit de gouverner à ceux qui détiennent le capital. L’alternative, c’est la démocratie, qui reconnaît l’égalité de chacun et chacune en dignité et en droits et qui offre un cadre pour que les individus soient libres et égaux. Ils doivent pouvoir peser sur le choix des normes auxquelles ils se soumettent au plan individuel et collectif y compris au sein de leur entreprise, qui est une réalité politique autant qu’économique. Il n’est pas nécessaire de passer par un apport en capital pour légitimer ce droit.

Les travailleurs, que j’appelle les « investisseurs en travail » doivent être au cœur des processus de décision, et avoir un droit de veto collectif, comme c’est le cas actuellement pour le conseil d’administration d’une entreprise, sur la nomination des personnalités dirigeantes, ou sur la stratégie de l’entreprise par exemple. C’est le principe que nous affirmons dans le Manifeste. Ce sont des questions sur lesquelles les travailleurs veulent se positionner. Nous devons leur en donner les moyens, en instituant ce que j’ai appelé le « bicamérisme économique » : deux collèges de représentants, ceux des apporteurs en capital d’un côté, ceux des investisseurs en travail de l’autre qui décident, à égalité, des orientations de l’entreprise. En France, on pourrait s’appuyer sur l’existence des comités d’entreprise, que l’on doit considérer comme un embryon de cette seconde chambre, pour cogouverner l’entreprise avec le conseil d’administration.

À propos des questions écologiques, vous insistez sur le fait que ce n’est pas la technologie qui sauvera la planète mais plutôt les travailleurs et travailleuses. Qu’entendez-vous par là ?

Il est fondamental de saisir que ce sont les travailleurs et non les apporteurs de capital qui sont les plus proches représentants des intérêts de la planète. L’immense majorité des enjeux environnementaux concernent ceux et celles qui travaillent. Car ils sont souvent les premiers à en subir les conséquences, ils sont de plus en plus mobilisés sur ces questions – voyez les jeunes diplômés des grandes écoles qui ne veulent plus travailler pour les pollueurs – mais surtout parce que les solutions sont « labor-intensive » (elles exigent que beaucoup de personnes s’y investissent en travail, ndlr) : amélioration des transports publics, rénovation des infrastructures, isolation des bâtiments, réparations des objets manufacturés, production d’une alimentation de qualité et non polluante, etc.

En 2011 des ingénieurs de l’université de Cambridge ont publié des chiffres impressionnants sur les économies d’énergie que l’on pourrait faire à l’échelle planétaire : ils ont montré que 73 % de la consommation mondiale d’énergie pourrait être économisée via des changements simples du processus productif. Ce sont des changements qui ne nécessitent pas l’invention de nouvelles technologies mais requièrent plus de travail humain. Ce sont des changements qui sont à notre portée. On s’éloigne ici des prétentions actuelles d’un Elon Musk qui affirme qu’il faut aller sur Mars pour nous sauver, ou inventer, encore, une nouvelle technologie pour avancer.

Ce n’est pas la technologie qui nous sauvera. On a tout à fait les moyens d’économiser les trois quarts de notre consommation, sans nouvelle technologie, à condition de vouloir le faire. Il faut donc une volonté politique, et une organisation qui le permette. C’est là que se préoccuper du gouvernement de l’entreprise fera une différence car si nous continuons à laisser aux seuls apporteurs de capitaux le pouvoir sur l’entreprise, dans un monde où les coûts de l’énergie sont tellement bas, les décisions seront nécessairement défavorables à la nécessité de créer plus de travail humain et biaisées en faveur du retour sur investissement du capital. Avec un gouvernement d’entreprises capitalistes structuré comme c’est le cas aujourd’hui, les apporteurs de capital ne vont pas « naturellement » tenir compte du travail des humains, ni des limites de la planète.

Quels sont les leviers pour enclencher ce changement de cap radical ?

Il y en a plusieurs. Ma collègue et coautrice Julie Battilana, qui travaille sur ce champ de recherche, indique trois enjeux collectifs fondamentaux : l’agitation, l’innovation et l’orchestration. Les agitateurs et agitatrices ont pour rôle de dire et expliquer qu’il y a d’autres voies possibles. Cela est en partie la responsabilité des chercheurs et des scientifiques. Les innovateurs sont ceux qui démontrent, par leur activité, qu’il est possible de s’organiser différemment. Prenons pour exemple le groupe coopératif Mondragon, comptant une centaine d’entreprises distinctes : elle réunit 80 000 travailleurs qui se gouvernent démocratiquement, possèdent collectivement leur outil de travail et dont les entreprises interviennent dans des domaines aussi différents que la finance, l’industrie automobile, la distribution alimentaire ou la formation [3]. Cela montre que les organisations alternatives sont des réalités, et pas seulement des utopies.

Nous pouvons aussi citer les « Territoires zéro chômeur de longue durée » qui sont des laboratoires où l’on peut voir une vraie inflexion sur la place des travailleurs dans l’organisation du travail. Ce sont eux qui se signalent comme voulant travailler, et qui construisent leur emploi en identifiant les besoins non remplis par le marché comme dans le domaine du soin aux personnes et du soin à la planète. Ils valorisent ainsi leurs expériences, leurs souhaits de contribuer et leurs compétences. C’est une perspective totalement différente de ce que proposent et prétendent le « marché de l’emploi » et ses porte-parole qui estiment que les individus sont des paresseux, qu’il y a de l’emploi solvable pour tout le monde et qu’il suffit de « traverser la rue » pour en trouver. Cette expérimentation en cours préfigure une « Garantie d’emploi » pour tous et toutes, telle que l’économiste américaine Pavlina Tcherneva la théorise.

Parmi les leviers nécessaires au changement, vous évoquiez aussi les « orchestrateurs ». Qui sont-ils ?

Ceux et celles qui feront en sorte que ce changement soit systémique, et notamment les mouvements sociaux à même de faire pression sur les décideurs. Le rôle des syndicats est ici fondamental, à condition qu’ils élargissent le spectre de leurs revendications. La majeure partie des acteurs syndicaux sont plutôt concentrés sur le fait de redresser les inégalités entre le travail et le capital sur le « marché du travail », en négociant les salaires et les conditions de travail. Mais ce n’est plus suffisant. Il faut que leurs revendications concernent l’entreprise elle-même, ils doivent exiger que la démocratie y devienne structurelle.

Il ne faut pas s’occuper uniquement des conditions de l’emploi. Car le travail ce n’est pas que cela. C’est aussi la définition du service que je rends à la société, les finalités qui y sont poursuivies. Les travailleurs doivent pouvoir valider la stratégie de l’entreprise. Ils doivent pouvoir imprimer leur volonté et leurs perspectives. Les syndicats doivent remettre les travailleurs en position de réclamer la reconnaissance de leur propre investissement. Il faut refuser l’infériorité du travail par rapport au capital. L’histoire du syndicalisme porte bien évidemment ce projet. Et les syndicats doivent réaffirmer haut et fort ce principe fondamental de l’Organisation internationale du travail : le travail n’est pas une marchandise.

Ce n’est pas possible de juger de l’utilité des personnes en fonction de cette institution plus ou moins organisée qu’est le « marché du travail », et pour laquelle être utile signifie développer une activité solvable, c’est-à-dire trouver un consommateur pour payer la prestation que l’on propose. Le chômage involontaire ne peut pas être un projet de société. Il est même absurde si l’on considère l’ampleur de la tâche à accomplir pour restaurer la biodiversité, réparer nos sociétés si inégalitaires, et mettre en place des processus de production non-destructeurs tels que les envisage notre troisième coautrice Dominique Méda dans une perspective de reconversion écologique. Le temps de travail doit être collectivement réduit en même temps qu’il doit être garanti à tous. C’est un droit, ceux et celles qui veulent se rendre utile doivent pouvoir le faire.

Quel est le rôle des pouvoirs publics dans cette nouvelle organisation sociale ? Ces dernières années, ils se sont peu illustrés dans le soutien aux travailleurs et aux citoyens…

Leur rôle, c’est d’organiser la délibération et la capacitation des citoyens, plutôt que la répression. C’est pourquoi, en même temps que l’on démocratise l’entreprise, il faut démocratiser… la démocratie ! Les travaux d’Hélène Landemore, politiste, et Julia Cagé, économiste, sont ici cruciaux [4]. Il y a une affinité maximale entre les deux. Il faut exiger des politiques qu’ils fassent plus de place aux citoyens, et leur demander comment ils comptent le faire. De ce point de vue, l’idée de la Convention citoyenne sur le climat en France était excellente. Malheureusement le président est finalement revenu sur ses promesses et a opposé toute une série d’obstructions à la délibération par les élus sur les propositions des citoyens. Si on ne trouve pas de voix positives pour que cette volonté très forte de s’investir s’épanouisse, les citoyens vont emprunter des voies délétères. C’est ainsi que l’on peut lire l’activisme d’extrême droite, ou les succès électoraux de cette mouvance politique. Si on ne fait pas le pari de l’intelligence des gens, les conséquences seront dramatiques.

Vu la situation de nos sociétés, l’action publique en ce sens est attendue de toute urgence. Il importe de garantir un plancher de protection si haut qu’il transformera entièrement le marché du travail, la garantie d’emploi pour tous, un CDI à temps plein rémunéré au salaire minimum au moins va relever le plancher du « marché du travail ». Il n’est pas acceptable qu’une femme peu qualifiée, seule avec enfants, n’ait d’autre solution que d’accepter un temps partiel flexible auprès d’une chaîne de magasins promouvant la surconsommation, et qu’elle soit contrainte de travailler le week-end ou en soirée avec un revenu insuffisant pour faire vivre sa famille. C’est pourtant ce que produit notre modèle économique. De la sorte, le marché du travail ne servira plus à nourrir la concurrence des plus faibles entre eux dans une course infernale au moins-disant.

Vous insistez, avec vos collègues, sur la force des mouvements collectifs. Mais les restrictions qui pèsent actuellement sur l’usage des espaces publiques, et l’extension du télétravail, ne risquent-elles pas d’affaiblir les collectifs ?

Avec les confinements et l’extension du télétravail, on détricote la possibilité des rencontres, on annule les moments de discussion informelle qui sont l’occasion de prises de conscience et de la construction d’une culture commune pour les travailleurs. On peut donc légitimement s’inquiéter sur les effets à venir de ces nouvelles formes d’organisation du travail. Mais nous sommes sur un mouvement de fond sur lequel nous pouvons nous appuyer. Si l’on prend l’évolution de la culture démocratique au cours du dernier siècle, on voit que le souhait de pouvoir déterminer, et prendre des décisions sur les sujets qui nous concernent, est vraiment puissant. Les individus souhaitent avoir plus de pouvoir sur leur vie, tant au plan individuel que collectif, c’est clair dans toutes les enquêtes que l’on peut mener sur le sujet de par le monde.

On sait également que l’autonomie au travail est le plus fort déterminant de la satisfaction au travail. C’est donc un sujet tout à fait fondamental auquel l’entreprise n’échappera pas. Les politiques doivent vraiment prendre au sérieux la question de l’inclusion sociale, qui ne désigne pas la charité envers les plus pauvres, mais plutôt une profonde alliance entre les citoyens qui permette à chacun.e de se sentir utile et de peser sur l’orientation de notre destin commun. Malgré les difficultés, la période de crise que nous traversons est propice au renouveau.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo : Dans l’usine de la coopérative des Fralib. © Jean de Peña/Collectif à-vif(s)

 Voir le site du Manifeste Travail

Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer. Par Isabella Ferreras, Julie Battilana et Dominique Meda. Éditions Seuil. 13 euros.

Notes

[1À l’origine « Le Manifeste Travail » devait être une tribune publiée par le quotidien Le Monde le 1er mai 2020 et signée par Julie Battilana, Isabelle Ferreras et Dominique Méda, chercheuses aux universités de Harvard, Louvain et Paris-Dauphine. Devenu viral, le texte a été signé par 3000 chercheurs de 50 universités différentes, répartis sur les cinq continents. Le 16 mai 2020, il a été publié par 34 journaux de par le monde, dans 26 langues différentes. C’est aussi devenu un livre, publié en octobre aux éditions du Seuil, auquel ont participé neuf autres chercheuses.

[2Isabelle Ferreras est maître de recherches du Fonds national de la recherche scientifique à Bruxelles, professeure à l’Université de Louvain, chercheuse associée au Labor and Worklife Program de la Harvard University et membre de l’Académie royale de Belgique.

[3Voir l’article que nous lui avions consacrée : La plus grande coopérative du monde rattrapée par la crise financière.

[4Hélène Landemore, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université de Yale et Julia Cagé, économiste française, spécialiste d’économie politique et d’histoire économique, font partie des neuf chercheuses qui ont participé au livre Le Manifeste Travail.